J'ai terminé 2023 et commencé 2024 avec "
Cold Wave" d'
Adrien Durand, premier roman d'un pro de l'écriture (rock critique et fondateur des éditions le Gospel) publié par
Le Nouvel Attila, collection Othello. Si à ce stade vous vous dîtes « La quoi ? » à propos du titre du roman, je vous suggère la lecture de "Rip it up and start again" de
Simon Reynolds (chez Allia), ouvrage indispensable et précieux sur le post-punk.
Je pouvais difficilement passer à côté de ce texte puisqu'à la fin du collège, après avoir écouté pendant longtemps du Brel, du Balavoine, du Gotainer (les quelques disques de mes parents et de mon frère plus agé), j'ai basculé vers Cure (difficile d'y échapper en 1985), Depeche Mode, puis Joy Division, Simple Minds (avant les tubes), Bauhaus. Je suis à peu près sûr que la première K7 que j'ai achetée, c'était "Closer", à la FNAC en sous-sol de la galerie Saint-Christoly, premier voyage à Bordeaux avec ma mère. Je ne prétends pas être un expert en New, Cold ou Dark Wave ; ayant rapidement rencontré
Bernard Lenoir pendant mes inlassables explorations de la FM et des Grandes Ondes, mon univers musical s'est élargi au post-punk, aux rocks anglais et américains et d'autres joyeusetés. J'ai picoré dans tout ça avec un bonheur permanent mais sans l'envie de me constituer une culture dans quoi que ce soit, donc sans me documenter, sans creuser un champ musical particulier. Et déjà, la radicalité non-maîtrisée me posait problème : les Virgin Prunes, c'était trop pour moi, Einsturzende Neubaten aussi, même Siouxsie je n'ai pu supporter ça qu'avec Robert Smith dans le line up – je crois que je n'étais pas assez sophistiqué, ou trop con – oh, wait … les deux ! Enfin bref, j'ai préféré les Happy Mondays et les Pixies.
N'empêche, New Wave,
Cold Wave, ça me parle par le son, l'époque et les tripes. J'ai donc lu les 167 pages du roman, malgré la maquette insupportable qui à chaque page a failli me sortir du texte. J'ai bien noté que c'était un hommage à Peter Saville, c'est mignon et pertinent vu la teneur du texte mais perso, ça m'a gêné (les goûts, les couleurs tout ça). Par contre, couverture parfaite, si les Cocteau Twins existaient toujours, ils en seraient verts de jalousie.
Bon, et au bout de ces 2000 signes de blabla, qu'en dire de "
Cold Wave" ?
Ben déjà, que c'est bel et bien une émanation littéraire de la
Cold Wave, le courant musical, ce qui est en soi une réussite. C'est l'histoire d'un loser, brisé dès l'enfance par des parents dysfonctionnels, affligé du syndrôme de Marfan (c'est le Nosferatu de Murnau, en très gros), oscillant en permanence au seuil de la psychose qui devient Vernon Subutex au Canada puis perd tout espoir de rédemption et de réussite en cédant à la violence. C'est bien entendu un résumé à la truelle sujet à caution, mais quand on a été libraire avec 20 secondes pour convaincre quelqu'un d'acheter un livre, on prend vite l'habitude des pitchs « dans ta gueule ».
Quoi qu'il en soit, Ed est un formidable personnage
Cold Wave, il est même la
Cold Wave incarnée, comme si nous étions dans un méandre du "
American Gods" de
Neil Gaiman. Souffrance existentielle, traumas familiaux, maladie mentale, violence, désespoir, inadéquation à la société, décadence, drogue, dépression, Ed porte tout ça, en est conscient et se débat, et
Adrien Durand réussit son gars avec justesse (jamais il ne le pousse vers la caricature ou l'outrance) et empathie. On suit son parcours et ses errances avec fascination et commisération, et d'autant si on est ou si on a été amateur.trice de cold.
On l'attendait de quelqu'un qui connaît très bien les rouages et l'envers du monde de la musique, et on n'est pas déçu : "
Cold Wave" est roman sur la musique vivante, c'est-à-dire jouée et son écosystème, passionnant sur la fabrique du succès, le quotidien de l'artiste, la peinture sans concession (amère ?) du milieu – Gary en manager vampirique, et le mémorable Chaton. Tout en sachant exprimer ce qu'est le plaisir de jouer de la musique, l'excitation de monter un groupe, la griserie d'être sur scène, le pied de faire danser des gens avec sa playlist ou ses disques.
Autre point fort, c'est le talent de Durand pour les portraits et la vacherie réjouissante. J'ai adoré sa description des concerts de
Peter Hook et de son public, sachant que j'ai malheureusement fait partie des cinquantenaires bedonnants et dégarnis venus constater ou nier que malgré ses efforts sympathiques et de bonne foi, Ian Curtis et Joy Division étaient morts (un peu comme si McCartney prétendait faire des concerts des Beatles).
Je dois cependant avouer que je suis resté sur ma faim achevée la dernière page. Peut-être à cause d'une écriture qui manque de longueur, d'intensité ; c'est difficile de passer de la forme courte de la chronique à la longueur d'un roman. Durand a voulu contourner l'obstacle en enfilant des textes courts façon fix-up, de manière à ce que la somme des parties produisent un tout plus grand. C'est plutôt réussi, mais ça manque donc parfois de profondeur, de moments plus contemplatifs, la narration prend toujours le pas sur l'écriture, alors qu'il a une plume prometteuse cet Adrien, pour l'instant plus doué pour la punchline que pour les envolées formalistes d'un Liberati (par exemple). Enfin, l'histoire d'amour avec Lila est foireuse, déconcertante de mièvrerie, floue et évanescente, et je n'ai pas senti Durand très à l'aise avec ce personnage féminin cliché qui est là, pas là, peut-être là et n'aurait donc pas dû être là. Globalement, la partie « retour à Cerbère » n'est pas la plus enthousiasmante du roman, frappée de confusion, de mollesse et souffrant du contraste avec la totale réussite pyrotechnique de la partie Canada-Québec et les terribles évocations des traumas de l'enfance et de la cellule familiale.
Des bémols, ceci dit, rien qui puisse empêcher de recommander chaudement (uh uh uh) "
Cold Wave", un court roman qui saisit bien l'essence universelle et intemporelle d'une musique et d'un mouvement culturel nés il y a 45 ans.
"Watched from the wings as the scenes were replaying
We saw ourselves now as we never had seen
Portrayal of the trauma and degeneration
The sorrows we suffered and never were free"
(Ian Curtis, Decades)