"
Miracle de la rose" est un magnifique roman de
Jean Genet, écrit en 1943 et publié en 1946. La part du récit et des événements y est mince, tandis que celle de la méditation, de l'évocation, du discours poétique du narrateur, domine : l'ouvrage ressemble à un livre de
Proust, où la remémoration et la résurrection du passé comptent plus que les événements. Cela fait la beauté, mais aussi la difficulté de la littérature de
Genet, avec son style splendide et lyrique. Livre beau et difficile donc, qui pose de redoutables problèmes d'interprétation à celui qui s'aventure à en parler. Il est facile et courant, en effet, d'oublier ce qu'écrit l'auteur et de le remplacer par des préjugés et des idées fausses.
La première lecture fausse consisterait à voir dans ces histoires d'amour entre détenus une espèce de revendication homosexuelle. Aujourd'hui, il existe des groupes de pression et d'oppression qui s'ingénient à rendre l'homosexualité honorable. Or
Genet ne parle jamais d'abstractions, il n'use jamais du terme "homosexualité", mais décrit dans le concret des relations amoureuses entre détenus. Elles sont d'autant plus belles et plus nobles qu'elles sont interdites, sordides, secrètes et vécues par des voyous : il ne cherche donc nullement à imposer au lecteur une quelconque égalité de droits et de dignité. Au contraire, ces voyous et leurs amours sont jetés à la figure du lecteur (interpellé par un "vous" dédaigneux) comme lui étant infiniment supérieurs.
Une seconde erreur de lecture consiste à voir dans ce roman un documentaire, comme si
Genet faisait concurrence à
Zola dans le domaine carcéral. On n'apprend pas grand chose de Mettray ni de Fontevraud, du bagne d'enfants et de la prison centrale, dans "
Miracle de la rose" : Mettray et Fontevraud deviennent, par la magie du verbe, des lieux fantastiques et par moments surnaturels, ennoblis et rendus paradisiaques par la présence de jeunes voyous en passe de devenir de glorieux criminels, grâce à une élection du destin. Certes, à de rares moments, le narrateur signale que sous ces atours magiques demeure une profonde misère, mais immédiatement il recouvre cette misère humaine des plus belles parures de l'imagination et de l'amour. Ces lieux sont illuminés par la présence du jeune condamné à mort Harcamone, assassin d'une petite fille : Harcamone est la divinité tutélaire de tout le livre, de tous les rêves et de toutes les méditations mystiques du narrateur, qui emploie un vocabulaire emprunté au catholicisme pour exalter ce dieu-là. On est donc très loin du documentaire puisqu'ici, la magie inverse systématiquement le réalisme.
La troisième erreur de lecture enfin, qui contredit absolument tout ce que
Genet écrit dans ce livre, est la lecture compatissante. Dans un passage de
Miracle de la rose, il attaque avec violence trois humanitaires, dont
Albert Londres, qui se penchèrent avec sollicitude sur le sort des enfants bagnards de Mettray et sur les prisonniers de Fontevraud. On plaint ces enfants contraints à la sodomie par les plus grands, on pleure sur ces jeunesses saccagées, on déplore l'existence de ce monde où les mécanismes ordinaires n'ont pas droit de cité (sic, il n'est pas de société humaine plus implacablement structurée et normative que celle que décrit l'auteur).
Genet dit exactement le contraire : ce monde qu'il décrit est l'écrin de ses rêves, de ses fantasmes et passions, et de son roman. Tout le projet romanesque est la construction d'un autre monde opposé à celui des "caves", inverse de leurs valeurs et de leurs discours, parodiés dans le livre lui-même (Mettray est à l'origine une fondation charitable destinée à venir en aide à l'enfance malheureuse). Plaindre ces héros enfants et adolescents, c'est leur ôter précisément la dignité et la noblesse dont ils se parent, et qu'ils manifestent par exemple lors d(une féroce bagarre sous les yeux mêmes de l'évêque venu en visite pastorale et compassionnelle.
Je n'ai pas, personnellement, la clé de la "bonne" lecture de
Miracle de la rose. Mais au moins puis-je en appeler à la fidélité au texte, et protester qu'on le contredise à ce point sans écouter ce qu'il nous dit.