Écoutez nos défaites est un livre qui m'a désarçonné et j'ai dû attendre un peu avant d'écrire cette chronique, comprendre dans quel territoire j'avais mis les pieds. C'est un texte riche, ample, choral, complexe aussi, oscillant entre le passé et le présent, entre l'histoire universelle de quelques guerres anciennes mais aussi actuelles et la dimension intime de deux personnages qui portent le récit.
Parfois, un texte c'est comme une décoction, il faut attendre que cela infuse, que les choses se déposent, se reposent... Attendre que le texte nous revienne comme un boomerang avec ses odeurs, ses déflagrations, ses vertiges, son sens...
Le texte, pas épais en nombre de pages, deux cent quatre-vingt-deux pages exactement, est vertigineux pourtant. C'est une fresque immense... de Bamako au Kurdistan, de Paris à Beyrouth, de Tripoli au Pakistan... de nous à vous...
Tout démarre par une rencontre amoureuse à Zurich, une histoire prometteuse entre Assem un agent des services de renseignements français et Mariam, une archéologue irakienne. Qu'ont-ils en commun ? Qu'ont-ils en commun sinon avoir fait l'amour une nuit dans un hôtel à Zurich ? Qu'ont-ils en commun sinon l'amour de la Méditerranée et les terres meurtries plus loin où leurs métiers respectifs les amènent à frôler l'horreur, la destruction, la mort et la mer aussi.
La guerre n'est jamais loin de nous, qu'elle soit contemporaine ou ancienne.
La folie humaine est au coeur de ce récit. Pourquoi les hommes font-ils la guerre ? Pourquoi les hommes SE font-ils la guerre ? L'orgueil en est souvent la principale raison. L'Iliade nous a pourtant déjà tout dit et révélé sur ce sujet. Pourquoi faut-il encore ressasser cette sempiternelle question comme si nous n'avions pas encore compris la réponse ?
Ce texte fort beau de
Laurent Gaudé invite parmi ses mots l'humanité tout entière mais aussi sa part cachée, son envers du décor, les êtres qui la composent, c'est-à-dire nous aussi bien entendu.
Mariam assiste impuissante à la destruction d'oeuvres appartenant au patrimoine culturel mondial, Mossoul, Palmyre... par les djihadistes, tandis qu'Assem recherche un homologue américain en fuite. Nous avons vu ces images de destruction. Détruire la culture participe aussi de la barbarie...
La défaite ici s'appuie sur la grande Histoire et les parcours de vie d'Assem et Mariam.
Des récits historiques, parfois mythiques, entrés dans la légende sont prétexte à étayer le propos de
Laurent Gaudé. Ils se parlent de manière chorale et nous surprennent par leur dimension actuelle : voici Agamemnon qui attend des vents favorables pour faire voile vers Troie, voici Hannibal venu aux portes de Rome avec ses éléphants, voici Ulysses Grant conduisant les armées nordistes face aux Confédérés durant la guerre de Sécession, voici Hailé Sélassié roi des rois de l'Éthiopie opposant ses troupes désarmées aux armées mussoliniennes... Les conquêtes et les tragédies qu'ils ont vécues sont un enseignement...
Aider à devenir humain est peut-être ici le seul propos de
Laurent Gaudé, devenir humain et tenir debout parmi les incantations du monde.
Tenir debout dans la fracture du temps.
Tenir debout, tenir à distance le sort du monde pendant qu'il est encore temps de s'offrir une respiration.
Les guerres ne servent à rien, les triomphes non plus... Même les guerres gagnées, pour qui, pour quoi, se révèlent être de terribles défaites pour ceux qui les ont menés jusqu'au bout... Au bout de quoi d'ailleurs ?
Ici, parmi la folie des hommes, les bombes et les bras mutilés, des mots bruissent, réparent et guérissent.
Ce roman dit notre rapport au corps... « Corps, souviens-toi... », ces mots nous sont dits presque à la fin du texte comme une promesse, citation du poème éponyme de
Constantin Cavafy...
Aller et venir entre les vivants et les morts, passer de l'un à l'autre, c'est ce qui est le plus dur, comment peut-on faire cela sans être déchiré d'un peu de soi à chaque passage d'un monde à l'autre ?
Ce roman visite le thème de la défaite dans une longue digression.
Dit nos propres défaites, celles qui viennent s'échouer dans les zones abyssales de nos âmes parfois abîmées. Puisque nous aussi nous faisons la guerre, parfois de manière animale, affamés d'amour, mutilés par les rebuffades et les jalousies... Et nous vivons alors de profondes défaites...
Ce roman est une longue pérégrination mêlant l'intime à l'universel.
Et si la seule morale à retenir de cette épopée humaine et sanglante était que l'art, la beauté, la poésie nous préservent de l'anéantissement et permettent de se tenir debout dans un monde affolé ?
Et si...