AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9782070363049
250 pages
Gallimard (16/01/1973)
3.9/5   395 notes
Résumé :
Elle courut vers le coffre-fort, tourna la clef dans la serrure et tira la lourde porte bordée de cuivre... Elle regarda à l'intérieur, poussa un soupir de soulagement : il y avait juste assez de place, juste assez... - Cache-toi là, vite ! Je vais les éloigner... Mais dépêche-toi donc, voyons ! Il obéit sans se presser, sans doute par souci du style, tenant toujours la rose dans une main et le pistolet dans l'autre. Elle saisit la sacoche avec les bijoux et la jeta... >Voir plus
Que lire après Lady L.Voir plus
Critiques, Analyses et Avis (65) Voir plus Ajouter une critique
3,9

sur 395 notes
5
19 avis
4
28 avis
3
12 avis
2
1 avis
1
0 avis
Fantaisie amorale pour le tea.
Dans ce premier roman écrit par Romain Gary en anglais en 1958, traduit et retravaillé en français par ses soins en 1963, l'auteur s'éloigne de ses repères autobiographiques pour suivre la truculente histoire d'une grande dame anglaise très respectable qui va fêter ses 80 ans.
Les apparences sont trompeuses. Les fringues ne font pas les curés. Si Lady l'maîtrise à la perfection l'art des mondanités et que sa progéniture insipide occupe les plus hautes fonctions (un ministre, un futur évêque et un responsable de la Banque d'Angleterre), l'ombrelle masque des origines qui n'ont rien d'aristocratiques.
Elle décide de raconter sa vie à son vieil admirateur, Sir Percy Rodiner, poète de cour plus coincé qu'un taliban, et le palot touilleur de rimes va collectionner les chocking !
Lady l'ne descend pas d'une noble lignée anglaise. Son arbre généalogique a pris ses racines en France et pas dans les jardins de Versailles. Plutôt dans un champ de mauvaises herbes. Née Annette Boudin, fille d'une lavandière et d'un ivrogne, la demoiselle est une très belle plante au caractère affirmé et intrépide. A force de fréquenter les trottoirs de Paris, elle va s'amouracher d'un terroriste anarchiste, Armand Denis, qui enchaîne les projets d'attentats. Plus romantique et amoureuse de la fougue de son amant que convaincue par son fanatisme, elle va devenir sa complice. Son rôle est d'user de sa beauté pour infiltrer la haute société. Elle va s'y employer avec succès mais aussi prendre goût à cette vie raffinée grâce au duc de Glendale, savoureux lord désabusé.
Derrière le personnage de Lady L, il y a un hommage insolent à l'ex-femme de Romain Gary, Lesley Blanc, une journaliste sophistiquée, éditrice de mode et écrivaine. Elle avait la réputation d'être très courtisée et caustique, traits partagés avec l'héroïne du roman.
Dans cette histoire, Romain Gary s'essaye avec bonheur à l'humour britannique. le lecteur prend autant de plaisir que Lady l'à choquer Sir Percy. L'aristocratie maniérée et pompeuse est subtilement ridiculisée (une cure de marmelade et de Jane Austen est à prescrire après cette lecture aux nostalgiques des bonnes manières et des scones à l'heure de l'eau sale – tea time).
Le thème des anarchistes de la « Belle époque » apporte un vrai élan romanesque au récit qui permet de ne pas assister à un simple épisode de Downton Abbey ou à une partie de cricket avec l'inspecteur Barnaby. L'auteur n'est pas plus tendre avec les disciples de Proudhon qu'avec les aristos puritains et il se moque à plusieurs reprises de ces comploteurs libertaires sans scrupules. La liberté est un axe majeur de l'oeuvre et de la vie de Gary et il interroge ainsi de façon caustique la légitimité de la violence dans l'action politique, sujet qui agitait pas mal d'intellectuels et écrivains à la fin des années 50.
A sa publication, ce roman, jugé trop souvent à tort comme mineur, a rencontré un énorme succès. Je partage soixante ans après le même enthousiasme. Ce n'est pas un chef d'oeuvre, et le récit patine un peu selon moi à mi-chemin, mais il est difficile de résister au cynisme de Lady l'dès les premières pages, magnifié par l'écriture toujours gourmande de Romain Gary et à un final digne d'un vaudeville. C'est un peu Mamie Luger au cottage.
J'ai senti le plaisir de l'auteur à raconter cette histoire qui rappelle aussi que derrière les apparences, tout le monde cache quelques cadavres dans ses placards.
Il me reste à voir le fim tiré de ce roman réalisé par Peter Ustinov avec Sophia Loren dans le rôle-titre.
Commenter  J’apprécie          883
Lady L., toujours aussi belle, fête ses quatre-vingts ans, entourée de ses petits enfants et arrières petits enfants sous le regard énamouré de son cavalier servant et souffre-douleur : Sir Percy-Rodiner, Poète-Lauréat de la Cour d'Angleterre depuis vingt ans.

Toute sa famille se presse autour d'elle. Installer dans un fauteuil, une main posée sur le pommeau de sa canne, son petit fils Roland, titulaire d'un ministère sans importance, à sa droite, Anthony, bientôt évêque, à sa gauche, Richard, lieutenant-colonel du régiment de la Reine et James, directeur de la Banque d'Angleterre à l'arrière. Dès le lendemain, la photo sera en première page du Tatler ou de l'Illustrated London News. C'est dire si l'épouse de feu le Duc de Glendale figure au patrimoine national britannique ! Longtemps considérée comme une excentrique, à ce jour, l'Angleterre toute entière lui a pardonné ses écarts.

Près d'elle, un guéridon couvert de télégrammes et de messages dont plusieurs viennent du Palais de Buckingham.

Aussi, lorsque l'un de ses petits fils lui apprend que le terrain où est bâti un petit pavillon, situé au fond du domaine, doit être préempté par l'état et de ce fait détruit, elle ne peut s'y résigner et emmène son ami Percy visiter cet endroit, un étonnant mausolée où sont entreposés des objets qui racontent sa vie. de bibelot en tableau, Lady L. confie l'histoire de sa jeunesse. Née Annette Boudin, elle fait exploser le masque sous lequel elle vit depuis toutes ces années, sous les yeux effarés de son soupirant

J'ai adoré ce livre. Romain Gary fait partie de mes auteurs préférés mais avec ce roman je lui ai découvert un sens de l'humour « so british » qui m'a enchantée. Il a écrit ce roman, ce conte peut-on dire, en 1959 en anglais avec une parution en 1963. Les dialogues sont savoureux surtout ceux de Lady L. J'ai aimé cette aristocrate impudente, cynique, moqueuse, j'ai rit, j'ai sourit devant sa manière de faire valser toutes les conventions.

« Que le fils du Duc de Glendale put ainsi s'abaisser (à faire de la politique) lui paraissait vraiment choquant. Gouverner était un métier d'intendant et il était normal qu'un peuple choisit ses domestiques, c'était cela après tout la démocratie ».

C'est un roman extrêmement intelligent, bien construit, à plusieurs niveaux de lecture. Imaginer Sir Percy en train d'écouter les confidences de cette magnifique aristocrate octogénaire qui est, en réalité, Annette Boudin, fut un grand moment jubilatoire.

Ancienne anarchiste, prostituée occasionnelle de la rue du Gire à Paris, René-la-Valse va lui ouvrir la porte qui la mène vers « La plus belle canaille de Paris ». Elle pénètre le monde de Ravachol, de Kropotkine, mais c'est le fascinant Armand Denis, anarchiste célèbre, qui sera le grand Amour de sa vie. Une passion dévorante la consume. Elle est prête à tout pour Armand et se retrouve mêlée à toutes les combines y compris si la cause l'exige, celle de verser le sang.

Rien ne sera épargné à ce pauvre Sir Percy et il est facile de se le représenter effaré, consterné par les révélations de Lady L. Il reste abasourdi, accablé, révolté. Je voyais Sir Percy se décomposer sous mes yeux tant la plume de Gary m'entraînait dans ce petit pavillon au fond du domaine de Lady L. et j'entendais le son de la voix de notre aristocrate, à la fois autoritaire mais avec une pointe d'ironie derrière, toujours ravie de pouvoir choquer. Pauvre Sir Percy qui apprend à ses dépens qu'il ne faut pas se fier aux apparences.

« - Pour l'amour du ciel Percy, posez votre tasse. Vos mains tremblent. Vous vous faites vieux.
-Vous voir pleurer me ferait trembler même si j'avais vingt ans. Cela n'a rien à voir avec l'âge.
- Eh bien, débarrassez-vous de votre tasse et écoutez-moi. Je suis dans une situation horrible….. Bon voilà que vos genoux se mettent à trembler aussi. J'espère que vous n'allez pas tomber mort de saisissement. Comment est votre tension ?
-Mon Dieu, je viens justement de me faire examiner des pieds à la tête par Sir Hartley. Il m'a trouvé en pleine forme.
-Tant mieux. Car il va falloir que vous vous prépariez à subir un choc, mon ami. »

Ce qui est brillant, c'est qu'autour de quelques faits réels, Romain Gary parvient à broder une histoire qui est à la fois une satire de l'Angleterre Victorienne et une réflexion philosophique du milieu anarchiste des XIX et XXème siècles. Quelle imagination fertile !

Et encore, je ne vous ai pas tout dit ! Avec Lady L. « un moment de distraction » peut avoir de fâcheuses conséquences.

« Ah ! Fallait-il que je vous visse,
Fallait-il que vous me plussiez,
Qu'ingénument je vous le disse,
Que fièrement vous vous tussiez.

Fallait-il que je vous aimasse,
Que vous me désespérassiez,
Et que je vous idolâtrasse,
Pour que vous m'assassinassiez…. »


Commenter  J’apprécie          6821
Me décider à ouvrir un livre de Romain Gary est toujours une aventure : parce que la première rencontre ne s'est pas très bien passée - mais j'étais seule responsable !, parce que la seconde a été une apothéose, et qu'ensuite, j'ai toujours dévoré ses phrases tant son écriture possède le pouvoir de captiver... mais je reste sur mes gardes, Romain Gary fait partie de ces écrivains qui m'intimident grandement et pour lesquels, je me sens coupable de ne pas avoir été emportée par un de leurs romans.

Si j'avais du m'en tenir à l'illustration de l'édition de poche, je n'aurais jamais lu ce récit : une très belle femme, au tout début du vingtième siècle, mais une femme aisée, portant une très belle robe et un boa de plumes, le symbole de la vie facile, futile...et ce n'est pas ce qui me rend curieuse. Et pourtant, l'héroïne de ce livre, a été pauvre, misérable, au point de décider en toute conscience de se vendre pour essayer de vivre. Mais cela aurait été bien dommage de s'arrêter à la "parole" d'une couverture...
Et puis, on m'a dit " … tu sais, le récit se déroule en partie dans les milieux anarchistes...", alors là, oui, tout de suite, la curiosité était trop forte et j'ai lu les premières pages...


C'est l'histoire d'une vie, d'un regard qui se tourne vers le passé... Cette femme respectée et même crainte qui fête ses quatre-vingt ans, pompeusement, devant un parterre d'invités choisis, se raconte à son ami fidèle, dirions-nous, celui qui se consume platoniquement pour elle, puisqu'il ne s'est jamais déclaré... la bienséance de la société huppée anglaise !
Percy, ainsi nommé, est bien loin d'imaginer les confidences qui vont lui être faites : lui qui n'est qu'éducation et étiquette se retrouve entraîné dans les milieux anarchistes fin XIXième début XXième. Et voilà que celle qu'il vénère lui avoue avoir été de ceux qui se battent pour des idées que lui-même condamne....
Je ne veux rien vous raconter, il faut découvrir le récit petit à petit, sourire ou rire de l'incrédulité de Percy, de le voir se scandaliser, de le découvrir désormais partagé dans ses sentiments pour cette amie si chère dont il n'avait jamais supposé les engagements antérieurs.

Il faut "écouter" Romain Gary nous raconter cette époque et nous faire entrevoir ces milieux avec beaucoup de détails et d'à-propos, il connaît son sujet, on apprend, on vit dans ce Paris de la misère où finalement la violence est la seule vengeance qui reste à ceux qui n'ont rien au nom d'une idéologie qui veut avant tout rééquilibrer les injustices sociales.
Par contraste comme par provocation, il nous fait visiter les jardins de Lady L. somptueux , luxuriants, et il nous laisse ébahis de ses descriptions végétales en grand défenseur de la nature qu'il est.

Romain Gary aime tellement les femmes qu'il pardonne à son héroïne d'être versatile et manipulatrice, d'être intrigante et intéressée dans ses relations, de ne penser finalement qu'à elle et à son propre avenir. Il parvient, cependant, à ne pas nous la rendre complètement antipathique…
Et il traite, tellement souvent, les attitudes des hommes avec dérision, qu'il fait d'Armand Denis, un être qui ne s'enflamme que pour les idées, qui ne se consume que pour les faire partager, qui ne se donne qu'à une violence qu'il croit réparatrice de l'inégalité du partage des richesses dans la société mais qui ne sait voir le danger qui le guette derrière la femme éprise et conciliante, telle qu'il croit la deviner, trop passionné des mots, il est devenu presque oublieux du danger d'aveuglement des sentiments. Sa lucidité toute acquise à sa cause, s'estompe dès qu'il s'agit du sentiment amoureux.


Et nous voilà pris au piège d'une écriture qu'on ne peut lâcher, entraînante, qui donne parfois dans l'ironie, parfois dans le cynisme, parfois dans la déclaration d'idées, Romain Gary devient facétieux nous bousculant dans nos points de vue pour mieux nous inviter dans sa vérité...

Même si je préfère "le" Romain Gary qui nous parle de ségrégation, de maltraitance animale, d'amour incandescent dans sa vérité, de ses années d'engagement au service d'un humanisme toujours plus fort, celui qui sait si bien nous montrer les laideurs de l'âme humaine, les fêlures de la société, ses aberrations, force est de reconnaître que quels que soient les mots qu'il nous donne à lire, il sait nous séduire et nous donner à réfléchir à travers n'importe quelle trame de récit…
Avec Romain Gary, il faut accepter de se laisser porter par les mots, se laisser guider par les phrases, on apprend, on réagit, on se trouve bouleversé ou révolté...
C'est du Grand Art dans l'écriture !


Quel regard Romain Gary porterait-il sur notre société actuelle ?
Commenter  J’apprécie          6122
Cher Romain,
Permets-moi de t'appeler Romain, depuis le temps que l'on se fréquente, toi et moi, l'intimité qui s'est creusée entre nous autorise cette liberté.
Romain, quand je t'ai connu, tu me disais t'appeler Émile, et la jeune collégienne que j'étais est tombée sous le charme de ta plume. Longtemps, j'ai regardé les squelettes de parapluies abandonnés sous L'orage, en pensant à Momo et à Madame Rosa. Tu avais déjà tracé un sillon dans mon coeur, Romain, un sillon que je suivais à pas mesurés, tout doucement. Plus que tout je voulais faire durer la promenade sur ce chemin. Tu es mort avant que je n'atteigne l'âge de raison, c'est peut-être ce qui fait de moi la lectrice la plus déraisonnable qui soit. Savoir qu'un auteur que l'on aime n'écrira plus que ce qui existe déjà, rend plus précieux chacun de ses ouvrages.
A chaque fois que j'ouvrais un de tes écrits, dès la page de garde j'étais partagée entre deux sentiments : la joie de te lire à nouveau, de te découvrir, et une certaine tristesse à penser que c'était un livre de plus qui m'amenait au bout du chemin. Ce chemin à l'issue duquel il n'y aurait plus de »nouveaux » livre de toi à lire… Mais il reste la joie aujourd'hui, des années après notre première rencontre, la joie de te redécouvrir, de te relire autrement. La lecture de mes 10 ans, de mes 15 ans, ou de mes 20 ans, m'a fait comprendre que chaque relecture offre au regard un nouveau récit. Et aujourd'hui, où l'adulte que je suis admire l'homme total que tu as été, je sais que le chemin ne se termine jamais vraiment. Tu as raison, tu es incapable de vieillir. le Pacte que tu as passé avec le Ciel s'est étendu à toute ton oeuvre.
Alors te relire reste encore ce que je préfère au monde. Je fais le bilan des choses que j'aime, et au détour d'un souvenir, je me rappelle d'une vieille anglaise au ton malicieux. Je me rappelle de Lady l.
J'ai repris la semaine dernière mon exemplaire. le même exemplaire que j'ai ouvert pour la première fois dans ma chambre au pensionnat, avec pour toute lumière, une lampe de chevet tamisée, pour ne pas attirer les foudres de la responsable de l'étage. Je me revois déchiffrer avec émerveillement les premières pages de cette histoire. J'ai suivi Annette dans ce Paris d'un autre temps, jusqu'à sa glorieuse vie, derrière ce masque de Lady l. On en revient toujours là avec toi : les déguisements que la vie nous oblige à porter. D'autres noms, d'autres discours, d'autres agissements... Et derrière Annette, comme derrière toi peut-être, il reste ce cynisme amer.
Mais j'ai adoré à 16 ans, et aujourd'hui, cette histoire fabuleuse de la construction d'un monde nouveau, à travers les yeux brillants d'une sorte de folie d'Armand Denis. J'ai aimé retrouver la belle histoire d'amour et de combats qui liera Armand et Annette. Voir leurs ambitions respectives se frotter à la complexité de l'Histoire avec un grand H, même fictive, c'est réjouissant ! Les amours d'un jeune anarchiste poète, poseur de bombes un peu raté, et d'une jeune pauvresse qui arrivera aux plus grands sommets, c'est le tour de force littéraire que tu nous offres.
J'aime écouter cette vieille dame qui confie à un jeune admirateur les méandres de sa vie, ses amours, ses indignités, la beauté et la laideur d'une vie riche et tumultueuse.
L'humour, la drôlerie, le cynisme, la tendresse, et les grandes espérances de pauvres êtres humains ballotés par la folie de l'Histoire, Lady l. garde pour moi la même force qu'à la première lecture.
Cher Romain, merci pour Annette, Armand et les autres. Je te quitte pour ce jour, en te rappelant ces vers que tu prêtes à la taquinerie enthousiaste d'Armand Denis :
Ode à l'humanité,
Ah fallait-il que je vous visse,
Fallait-il que vous me plussiez
Qu'ingénument je vous le disse,
Que fièrement vous vous tussiez

Fallait-il que je vous aimasse,
Que vous me désespérassiez
Et que je vous idolâtrasse
Pour que vous m'assassinassiez.
Commenter  J’apprécie          545
A 80 ans, Lady L. est une très digne et très respectable grande dame de la meilleure aristocratie anglaise. Experte ès mondanités et bienséance, son honorabilité n'a jamais été prise en défaut, et par ailleurs la Couronne britannique lui doit une fière chandelle, celle d'avoir mis au monde quatre fils promis à un illustre avenir dans les hautes sphères du pouvoir très conservateur de Sa Majesté : un ministre, un évêque, un haut-gradé de l'armée et un grand banquier. Ces services rendus à la patrie valent bien qu'on tolère les petites extravagances et la propension à la moquerie de Lady L., épouse de feu le richissime Duc de Glendale.
Mais le jour de ses 80 ans, Lady L., vaguement irritée par le bourdonnement dans lequel s'agite vainement son abondante descendance réunie autour d'elle, s'isole dans un petit pavillon au bout de son domaine avec Sir Percy, son chevalier servant et amoureux transi depuis 40 ans, et lui raconte l'histoire de sa jeunesse. Une jeunesse qu'elle a passé sa vie à cacher, tant elle fut aux antipodes de l'image que Lady L. s'est acharnée à construire depuis plus de 50 ans. Les apparences sont décidément bien trompeuses, car il faut reconnaître qu'il est difficile d'imaginer (demandez donc à Sir Percy, qui n'a pas fini d'en avaler son thé de travers) que l'auguste vieille dame est en réalité née dans un caniveau parisien, sous le nom on ne peut plus commun d'Annette Boudin, qu'elle s'est entichée très jeune d'Armand Denis, beau et ténébreux anarchiste terroriste, qu'elle est devenue sa complice dans la préparation d'attentats en s'infiltrant dans les milieux aristocratiques. Ce qui causa en quelque sorte sa perte pour la cause, puisque à force de les fréquenter, elle apprécia de plus en plus les avantages de la vie de luxe et de culture, et la compagnie du Duc de Glendale.

Quel roman jubilatoire et exquisément amoral, et quel portrait de femme ! Une femme intelligente, volontaire, ironique, cynique, aussi amoureuse de son bel Armand que terriblement lucide sur les sentiments de celui-ci, déterminée à vivre la vie qu'elle avait choisie quitte à se cacher sous un masque pour le reste de son existence et à s'asseoir allègrement sur la morale. Et un brin sadique : il faut l'imaginer, malicieuse, raconter son histoire au fade et coincé Sir Percy, sans lui épargner aucun détail croustillant : on visualise parfaitement celui-ci incrédule puis réprobateur, offusqué, choqué, scandalisé, de plus en plus bouillonnant de colère.

Ce roman est aussi une plongée dans le milieu anarchiste au tournant du 20ème siècle, que Romain Gary ne se prive pas de critiquer, en s'interrogeant sur le radicalisme de certains libertaires fanatiques et sur le bien-fondé du recours à la violence contre des civils au nom d'un idéal de liberté auquel, paradoxalement, ils s'asservissent complètement. Gary n'est pas plus tendre avec l'aristocratie victorienne et son puritanisme.
C'est romanesque et vaudevillesque, intelligent, fin et profond, ironique et cynique, mais tendre aussi. Et avec cet hommage au subjonctif imparfait, c'est irrésistible.

« Ah ! Fallait-il que je vous visse,
Fallait-il que vous me plussiez,
Qu'ingénument je vous le disse,
Que fièrement vous vous tussiez.

Fallait-il que je vous aimasse,
Que vous me désespérassiez,
Et que je vous idolâtrasse,
Pour que vous m'assassinassiez…. »
Lien : https://voyagesaufildespages..
Commenter  J’apprécie          530

Citations et extraits (112) Voir plus Ajouter une citation
Lady L. savait aujourd'hui qu'il y avait une contradiction entre ce qu'Armand lui enseignait et sa façon d'être, entre cette liberté absolue qu'il invoquait et son propre asservissement à une idée. Il y avait une contradiction même entre l'idée de la liberté absolue et un dévouement absolu à une idée. Il y avait une contradiction entre la liberté de l'homme dont il se réclamait et sa soumission totale à une idée, une idéologie. Il lui semblait aujourd'hui que si l'homme devait être vraiment libre, il devait se comporter librement aussi avec ses idées, ne pas se laisser entraîner complètement par la logique, pas même par la vérité, laisser une marge humaine à toute chose, autour de toute pensée. Peut-être même fallait-il savoir s'élever au-dessus de ses idées, de ses convictions, pour demeurer un homme libre. Plus une logique est rigoureuse et plus elle devient une prison et la vie est faite de contradictions, de compromis, d'arrangements provisoires et les grands principes pouvaient aussi bien éclairer le monde que le brûler.


pages 155/156
Commenter  J’apprécie          270
Elle se rendait parfaitement compte qu'elle n'était plus qu'une "adorable vieille dame" - oui, après toutes ces années qu'elle avait déjà perdues à être une dame, il fallait à présent être une vieille dame par-dessus le marché.
"On voit encore qu'elle a dû être belle …" Lorsqu'elle percevait ce murmure insidieux, elle avait de la peine à retenir un certain mot bien français qui lui montait aux lèvres et faisait semblant de ne pas avoir entendu. Ce qu'on appelle si pompeusement "le grand âge" vous fait vivre dans un climat de muflerie que chaque marque d'égards ne fait qu'accentuer : on vous apporte votre canne sans que vous l'ayez demandée, on vous offre le bras chaque fois que vous faites un pas, on ferme les fenêtres dès que vous apparaissez, on vous murmure "Attention, il y a une marche" comme si vous étiez aveugle, et on vous parle avec des airs faussement enjoués, comme si on savait que vous deviez mourir demain et qu'on essayait de vous le cacher.

Page 13
Commenter  J’apprécie          250
Elle avait passé toute la matinée dans son fauteuil devant la fenêtre ouverte, face au pavillon, la tête appuyée contre le petit coussin qui ne la quittait jamais et qu'elle emportait toujours avec elle dans ses voyages. Le motif brodé représentait les bêtes tendrement unies dans la paix enchantée de l’Éden ; elle aimait surtout le lion qui fraternisait avec l'agneau et le léopard qui léchait amoureusement l'oreille d'une biche : la vie, quoi.
Commenter  J’apprécie          240
Lady L. n'était d'ailleurs jamais parvenue à voir dans le comportement sexuel des êtres le critère du bien et du mal. La morale ne lui paraissait pas se situer à ce niveau-là. Les graffiti phalliques qu'elle voyait sur les murs dès son plus tendre âge lui paraissaient aujourd'hui encore infiniment moins obscènes que les champs de bataille dits glorieux, la pornographie n'était pas pour elle dans la description de ce que les humains peuvent bien faire de leurs sphincters, mais les extrémismes politiques dont les ébats ensanglantent la terre; les exigences qu'un client imposait à une prostituée étaient innocence et candeur comparées au sadisme des régimes policiers; le dévergondage des sens était une pauvre chose à côté de celui des idées, et les perversions érotiques, de la bibliothèque rose comparées à celles des idéomaniaques allant jusqu'au bout de leurs obsessions : bref, l'humanité parvenait plus facilement au déshonneur avec la tête qu'avec le cul.
Commenter  J’apprécie          90
La première influence intellectuelle et morale qu’Annette dut subir dès son plus jeune âge fut celle de son père, un maître typographe qui venait fréquemment s’asseoir sur son lit pour expliquer à son unique enfant qu’il n’y avait que trois sources de clarté qui illuminaient le monde en dehors du soleil et que, tout citoyen, homme, femme ou enfant, devait apprendre à vivre et à mourir pour elles : la Liberté, l’Egalité et la Fraternité. Elle avait donc commencé à haïr très tôt ces mots, non seulement parce qu’ils lui arrivaient toujours dans une forte odeur d’absinthe, mais aussi parce que la police venait fréquemment cueillir so père, qu’elle accusait d’imprimer secrètement et de distribuer des pamphlets subversifs appelant le peuple à la révolte contre l’ordre établi, et chaque fois que les deux argousins arrivaient dans leur taudis pour passer les menotte à M. Boudin, Annette courait vers sa mère qui faisait la lessive dans la cour et lui annonçait :

- Liberté et Egalité ont encore emmené le vieux au poste.
Commenter  J’apprécie          80

Videos de Romain Gary (68) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Romain Gary
"Un monument ! Une biographie indispensable pour (re) découvrir Romain Gary, cet auteur incroyable ! " - Gérard Collard.
Dans le Jongleur, Agata Tuszyska peint un portrait unique de Romain Gary, unique auteur à avoir reçu deux fois le Prix Goncourt (pour Les Racines du Ciel et La Vie devant soi), diplomate, scénariste, pilote de guerre, voyageur; et montre comment son personnage va au-delà des limites de la pirouette artistique et des responsabilités humaines.
À retrouver en librairie et sur lagriffenoire.com https://lagriffenoire.com/le-jongleur.html
autres livres classés : romanVoir plus
Les plus populaires : Littérature française Voir plus


Lecteurs (922) Voir plus



Quiz Voir plus

Tout sur Romain Gary

Dans quelle ville est né Romain Gary ?

Kaunas
Riga
Vilnius
Odessa

12 questions
611 lecteurs ont répondu
Thème : Romain GaryCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..