Une réinvention du road novel russe en 90 pages !
Paru en février aux éditions Inculte, ce court récit de Mathias Énard célèbre, avec le ton légèrement halluciné qui convient, l'amour et l'amitié, tels que la mythique "âme slave" peut s'en emparer...
Le narrateur accompagne la dépouille de son ami Vladimir, en train, de Moscou à son village sibérien d'origine. L'occasion de se remémorer, entre alcool et nostalgie, donc, les moments passés avec lui et avec Jeanne, amour et égérie française installée à Moscou, qui fut la compagne de leurs aventures.
"Un voyageur doit s'habituer, dit-on. Une discipline, une pratique. Volodia, je crois que je ne suis pas fait pour voyager, même avec toi. Seule m'intéresse la perspective de l'amitié, de la rencontre, mais je sais par ailleurs que c'est une chose qui n'est pas facilement offerte au voyageur. Il n'y a que la Patagonie, la Patagonie qui convienne à mon immense tristesse."
"Allongé la tête sur deux oreillers, je regarde défiler les bouleaux, des centaines de milliers d'ombres blanches, certains étêtés, d'autres fantômes, on serait mieux en train blindé, à découper des arbres à la mitrailleuse pour se faire la main comme Trotski qui passe deux ans dans son wagon à reprendre des villes aux Blancs, en avançant à deux à l'heure, obligé de reconstruire les voies tous les kilomètres."
"Quand je l'ai rencontrée à Paris nous avions dix-huit ans à peine, je débarquais de ma province et j'avais l'impression de sortir de prison, de rentrer du Goulag, de Magadan ou d'ailleurs et de retrouver une liberté qu'en réalité je n'avais jamais connue, à part dans les livres, dans les livres qui sont bien plus dangereux pour un adolescent que les armes, puisqu'ils avaient creusé en moi des désirs impossibles à combler, Kerouac,
Cendrars ou Conrad me donnaient envie d'un infini départ, d'amitiés à la vie à la mort au fil de la route et de substances interdites pour nous y amener, pour partager ces instants extraordinaires sur le chemin, pour brûler dans le monde, nous n'avions plus de révolution, il nous restait l'illusion du voyage, de l'écriture et de la drogue."
Un énorme talent qui permet, en 90 pages, de réinventer le road movie "à la russe", entre Russie éternelle, teintée de vodka, et Russie très contemporaine, abîmée aussi dans la drogue. Et toujours la nostalgie, comme le rappelle la phrase de
Tchekhov en exergue : "-Vous exagérez, cher monsieur. Et même, vous vous trompez. Vous aurez beau chercher, vous ne trouverez rien. Cette fameuse âme russe n'existe pas. Les seules choses tangibles en sont l'alcool, la nostalgie et le goût pour les courses de chevaux. Rien de plus, je vous l'assure."