Il est des livres qui marquent à jamais votre conception de la littérature.
le Livre des Nuits de
Sylvie Germain est chez moi l'exemple le plus parlant. Récit d'une famille paysanne allant des guerres de 1870 à 1945, il retrace la violence inouïe des traumatismes des petites gens à l'ère de l'industrialisation de la guerre, contrastant avec les touches de réalisme magique parsemant le roman et la tonalité d'ensemble qui tire sur le conte initiatique. Chaque phrase est stylisée pour donner à voir l'espérance, la mélancolie et la douleur dans ce qu'elles ont de plus tragique (et quand on sait que l'autrice a été philosophe, on se demande parfois comment elle justifie d'avoir esthétisé certains passages malgré leur barbarie). J'étais sorti de la lecture choqué, retourné, mais persuadé d'avoir affaire à une figure majeure de la littérature française. Pourtant, dans le bien plus modeste
Éclats de sel,
Sylvie Germain s'attaque à une toute autre forme de souffrance que celles venant de l'extérieur : la dépression.
Direction donc la République tchèque, où nous suivons Ludvík, intellectuel blasé et misanthrope faisant un retour au pays qu'il découvre aussi barbant que lorsqu'il avait décidé de le quitter. le quotidien de Ludvík est totalement pénible et désenchanté, mais de mystérieux inconnus se mettent à lui parler de sel sans prévenir, comme si le Destin (ou, comme le laissent entendre les dernières pages qui basculent dans le fantastique, un autre lui-même) voulait lui faire retrouver… eh ben, le sel de la vie. La solitude absolue d'un personnage au coeur de pays de l'Est désillusionnés après des décennies de politique au mieux douteuse a de quoi rappeler le film hongrois Damnation, de Béla Tarr (et ce jusque dans la comparaison finale avec un chien) ; mais ici le héros trouve un salut, car les épreuves qu'il aura traversées auparavant lui auront redonné l'espoir et la joie. La damnation n'est pas éternelle chez
Sylvie Germain : on se relève, on affronte à nouveau la douleur, et on tient à peu près debout jusqu'à la prochaine chute.
C'est l'occasion pour l'autrice de faire découvrir avec une certaine érudition un pays où elle a elle-même travaillé, mais sans non plus forcer sur l'ambulance : malgré quelques noms propres qui nous sont totalement inconnus, elle fait attention à ne jamais nous perdre dans l'histoire d'un pays que l'on devine foisonnante. Et c'est lorsqu'elle tient ce juste équilibre que ce livre prend toute son ampleur : le style est une nouvelle fois empreint d'un vocabulaire extrêmement riche, mais pour décrire le plus précisément possible une émotion ou une situation précise, évitant presque toujours le vocabulaire technique ou archaïsant qui donnerait au tout un ton pédant. Hélas, les dialogues ne suivent pas (et le fait de ne jamais y opérer de saut à la ligne évoque plus l'idée de porte-containers littéraires que de vrais paragraphes) : en donnant la même langue soutenue (voire encore plus) aux personnages, Germain fait parler des ouvriers et des enfants comme Jean-Bernardin de la Golpherie Oudéacastérane. On parle de « sel de l'oblation », de « circonlocutions » et de « longs stalactites de sel lacrymal ». Mais j'ai l'impression que l'autrice se rend compte de ses propres défauts et tente de les corriger : maladroitement avec des « Oh, ça alors, vous ne parlez pas comme les gens de votre groupe social », ou plus habilement avec de l'autodérision, comme ce moment où Ludvík imagine un enfant le traiter d'emplâtre.
Et le fait de lire ce genre de dialogues, dans un roman ne relatant qui plus est que des micro-évènements, m'ont rendu un peu longues ces 175 pages (d'ailleurs, c'est vendu comme un roman, mais si ça se trouve, c'est juste ce qu'on appellerait de nos jours une novella). Je ne suis pas un grand amateur de littérature blanche contemporaine, et ce livre ne m'encourage pas à la découvrir plus en profondeur ; en revanche, il n'a que renforcé en moi l'envie de lire les livres majeurs de l'autrice. Sans compter que le fait de voir quelqu'un se tirer de la dépression est toujours réconfortant quand on en est soi-même victime. Et puis bon, dans tous les cas, c'est pour ma culture…
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