« Au bout de ma douleur
il y avait une porte. »
Je suis entré par cette porte dans ce récit, par cette phrase.
Il n'est jamais facile de parler de poésie, d'écrire sur la poésie. La poésie se tient comme quelque chose qui ne demande pas qu'on la décrive, qu'on la commente, encore moins qu'on la juge. Tout juste pouvons-nous tenter de balbutier un ressenti devant ce qu'elle nous dit.
Je suis entré dans
L'iris sauvage, recueil de poèmes écrit par
Louise Glück, comme on entre dans un jardin. D'ailleurs ce thème du jardin est le fil rouge qui entrelace tous les poèmes de ce livre.
Le thème du jardin me plaît et se tenir au seuil d'un jardin encore plus. Cette vision est emplie de métaphores qui me réjouissent et pour moi plus particulièrement celle justement de se tenir au seuil d'un jardin, - cet instant du désir avant d'y venir, me parle, me porte, m'emporte, en dit long sur nos belles hésitations.
Ce texte m'a parfois résisté, dense, complexe, aimant jouer avec le lecteur et le perdre jusqu'à ne plus savoir qui parle, qui s'exprime dans la beauté des mots et le parcours des saisons. L'écrivaine, un jardinier, Dieu peut-être, un Dieu hypothétique, - en tous cas pas pour moi je n'en veux pas, un Dieu invisible dont les poèmes expriment parfois une forme de reproche en son absence...
Tout au long de ce recueil, je me suis demandé qui parlait. J'ai aimé cette ambiguïté du texte avec lequel l'autrice joue magnifiquement.
« Une fois que tout me fut arrivé,
le néant m'arriva. »
J'ai effleuré une confidence, une confession, celle de
Louise Glück, mais je n'en suis pas sûr et peut-être que ce doute en moi rajoute une qualité supplémentaire à mon ressenti envers ce livre.
Il y a quelque chose de très féminin dans l'écriture de
Louise Glück. Mon propos pourra vous surprendre, mais bon nombre de textes écrits par des écrivaines portent peu cette dimension féminine. Ici j'ai aimé ce ton, cet engagement, cette liberté.
« Parfois, un homme ou une femme impose son désespoir
à une autre personne, ce qui s'appelle
mettre son coeur à nu, ou alors mettre son âme à nu –
ce qui pour l'instant signifie qu'ils ont reçu une âme –
dehors, un soir d'été, un monde entier
relégué sur la lune : des groupes de formes argentées
pouvant bien être des bâtiments ou des arbres, le jardin étroit
où le chat se cache, se roulant dans la poussière sur le dos,
la rose, le coreopsis, et dans les ténèbres, le dôme doré du capitole
converti en un alliage de clair de lune, forme
dépourvue de détails, le mythe, l'archétype, l'âme
pleine d'un feu, vrai clair de lune, tiré
d'une autre source, et qui, brièvement
luit comme luit la lune : pierre ou pas,
la lune a encore tout d'un être vivant. »
J'ai découvert une voix singulière qui nous touche dans l'intime et convoque sans arrêt l'universel.
Louise Glück dit avec acuité le bonheur, mais aussi l'inquiétude liée à ce bonheur qui est celle de l'attente, une attente perpétuelle, celle de l'autre, celle d'un monde peut-être meilleur.
Je découvre avec étonnement l'édifice que représente ce texte, où tous les poèmes semblent reliés les uns aux autres par un fil invisible, se faisant écho mutuellement. On pourrait évoquer l'image du kaléidoscope pour décrire la sensation que j'ai éprouvée devant ce texte magistral.
Il y a aussi une beauté dans ce dialogue triangulaire entre les fleurs, le jardinier et le divin.
Ne nous y trompons pas,
Louise Glück nous convoque dans un jardin bien réel, bien terrestre qu'il est réjouissant de visiter.
Parfois je reconnais que la présence un peu lourde de Dieu, - on va dire les choses comme cela, m'a un peu agacé, je lui aurais bien dit d'aller se voir ailleurs pour que je puisse enfin communiquer sans filtre avec la narratrice.
Ce qui saisit ce texte, c'est son apparence fragmentée, et une fois la lecture achevée, nous découvrons la cohérence de l'ensemble comme quelque chose d'abouti.
J'ai aimé la polyphonie de ces poèmes, leurs respirations.
J'ai aimé accueillir ces poèmes comme une sorte de résistance au monde, un désir profond d'exister, une envie de donner sens à nos vies.
J'ai lu dans ces poèmes un cri, celui d'exister. Et c'est beau.
« Quelque chose
vient au monde sans y avoir été invité
provoquant le désordre, le désordre –
Si tu me hais tant,
ne t'embête pas à me donner
un nom : as-tu besoin
d'une autre insulte
dans ta langue, une autre
façon de blâmer
une tribu pour tout –
comme nous le savons tous les deux,
pour adorer
un seul dieu, on a besoin
d'un seul ennemi –
Je ne suis pas l'ennemi. »
Ce sont des poèmes qui chantent, mais ne racontent rien, ne nous racontent rien sauf peut-être ce que nous voulons entendre.
Comment concilier l'ici et le maintenant ?
Le silence du matin,
Le chant des oiseaux,
Les mots dessinent à chaque instant l'image d'un départ, esquissent un visage,
Se croire libre de négliger cette tristesse qui vient,
Se promener dans le jardin d'été,
Entendre le vent du soir,
Ici le chagrin ressemble à la tige nue d'une fleur qui tient encore debout.
Ce texte ressemble à un dialogue mystique et nous propulse au dessus du monde immobile par la simple force et beauté des mots.
Si je devais me souvenir d'un seul instant qui m'a émerveillé, éveillé à cette lecture, ce serait celui-ci :
« Demeurer immobile dans l'instant qui précède l'éclosion de la fleur
Là où rien ne s'est encore passé. »
J'ai aimé me tenir à la porte de ce jardin comme un enfant hésitant au seuil de cette porte.
Les saisons passent et l'autrice nous invite peut-être à cette seule question lancinante : croire ou ne pas croire.
« Je voulais rester comme j'étais,
immobile, comme le monde ne l'est jamais,
pas au coeur de l'été mais l'instant précédant
l'éclosion de la première fleur, l'instant
où rien ne s'est encore passé –
non pas au coeur de l'été, le stupéfiant,
mais au printemps tardif, l'herbe pas encore
haute au bord du jardin, les tulipes
pas encore tout à fait écloses –
comme un enfant hésitant au seuil de la porte, observant les autres,
ceux qui partent les premiers,
amas de membres roides, à l'affut de
l'échec des autres, à l'affût des hésitations publiques,
doué de l'implacable assurance des enfants avant l'attaque imminente,
s'apprêtant à vaincre
ces faiblesses, à ne succomber
à rien, l'instant juste
avant la floraison, l'ère de la maîtrise
avant l'apparition du don,
avant la possession. »
Je referme cette porte, celle d'un jardin en embuscade qui veille en nous, - qu'il soit en friche ou ordonné, - de préférence en pagaille, peut-être japonais qui sait, qui ressemble à l'endroit où j'invite parfois l'âme soeur que j'aime pour y déambuler avec elle et croire un peu en l'éternité.