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Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Gustave Flaubert - L'éducation sentimentale - 1869 : le véritable intérêt de ce classique est dans son écriture, recherchée, stylisée, magnifique. Il a dû en noircir des pages ce brave Flaubert pour arriver à un tel niveau stylistique. En même temps il faut bien dire que les adolescents de l'époque n'avaient pas vraiment le choix des occupations lors des longues soirées d'hiver à la maison. Bien sûr on parle là de ceux vivant dans des familles aisées car les fils d'ouvriers et de paysans eux n'avaient guère l'occasion d'étaler leurs pensées sur de belles feuilles de papier blanc. Il aurait fallu déjà qu'il sache lire et que l'école obligatoire ne soit pas qu'une vue de l'esprit pour la plupart. Il est vrai que devant une telle prose l'histoire mettant en scène une longue liste de personnages médiocres, petits bourgeois ratés ou nobliaux décadents avait peu d'importance. On dit de certains chanteurs que leur voix est si belle qu'ils arrivent à séduire en chantant une liste des noms tirés des pages blanches de l'annuaire, Flaubert lui était tellement doué qu'il aurait pu pondre un chef d'oeuvre littéraire en écrivant votre liste des courses sur un bout de papier déchiré au hasard. La trame quant à elle restait largement à l'état embryonnaire en n'évitant pas les longueurs causées par les interminables atermoiements du héros amoureux fou d'une femme mariée et plus âgée que lui. Les romans de l'époque regorgeaient de ces passions oedipiennes qui voyait de jeunes idéalistes viser l'interdit d'un amour sentimental et charnel rendu complètement impossible par la position vertueuse de l'objet de leur désire. le personnage principal lui poussait cette passion jusqu'à l'absurde en fermant les yeux sur les plaisirs de la vie que pouvait lui apporter son jeune âge. Bien sur d'autres femmes passaient dans ses bras mais elles ne n'étaient que des ombres dédiées au plaisir charnel ou à entretenir par la convoitise de son jeune corps parfait un train de vie dispendieux et vide de sens. Ce roman est considéré comme étant une autobiographie de Flaubert, on a dit même que le personnage de Marie Arnoux l'épouse désirée était inspiré par la femme d'un éditeur de musique devant qui Flaubert était en pâmoison. On peut imaginer combien le mari a dû être réjouit de voir son infortune comptée dans les cinq cents pages de ce roman. S'il ne se passait rien de notable dans ce texte qui effleurait même le contexte historique de peur d'intéresser le lecteur à autre chose qu'à la lente dérive nihiliste de Frédéric Moreau, il restait d'une qualité littéraire telle qu'il prouvait quoiqu'on en dise que le génie peut faire beaucoup avec pas grand-chose. Une chose est sûre il faut être prêt mentalement et physiquement pour s'attaquer à ce pavé qui ne résistera pas aux coups de fatigue du lecteur ni à ses pensées vagabondes (Les amoureux par exemple feront bien de lire autre chose). Par contre pour les ninjas de la lecture, les imperturbable et les insomniaques ce livre distillera une aura bienfaitrice qui confirmera illico sa place dans les incontournables de la littérature française. Deux solution alors pour ceux qui voudront vraiment le découvrir, le Guronsan pour les courageux ou la torture d'une lecture trop longue pour les autres… malgré tout une oeuvre capitale
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L'Éducation sentimentale est un roman d'une grande richesse à la fois stylistique, historique, politique et psychologique.

Il émane de ce texte très bien écrit une vision sombre et désabusée d'absolument tout : l'amour, l'amitié, les relations humaines, la vie sociale et la politique. L'éducation sentimentale de Frédéric Moreau le mène à l'échec dans tous les domaines : amoureux, amical, politique mais ce n'est qu'un des aspects du roman.

L'Éducation sentimentale ressemble au début à une histoire d'amour tragique et impossible. Frédéric aime d'un amour pur et idéal la pure, idéale et parfaite Mme Arnoux, dont le seul défaut est d'être mariée à M. Arnoux.
Le lecteur sait peu de choses de Mme Arnoux, Marie. Frédéric la voit peu mais l'imagine beaucoup. Leur amour est réciproque, cependant il est hors de question que Mme Arnoux divorce, nous sommes dans les années 1840 et Flaubert peint la société de ses contemporains telle qu'elle était.

M. Arnoux a des maîtresses, ce n'est pas un problème, alors que, si Mme Arnoux se laissait aller à ce genre de faiblesse et était démasquée, ce serait un drame, elle perdrait tout, irait dans le ruisseau ou devrait apprendre la vie de courtisane, comme Rosanette, la maîtresse de son époux, c'est-à-dire de prostituée (de bas étage puis de luxe). Marie Arnoux n'est pas née misérable, elle est une bourgeoise, pas une fille des rues qui cherche à s'en sortir, comme Rosanette. Cette dernière n'a pas eu une vie facile, ainsi qu'elle le racontera plus tard à Frédéric quand elle l'aura pour amant et protecteur, lorsqu'il se sera lassé de soupirer au pied de la chaste et vertueuse Mme Arnoux.

Marie Arnoux n'est pas niaise, elle veut bien agir, être une bonne mère pour ses enfants, qu'on ne se moque pas d'eux en attaquant sa réputation. Son fils pourrait mourir dans un duel. Elle sait mieux que personne, pour l'avoir expérimenté avec son mari, que l'amour s'étiole et ne dure pas. Elle ne veut pas gâcher son amour pur et idéal pour Frédéric qui ressent la même peur car s'ils vivaient leur histoire, ils seraient obligés de mentir, de se cacher et leur amour parfait pourrait se dégrader et disparaître à l'épreuve du quotidien, comme le fera celui de Frédéric et Rosanette. Mais un amour qui n'est pas vécu existe-t-il seulement, si ce n'est dans l'imagination des deux protagonistes ?

L'Éducation sentimentale est l'histoire d'un jeune homme rentier qui s'ennuie, il a la sécurité matérielle alors il rêve de ce qu'il n'a pas : l'amour avec un grand A, pur et parfait. Son ami Deslauriers, qui n'a pas cette sécurité matérielle, rêve quant à lui de ce qui lui fait défaut : le pouvoir grâce à la carrière politique. À la fin des années 1860, à la quarantaine, ils feront le bilan de leur vie.

Grâce à ce roman, Flaubert est arrivé à réaliser une peinture complète de la société de ses contemporains dans toutes ses dimensions, et en particulier historique et politique, en adoptant un ton ironique et mordant. Il ne nous épargne rien de la faiblesse, lâcheté, des contradictions inhérentes à la nature humaine, le contraste cruel entre l'idéal et la réalité. Frédéric fréquente tous les bords politiques et, à travers lui, Flaubert nous en donne une représentation caustique qui a dû déplaire à ses contemporains car le roman, lors de sa parution, n'a pas été un succès.

J'ai beaucoup aimé la dimension satirique du texte. Cette lecture m'a permis de découvrir l'histoire tourmentée du XIXe siècle, la révolution de 1848, le coup d'État de décembre 1851 qui mena au Second Empire, une histoire sanglante qui explique la tonalité sombre et désabusée du roman, la perte des illusions, qui cependant ne tue pas, si on sait se protéger et être du bon côté. Lequel ? Pas celui des naïfs, des idéalistes ?

Telle serait la morale de ce roman énigmatique, incompris en son temps et peut-être encore aujourd'hui car Flaubert refusait de conclure pour nous laisser la possibilité de réfléchir par nous-mêmes, de méditer sur le sens ambigu de son roman, tout en contemplant la beauté de cette oeuvre d'art.

J'ai parfois eu l'impression de regarder un tableau tant les descriptions sont précises, travaillées. Si Frédéric est souvent nonchalant, Flaubert, lui, a dû beaucoup travailler pour arriver à un tel résultat qui frôle la perfection tant les effets de réel sont bluffants, les personnages criants de vérité, l'analyse psychologique profonde.

Quant à la peinture de la vie politique de l'époque, elle est tellement réussie qu'elle amène à songer à la vie politique actuelle. Peut-être était-ce ce que souhaitait Flaubert, que L'Éducation sentimentale ait un rôle à jouer dans l'Histoire, qui est un éternel recommencement, malgré les tentatives infructueuses et incomprises des écrivains. Un de ses amis, Maxime du Camp, dans ses Souvenirs littéraires, dit qu'ils regardaient tous deux, en juin 1871, la carcasse noircie des Tuileries, de la Cour des Comptes et du Palais de la Légion d'honneur, après la révolte durement réprimée de la Commune de Paris, lorsqu'il lui a dit : « Si l'on avait compris L'Éducation sentimentale, rien de tout cela ne serait arrivé. »
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Gustave Flaubert entame l'écriture de « L'éducation sentimentale » en 1864. En 1869 le roman est édité. Grand admirateur de l'oeuvre De Balzac, Flaubert s'imprègne du style, se l'accapare mais le transforme. Il annote : « S'éloigner du Lys dans la vallée, se méfier du Lys dans la vallée ». L'élève projette de dépasser le maitre, de transcender son style, réinventer l'exercice, s'extraire de toute étiquette en renouvelant le modèle et il y réussit à merveille. Il hésite sur le titre de son ouvrage qu'il a failli appelé « Les fruits secs ». Il s'inspire d'éléments de sa propre vie, Mme Arnoux est Mme Schlésinger, la femme qu'il aimera toute sa vie…
« L'éducation sentimentale » est un non-roman. L'oeuvre est entre autres un inventaire de la société parisienne de 1848. Il n'y a pas une histoire, il y a une succession d'anecdotes. Elle comporte un fil rouge.
Frédéric Moreau, jeune homme de dix-huit ans quitte Paris à bord d'un bateau à vapeur pour rejoindre sa mère qui vit à Nogent-sur-Seine. Alors qu'il visite le quartier des premières classes, il l'apperçoit…
« Ce fût comme une apparition : Elle était assise, au milieu d'un banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l'éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu'il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fût mis plus loin, du même côté, il la regarda. Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l'ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l'air bleu. »
Il s'agit de Mme Arnoux, mariée à un marchand d'art et mère d'une petite fille, Marthe. Frédéric tombe amoureux et n'aura de cesse de la retrouver, de la poursuivre de ses assiduités.
Mais Flaubert élargit le champ d'action de son roman à une pléiade de personnages qui vont traverser l'existence du jeune homme, et faire se mêler les intrigues sentimentales au grès des rencontres de hasard. Il rompt avec la forme classique du roman qui se limite à une histoire menée de bout en bout, en la fractionnant en plusieurs chroniques. de même, il rompt avec la dramaturgie de l'exercice romanesque en grossissant le trait, en exacerbant le grotesque de certaines situations et le caractère de certains de ses personnages et surtout en faisant circonvoluer ses anti-héros vers des dénouements qu'ils n'atteignent jamais. Il moque leurs intentions vaines et leurs actes voués à l'échec. Il caricature les représentants des institutions aussi bien religieuses que politiques.
Flaubert place ses personnages face à un idéal qu'ils entretiennent sans jamais l'atteindre car sa réalisation, selon lui, est source de déception. La tragédie « flaubertienne » se joue lorsque la fiction rejoint la réalité. Il argumente ainsi en faveur de la recherche d'un ascétisme de vie où les errances de l'esprit apportent toutes les satisfactions que la réalité n'offrira jamais.
« L'éducation sentimentale » est le roman de la coïncidence, du hasard, des rencontres de trottoir mais c'est aussi celui de l'apprentissage des « bons » et « grands » sentiments de la société bourgeoise avec toute l'hypocrisie que les qualificatifs sous-entendent.
L'écriture de Gustave Flaubert est magnifique. Elle est ciselée, précise. Ses descriptions ne sont jamais ennuyeuses, justement proportionnées et les mots employés sont choisis, magiques, ensorcelants. le charme de sa plume agit et émerveille du début à la fin.
2021 fête les deux cents ans de la naissance de Gustave Flaubert, né à Rouen le 12 décembre 1821.
éditions Gallimard, Folio, 557 pages.
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Flaubert et moi, c'est une grande histoire d'amour qui dure depuis 20 ans, depuis le jour où j'ai décidé d'ouvrir Madame Bovary, comme ça, pour voir ; je fus charmée par Emma, bien sûr, pour qui j'avais un regard bien naïvement bienveillant, mais encore plus par le style de ce bon vieil ermite aigri et perfectionniste, qui s'astreignait à un travail rigoureux d'ascète huit heures par jour pour réussir à écrire, un jour, le Roman qui engloberait toutes ses aspirations et toutes ses envies, peine perdue malheureusement. Enfin, je ne suis pas là pour gloser sur Flaubert, mais pour évoquer plus précisément L'Education sentimentale, que je lis et relis ces derniers mois, puisque je prépare l'agrégation de lettres, et qu'il est en effet au programme.

J'avoue que ces nombreuses relectures me montrent à chaque fois davantage à quel point ce roman est une pépite, bien encore davantage que Madame Bovary. Emma Bovary, c'est une femme qui s'ennuie, mais qui agit, malheureusement jusqu'au bout. Frédéric Moreau, c'est un jeune homme qui s'ennuie aussi, mais qui reste passif face à son désenchantement progressif, face au désenchantement de la société qui l'entoure. Il se nourrit de rêves et d'illusions, de fantasmes de plus en plus grandiloquents, sans être capable de profiter du peu qu'il obtient, quand il l'obtient, ce qui est bien rare. Il rêve sa vie, et la voit s'écouler tout en passant son temps à regretter ce qu'il ne fait pas, à défaut de ce qu'il fait, bien entendu. Il est représentatif de son époque, plus précisément de la société de 1848, en pleine désillusion, tout autant politiquement, que socialement ou culturellement, qui ne sait comment agir, et qui donc n'agit plus vraiment.

Alors oui, Frédéric peut être particulièrement agaçant, oui, on peut avoir envie de lui foutre un bon coup de pied au cul pour qu'il se bouge enfin, mais où résiderait alors le charme, et surtout la nouveauté de ce roman qui, en décrivant un jeune homme qui ne fait rien de sa vie, a la capacité de décrire par son intermédiaire toute une époque, par une série de tableaux tous plus frappants de réalisme, mais aussi de cynisme, les uns que les autres ?

Je crois que c'est vraiment ce qu'il faut comprendre quant à ce roman, si l'on veut en saisir tous les enjeux, et prendre du plaisir à sa lecture, qui peut être ardue – notamment toutes les descriptions de repas et les scènes pendant les révoltes, que je trouve personnellement truculentes, enfin les goûts et les couleurs… – : Flaubert n'a pas fait son roman chiant juste pour le plaisir et pour gaver des ribambelles d'étudiants de fac de lettres, il a parfaitement mimé la vie de son personnage principal, tout simplement, pour faire prendre conscience à son lecteur ce qu'est l'essence même de l'ennui, du désenchantement, de la désillusion. Car ce qui aurait dû être un roman d'apprentissage, comme l'annonce le titre, n'est qu'un roman sur rien, inclassable et foncièrement moderne pour 1869.
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Un jeune provincial arrive à Paris, des rêves pleins la tête, des appuis là où il faut, un pécule non négligeable, des ambitions vagues mais qui seront à n'en pas douter à la hauteur de ses talents, des convictions politiques révolutionnaires en acier trempé, et un meilleur ami avec lequel il a tout partagé. Cerise sur le gâteau, notre héros vit LE coup de foudre, celui qui n'arrive qu'une seule fois dans la vie ; pour une femme mariée certes, et très vertueuse, mais enfin, à coeur vaillant rien d'impossible.

Alors, comment se fait-il qu'avec autant d'atouts dans son jeu, notre Frédéric parvient à échouer sur tous, mais absolument TOUS, les tableaux ? Avec des décisions molles dictées surtout par la lâcheté, des sollicitations abandonnées sans réelle raison à mi-chemin, notre héros commence tout, hésite, revient sur ses pas, hésite encore, revient sur sa première idée, et finit par ne rien réaliser du tout. Tout le monde avance autour de lui, et, perdu dans ses atermoiements, il finir par se retrouver tout seul derrière.

Son comportement avec les femmes est particulièrement démonstratif : en plus de son coup de foudre de jeunesse, qui semble petit à petit partager ses sentiments, Frédéric a également l'opportunité d'avoir une liaison avec une courtisane en vue qui accroîtrait son prestige sociale, et sa campagne natale abrite une jeune fille de bonne famille qui n'a d'yeux que pour lui et ne rêve que d'un mariage, certes moins prestigieux vu de Paris, mais qui lui garantit un bonheur simple et tranquille (tout de même, y en a qui ne se refusent rien). À force de faire patienter l'une en attendant de voir si la situation avec la deuxième se débloque, et de s'afficher avec la troisième pour provoquer la jalousie de la précédente, il finit par les perdre toutes les trois (et il le mérite bien).

Les rêves de jeunesse en prennent pour leur grade dans ce roman. Ceux de la bourgeoisie tout du moins : recevant tout sans effort, Frédéric copie imperceptiblement tous les codes d'une société qu'il rêvait de bouleverser quelques années auparavant. Ce qui donne des moments particulièrement gênants, quand il reçoit ses anciens amis, toujours impliqués dans des mouvements révolutionnaires et risquant leur peau, ou, au minimum, de gros ennuis avec la police, dans un salon du dernier chic. Tout en se vexant de la fin de non-recevoir qu'on lui oppose quand le vent tourne enfin du côté de ses anciennes idées.

Je me serais sans doute beaucoup ennuyé si j'avais dû ouvrir ce livre dix ans plus tôt. Mais me trouvant à un moment de ma vie où je me retrouve coincé entre mes rêves de jeunesse et le confort de ma vie actuelle, où j'hésite entre verser une cotisation pour une association venant en aide aux enfants défavorisés ou un remboursement pour l'achat d'un coupé-sport, entre passer mon temps à donner un coup de main pour l'accueil des migrants ou partir trois semaines dans un hôtel all-inclusive au Maghreb, je me rends compte que mon processus de Frédéricisation est déjà bien entamé. L'ironie de Flaubert, sa façon de disséquer les petites lâchetés quotidiennes qui nous éloignent insensiblement du chemin qu'on s'était tracé, est alors particulièrement mordante. Pour me donner un choc, je l'espère, salutaire.
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Souvent on ne retient de L'Education sentimentale que l'histoire d'un amour impossible, et les traits ironiques de Flaubert : les cheveux blancs de Mme Arnoux lors de la rencontre finale, le « Et ce fut tout » lapidaire, suivi des souvenirs de bordel de Frédéric…
C'est un fait que l'amour de Frédéric pour Mme Arnoux est le motif central : son coup de foudre pour elle ouvre le roman et, si Frédéric est un jeune homme qui rêve sa vie et n'arrive pas à vraiment « entrer » dedans, c'est en bonne part du fait de cette Expérience liminaire – les autres expériences qui se présentent à lui ensuite semblent fades et irréelles, si peu dignes d'intérêt… Toute sa vie est magnétisée par Mme Arnoux : les études (qu'il mène en dilettante), les affaires (qu'il gère en amateur), la politique (qu'il suit de loin en loin…) – rien ne compte pour lui que dans la perspective d'approcher Mme Arnoux, de lui plaire, de penser à elle… Et même le « reste » de sa vie sentimentale est régi par Mme Arnoux : ses autres conquêtes féminines sont jamais que des exutoires à ses déceptions avec Mme Arnoux, des palliatifs pour éloigner son souvenir – quitte même à vivre double-vie avec Rosanette et Mme Dambreuse, à leur promettre à chacune simultanément le mariage…
L'amour de Frédéric et Mme Arnoux est central, donc, et s'il apparaît comme impossible, c'est qu'elle est la femme d'un autre – elle n'est d'ailleurs jamais désignée que comme Mme Arnoux, quasi-jamais par son prénom, comme pour sur-signifier son mariage… Encore cette raison n'est-elle pas suffisante : Frédéric n'est pas empêché d'avoir une histoire avec Mme Dambreuse, du vivant même de M. Dambreuse – pas plus qu'il n'est gêné par les bonnes moeurs, quand il s'agit de vivre chez Rosanette… Surtout, Frédéric partage avec Flaubert une grande timidité face à ses sentiments – pour autant qu'ils soient profonds, comme c'est le cas avec Mme Arnoux, moins avec les autres… Et Mme Arnoux est une femme qui, comme le note Albert Thibaudet, « peut vivre dans une réalité triste, mais (…) a besoin de vivre dans une réalité calme » : la passion et l'adultère ne peuvent la rendre heureuse et elle oeuvre, consciemment ou inconsciemment, à s'en tenir éloignée – malgré son amour pour Frédéric.
Amour impossible, c'est dit – mais amour vif et partagé, et qui, même s'il n'est pas « consommé », n'en donne pas moins des moments beaux et forts : les après-midis passés ensemble dans la maison d'Auteuil ; la visite de Frédéric quelques mois plus tard, quand Mme Arnoux lui explique pourquoi elle n'a pas honoré leur rendez-vous… Madame Bovary n'avait jamais pu que fantasmer la grande histoire d'amour – son drame est de n'avoir jamais trouvé homme avec qui vivre ce qu'elle avait lu dans la littérature romantique. Au contraire, Frédéric Moreau et Mme Arnoux ont une véritable histoire d'amour, fût-ce inaboutie, imparfaite, pathétique à certains égards… Malgré la médiocrité de l'époque et leurs propres faiblesses, leur histoire n'en est pas moins empreinte de beauté, d'un certain romantisme… Flaubert honore-t-il là ses propres amours restées platoniques ? Quoi qu'il en soit, l'amour de Frédéric et Mme Arnoux résiste aux ironies de l'auteur (façon de préserver son roman de toute mièvrerie ?) – et même à la dernière de toutes : comment croire Frédéric quand il affirme, en fin de roman, ému par ses souvenirs avec Deslauriers chez la Turque, « c'est là ce que nous avons eu de meilleur » ? de toute évidence, à la lumière des 400 pages qui précédent, le grand souvenir de sa vie n'est pas la Turque, mais bien Mme Arnoux !
Enfin, ce n'est pas faire justice à ce roman que de n'en retenir que l'histoire de Frédéric et Mme Arnoux. D'abord L'Education sentimentale est un roman d'apprentissage, mais d'un apprentissage qui n'est pas seulement sentimental : Frédéric est un jeune homme qui se cherche en général, il cherche sa voie, il cherche sa vie… Ses histoires avec Rosanette ou Mme Dambreuse ne sont pas seulement des « amours secondaires » (cf son amour léger et badin pour l'une, son amour admiratif pour la personnalité de l'autre) ; elles sont des moments où, comme s'empoignant lui-même, Frédéric se met en recherche d'autres vies possibles : pourrait-il avoir (avec Rosanette) une vie hédoniste et frivole qui s'assumerait… ou au contraire (avec Mme Dambreuse) une vie affairée, noblement remplie de politique de haut vol ?
Mais L'Education sentimentale est encore et surtout, au-delà même du roman d'apprentissage, une fresque historique et sociale, doublée d'une galerie de portraits – qui conte l'histoire de ses personnages sur un temps long, les fait se croiser et se recroiser dans des contextes et des rôles différents… Flaubert est ainsi le premier à décliner cette ambition qui sera ensuite reprise par bien des romanciers, jamais peut-être avec autant d'art : faire le roman d'une génération.

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On reconnaît une grande oeuvre au fait qu'elle fait jaillir un univers en tous points comparable au nôtre : les personnages dont on fait la connaissance acquièrent au fil des pages une densité comparable à celle des êtres que nous côtoyons au quotidien : mêmes espoirs, mêmes amours, mêmes enthousiasmes, mêmes erreurs, mêmes petites et grandes mesquineries, mêmes nostalgies. Les hommes et les femmes sont emportés par les vagues de l'histoire, ne savent quel parti prendre, souvent changent (d'opinions, d'amants, de maîtresses, de fortune). Ce ne sont pas des héros : Frédéric est hésitant et faible, mais serviable et généreux ; Rosanette est un peu superficielle mais on devine qu'un statut moins précaire en aurait fait une bonne épouse et une bonne mère ; Deslauriers est intéressé, mais fidèle en amitié ; Jacques Arnoux, bien que bon père et brave homme, conduit inexorablement sa famille à la ruine ; Madame Arnoux végète dans une existence un peu étriquée mais est magnifiée par une loyauté conjugale inconditionnelle et lucide.
Je trouve toujours beaucoup de douceur à lire ces grands textes qui apprennent à considérer les inévitables travers de l'humanité avec davantage d'indulgence et à conserver ensemble lucidité et tendresse pour nous tous qui nous efforçons et ne faisons que passer.
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J'ai eu du mal à entrer dans cette éducation sentimentale qui porte si bien son nom : après avoir passé les cent premières pages à m'ennuyer devant les états d'âme de cet homme sans qualités qu'est ce pauvre Frédéric, médiocrement intéressé par la question de savoir s'il va ou non, finalement, conclure avec Mme Arnoux, et éprouvant de telles difficultés à m'y retrouver dans la multitude de personnages secondaires que j'ai du prendre des notes, ce que je ne fais d'habitude jamais en lisant, je me suis laissé prendre par le style, les descriptions imagées de fêtes et de repas, le contexte insurrectionnel de la capitale (je recommande le passage hilarant où un espagnol déboule dans un club révolutionnaire pour y tenir un discours dans sa langue natale, bien sûr non traduit sinon ce serait moins drôle), pour finir bouleversé par la mélancolie profonde qui imprègne magnifiquement la dernière partie. Alors, au bout du compte ? Un chef d'oeuvre.
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« Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues.
Il revint.
Il fréquenta le monde, et il eut d'autres amours encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d'esprit avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désoeuvrement de son intelligence et l'inertie de son coeur. »

Voilà, vous êtes convaincus!
Je pourrais me contenter de cet extrait, on est d'accord?! Parce qu'il résume à merveille tout ce qui fait l'immense talent de Flaubert : l'écriture d'abord, concentrée, précise, et belle, évocatrice et souvent lyrique.

Il y a l'ironie aussi et la prise de distance par rapport à ses contemporains, ce constat amer des années écoulées vainement et de l'inutilité des espoirs jamais concrétisés.

Ce constat, c'est Frédéric Moreau, son personnage principal, qui l'incarne : il se berce de douces illusions de réussites, de rêves d'amour idéal, avec Mme Arnoux notamment, mais au final, il ne fait rien, l'action lui demeure étrangère.
C'est le roman de l'échec donc : qu'il soit amoureux, intellectuel ou politique, parce que les personnages de Flaubert ont toutes les peines du monde à sortir des plaisirs faciles,de leurs petits calculs mesquins pour réaliser de grandes et nobles choses.
Flaubert n'était pas vraiment optimiste sur la nature humaine, on s'ennuie aux côtés de Frédéric, on a envie de le secouer pour qu'enfin il agisse, son indolence est horripilante, mais rien n'y fait,il passe sa vie à la manquer.

Tout est génial dans ce roman: l'incroyable galerie de personnages, la chronique des bouleversements politiques de la France entre 1840 et 1851, le duo Mme Arnoux la raisonnable/Rosanette la courtisane, de « l'apparition » de l'amour sur le navire des premières pages, à l'amitié de Frédéric et de Deslauriers qui conclue le roman, j'ai tout aimé!

Un immense chef d'oeuvre que je suis tellement heureuse d'avoir découvert, enfin !
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Roman d'apprentissage à l'envers, épopée de la désillusion et de l'occasion manquée, L'Education sentimentale recycle tous les clichés du dix-neuvième : le jeune homme qui monte à Paris pour réussir sa vie par les dames, par la politique et par les affaires, l'amour romantique et l'aventure galante, les barricades et les cafés où ça palabre. Pourtant, tout y est regardé avec ce sourire moqueur de Flaubert, cette distance ironique, cette gentille flagornerie d'un auteur qui désenchante ses personnages. Frédéric vit à la fois un grand amour platonique partagé mais où manque le dernier pas, celui que Mme Arnoux refuse obstinément, bêtement, par conformisme, un amour charnel et charmant avec une fille facile, trop facile, et un amour intéressé avec une grande dame, qu'il épouse, mais qui ne lui procure pas la fortune attendue. Il va d'échec en échec, se brouille avec ses amis pour des questions d'argent, mais il continue sa marche vers la désillusion, naïf mais cynique avec ses femmes, qui, une à une, l'abandonnent. Un blanc, puis des années plus tard, un retour de flamme inutile et des souvenirs du temps où l'on se croyait destiné à des grandes choses... Lire Flaubert, c'est sans cesse passer du dédain souriant pour des êtres empétrés dans leurs aventures sans queue ni tête à une bizarre compassion pour ces hommes communs qui renoncent à leurs rêves de gloire, pour devenir, comme nous, juste des gens.
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