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EAN : 9782380823097
338 pages
Anne Carrière (25/08/2023)
2.98/5   30 notes
Résumé :
Le surnom de "reine des glaces" colle à la peau de Christa Cristofersson, une ingénieure renommée de la Silicon Valley. Au-dedans, pourtant, elle vibre intensément. Mais l’émotivité est un luxe qu’elle ne peut se permettre. Elle dirige une entreprise de biotechnologies, maudit le jour où elle a rencontré son ex-mari, tente d’élever du mieux possible ses jumeaux, se bagarre avec son vieux bougon de père qui tempête contre notre monde de technologies déshumanisantes e... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (9) Voir plus Ajouter une critique
°°° Rentrée littéraire 2023 # 13 °°°

Lorsque nous faisons la connaissance de Christa en 2019, elle a quarante-quatre ans, divorcée, deux adolescents – crispants - à la maison, un assistant virtuel à la Siri nommé Andrew qu'elle a entièrement codé. Elle dirige une start-up de la Silicon Valley, spécialisée dans les biotechnologies, qui investit d ans l'intelligence artificielle et plus particulièrement dans un système prédictif de captation des données biologiques. Et elle vient juste d'apprendre qu'elle est atteinte d'une maladie neurodégénérative - de pure invention - qui, lorsqu'elle s'exprimera, la privera de tout accès à ses émotions, la rendant insensible à tout ce qui l'entoure. Elle se lance à la recherche d'une thérapie lui permettant de rester elle-même.

Durant tout son roman, Yannick Grannec explore avec brio notre rapport aux émotions et sentiments, ainsi que la place qu'on leur donne dans nos sociétés de plus en connectées, auscultation d'autant plus intéressante que son héroïne est surnommée la « Reine des glaces » tellement elle s'est bâtie une carapace pour réussir dans un monde d'hommes, se méfiant de toute émotivité extravertie alors qu'intérieurement, elle bouillonne d'amour pour ses enfants ou de colère vis-à-vis de son ex-mari.

« Comment aurait-il pu faire comprendre à Christa la complexité de la question des affects en quelques mots ? Comment, sans en dénaturer la beauté, résumer ce grand ballet neurochimique ?  Les sentiments donnaient au-dedans d'un être une représentation secrète ; les émotions, elles, s'offraient à la vue de tous en une chorégraphie continue de variations physiologiques et expressives, soumises à la musique des hormones et au tempo des viscères. Oui, aurait-il pu s'exalter, les affects étaient un spectacle si magnifiquement rodé ! Ça frétillait comme du Mozart, ça se déchainait comme du Wagner, ça pleurait comme du Mahler, et parfois … Et bien, parfois, ça merdait au niveau du cerveau. le cortex-chef d'orchestre prenait une pause syndicale ou la diva limbique avait ses vapeurs. »

La deuxième partie bascule dans une superbe ellipse temporelle qui projette la quête scientifique et intime de Christa en 2099, prenant un tour inattendu dont il ne faut rien dire de plus si ce n'est que l'I.A. a pris une place démesurée. J'ai particulièrement apprécié les références et résonances avec le Frankenstein de Mary Shelley autour de la question de l'acquisition ou pas d'une conscience par l'I.A. qui pourrait ou pas aimer au-delà de l'empathie artificielle pour laquelle elle serait programmée.

La lecture est intense, très exigeante avec ses passages très érudits sur la science et les biotechnologies ( la bibliographie finale est impressionnante ). Il m'a été impossible de gloutonner le livre comme à mon habitude et ai eu besoin de nombreuses pauses pour digérer son propos. Mon manque de culture scientifique n'a cependant pas été un frein pour apprécier ce texte foisonnant et déstabilisant. Je n'ai sans doute pas tout compris, mais je me suis sentie intellectuellement stimulée et ça fait du bien de lire une roman audacieux misant sur l'intelligence de ses lecteurs en proposant une réflexion aussi poussée ( et avec beaucoup d'humour ) sur la transformation de notre monde et son devenir, réflexion portée par un écriture de grande qualité qui aide à s'immerger ...

... jusqu'au dernier chapitre, juste sublime dans ce qu'il dit de déchirant sur le souvenir et la mémoire ainsi que sur l'émerveillement émotionnel qui serait encore possible dans une monde de plus en plus virtuel faisant doutant de la réalité de l'humanité de certains et ne plus douter de celle qu'auraient acquises d'autres sous-estimés.
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Christa, la quarantaine, est à la tête d'une start-up de la Silicon Valley spécialisée dans les biotechnologies. Surnommée « la Reine des Glaces » en raison de son habitude de dissimuler ses émotions, elle se rend compte par hasard qu'elle est comme sa mère porteuse d'un gêne la prédisposant à une maladie neurodégénérative qui justement risque de bloquer l'accès à ses émotions. Cela lui permet de réévaluer la personnalité de sa mère qui est en hôpital psychiatrique et la terrifie pour son propre avenir. Forte de ses capacités et de son entreprise, elle va imaginer une IA susceptible de l'aider. ● Si vous aimez la terminologie et la glose scientifiques, les notes en bas de page comme dans les manuels universitaires, les romans qui font du surplace, alors ce livre est pour vous. J'ai rarement lu quelque chose d'aussi aride et d'aussi peu romanesque. La tension narrative est absente, la fin hautement prévisible. ● L'autrice s'efforce par tous les moyens d'établir des parallèles avec Frankenstein, eh bien je vous donne un conseil : lisez le magnifique roman de Mary Shelley plutôt que ce livre complètement raté, prétentieux et nul que j'ai dû me forcer à lire jusqu'au bout : une vraie purge !
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Frankenstein à l'heure de Chat GPT

Dans son nouveau roman, Yannick Grannec imagine une scientifique atteinte d'une maladie qui lui fait perdre ses émotions, bien décidée à se battre. En se créant un assistant bourré d'intelligence artificielle, elle va tenter de conjurer le sort. Brillant !

Christa Cristofersson a un CV qui fait bien des envieux. Diplômée du MIT, cette ingénieure a créé WeCare, une société de biotechnologie qui attire les capitaux. Tout irait pour le mieux si, après un test génétique, elle n'avait découvert que Frida, sa mère, pensionnaire d'un centre médicalisé de Los Angeles, était atteinte d'une affection rare, la maladie de Damasio. Cette affection – inventée par l'autrice – supprime progressivement les émotions jusqu'à une absence totale d'affect pour qui que ce soit. La probabilité étant forte qu'à son tour, elle en soit affectée, elle décide de consulter Jonas Jerkins, dit JJ, un neurologue qui lui suggère de s'entourer. Pour elle qui s'est séparée de Tancrède et qui élève désormais seule ses jumeaux Cosmo et Sinclair, le défi est de taille. Surnommée «la reine des glaces» pour sa froideur, il va lui falloir se remettre totalement en question.
Le tout sans affoler Milton, son père, qui vit sur son bateau en baie de Sausalito avec sa compagne Joan, ni ses enfants et encore moins ses associés. Car il en va de la survie de l'entreprise.
Christa est une battante. Elle va chercher des réponses à ses questions existentielles: « Cette menace d'une terrible maladie n'avait pas entravé sa formidable pulsion de vie et elle lui avait déjà exposé son plan de bataille: elle cherchait à comprendre et à inventorier son système émotionnel pour le stimuler, JJ ne voyait pas exactement en quoi cette stratégie l'aiderait à lutter contre une neurodégénérescence, mais s'il existait ne serait-ce qu'un atome de solution dans l'infinie botte de foin de l'univers, Christa le trouverait.»
Elle se tourne vers son père et vers un amant, acteur de métier, qui pourrait lui expliquer comment il fait pour interpréter les émotions, comment il simule la peur, la tristesse, la douleur ou la colère. Elle consulte également toute la littérature sur le sujet, pour tenter de comprendre où se situe le siège de nos émotions, ce qu'elles mettent en branle dans notre cerveau. Un savoir scientifique qui l'entraîne vers un projet un peu fou, se créer un compagnon bourré d'intelligence artificielle. Andrew sera chargé d'entretenir ses émotions, de les stimuler, notamment en lui rappelant ses beaux souvenirs. de 2019 à 2099, le roman retrace cette quête entamée sous l'ère Trump et qui s'achève dans un monde transhumaniste. Voilà de quoi relancer le débat sur les limites des robots et sur les apprentis sorciers débordés par leur création.
Yannick Grannec, qui en est déjà à son quatrième roman, aime explorer des univers bien différents. Après La Déesse des petites victoires couronné par le Prix de Libraires en 2013, le bal mécanique (2016) et Les simples (2019). Passant du moyen Âge au confins du XXIe siècle, la voici dans l'anticipation, revisitant Frankenstein à l'heure de Chat GPT. Fascinant et brillant !


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Quand au supermarché je longe le rayonnage des chips je repense à cet intervenant qui disait « regardez, comme c'est étonnant un paquet de chips, quelle que soit sa taille on le finit » ; il avait raison ; la langue aime le salé, le gras, et les inconvénients immédiats, doigts gras, espaces inter-dentaires saturés de miettes s'oublient rapidement avec un verre de boisson gazeuse d'origine nord-américaine ; on a bien dans un coin de la tête les effets négatifs sur les constantes sanguines mais la main replonge dans le paquet. Certains livres sont comme un paquet de chips, leur Nutri-score oscille entre Y et Z, mais on les embarque.
« Avec Au-dedans, Yannick Grannec affronte une des plus grandes préoccupations contemporaines : la révolution de l'intelligence artificielle. » (4° de couverture). Les derniers sondages sur les préoccupations des françaises et français placèrent effectivement la révolution de l'IA – j'écris comme l'autrice, avec des sigles, pas pour moins utiliser les touches du clavier mais par paresse, pour ne pas entraîner l'éventuel.le lecteur.rice dans un « abîme de perplexité » face à une « bouillie novlangue » telle que celle utilisée par l'autrice « emocoins » « logotype » « nerd » « bots-infirmières » « cool and smart » « poker face » « bot » « skin » « voxel » « hub » « steampunk » « minecraft » « emojis high fine » etc. – sur le podium de leurs préoccupations IRL et IVL (voir le livre pour ces deux sigles). Je ne sais pas trop si l'autrice parle de l'IA ou de transhumanisme, l'éditrice préféra probablement utiliser le terme IA que celui de transhumanisme, terme relevant de l'illusion voire de l'imposture et pourtant l'IA relève sémantiquement de l'imposture : l'intelligence quèsaco ? Artificiel comme artificialisation des sols ? Intelligence ou compétences ? L'« intelligence naturelle », un des antonymes de l'IA ? Humains robotisés ou robots humanisés ?
L'autrice qui semble avoir un peu lu sur les neurosciences – un peu car la production livresque dans ce domaine est immense, sans parler des publications purement scientifiques dont une vie ne suffirait pas pour les affronter –, mais ne cite pas, c'est étonnant, le Code de la conscience de Stanislas Dehaene (Odile Jacob, 2014) instructif et ardu, nous gave de réflexions minimalistes où perce « la faillite définitive des mots » et du langage : « Qui contrôle les émotions contrôle les décisions » (page 157), « Christa nageait dans un océan de clichés avec la ménopause à l'horizon et sa rage en bannière, mais comment échapper aux « situations universelles » ? » (pages 110/111), effectivement Yannick comment s'échapper des « situations universelles », en apprenant à écrire, à réfléchir peut-être, en allant chercher ailleurs qu'au-dedans crânien.
L'autrice abuse du verbe émousser sans émousser notre envie de balancer le bouquin dans la poubelle (la bibliothécaire serait fâchée et je devrai payer 21 euros, neutralisons nos émotions, nos sentiments ; combien de paquets de chips avec 21 euros ?) et de références au « coeur » comme si ce dernier était le siège organique des sentiments comme certain.es antiques le pensaient «  … lui décroche le coeur », « coeur brisé » etc. Yannick, si t'accroches ton coeur comme ta parka à la patère du couloir proche de la porte d'entrée de ta maison et qu'il se décroche, il se ne brisera pas sur le carrelage du sol il formera, comme ta parka, un tas informe rouge, un enfant de cinq ans sait cela. Enfin l'autrice nous donne la définition du verbe sublimer synonyme dans le livre de gazéifier mais évite soigneusement de définir « entropie » (utilisée de nombreuses fois) et surtout « épigénétique » ; la « passionnée de sciences » (4° de couverture) va devoir trouver un symbiote pour vivre longtemps comme ses personnages et ainsi accéder à un zeste de savoir scientifique. Enfin, deuxième, évoquer les sentiments, les émotions, le cerveau, sans un instant parler du système nerveux entérique reste surprenant ; toutes les infirmières scolaires savent qu'un passage chez elles pour un j'ai-mal-au-ventre signifie bien autre chose qu'une digestion difficile du cours de sciences naturelles. Enfin, troisième, si la première époque 2019 s'avale, la deuxième 2099 est indigeste. Enfin, quatrième, des remerciements pathétiques. Enfin, cinquième, Lou Reed ; quand je lus que Michel Houellebecq aimait Neil Young et qu'Emmanuel Macron confia à Pascal Dusapin la sonorisation du Panthéon, je fus obligé de me sevrer de ces musiciens, pensant à vendre leurs disques tendrement entretenus et voilà que maintenant il faut que je m'allège de Lou Reed, mais que va-t-il me rester à écouter si ceux et celles que je n'aime pas aiment ce que j'aime ?
Enfin, sixième et der, le 20 janvier 2024, au journal de France2 de 20 heures, à propos d'une écrivaine japonaise venant de recevoir le Goncourt local, en précisant que environ 5% de son texte résultait de l'utilisation de l'IA, Tahar ben Jelloun, membre de l'académie Goncourt interviewé précisait puissamment « faut faire attention à tout cela, on est entré dans une espèce de progrès dangereux s'il n'est pas encadré par une éthique », Yannick prends comme modèle Tahar, un bout de phrase suffit pour parler de l'IA.
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Dans son entreprise de haute technologie, Christa Kristofersson se distingue par son autorité et sa froideur. L'intrigue commence par une visite à sa mère, institutionnalisée pour une indifférence totale à son environnement, et, à ce titre, considérée comme démente. Christa pratique un prélèvement génétique chez elle, puis chez ses fils jumeaux. Elle en tire une mutation qui la prédispose à la maladie de Damásio, une maladie génétique inconnue d'OrphaNet et de MedLine mais qui rend hommage au vulgarisateur des neurosciences : une forme familiale, sévère et progressive d'alexithymie, l'incapacité d'exprimer et de ressentir les émotions. L'affection est ici définie dans un mélange d'obscurité et d'invention verbale : « En l'absence de réactivité de leur humeur, les personnes souffrant d'athymhormie semblaient dénuées de motivation — désir ou angoisse —, comme si elles vivaient un grand vide mental. La perte de l'activation intérieure inhibait leur capacité de décision spontanée : il leur manquait le bouton “on” sur leur télécommande psychique. Pour terminer en beauté, l'émoussement du ressenti et de l'expression émotionnelle désagrégeait les interactions affectives des patients, avant de les condamner à un retrait social et à une irrémédiable apathie ». Comme attendu, Christa finit mal, mais Andrew, son assistant vocal devenu symbiote, va gérer pour elle son « tableau périodique des affects ». La seconde partie du roman se passe en 2099, entre les jumeaux déshérités au profit d'Andrew.

Il y a des trouvailles et de l'humour cynique comme dans le Neuromancien de Gibson. L'autrice a un style alerte quand elle ne se pique pas de détails, de diversions, de parenthèses, de guillemets et de notes de bas de page.
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Citations et extraits (4) Ajouter une citation
Les premières pages du livre
2019
Certains livres semblent n’avoir été écrits que pour vous, car tout y fait sens. Ouverts à une page au hasard, ils peuvent même servir d’objets de divination si vous cherchez un conseil ou un avertissement. Joan Smith, Prodigieuses progénitures

Quand d’autres s’endormaient pour renoncer, enfin, à la conscience, Christa Cristofersson entamait sa deuxième journée de travail. Elle chérissait ses idées de la nuit et se jetait sur le smartphone dès le réveil pour les dicter à Andrew, son assistant. Mais ce matin-là, au lever de son quarante-quatrième anniversaire, elle se contenta de lui demander une réservation sur le premier vol pour Sacramento.
À la clinique de Riverview, Christa trouva la chambre de Frida vide. Elle terrorisa le personnel jusqu’à ce qu’on repère celle-ci sur un des écrans de contrôle des caméras qui jalonnaient le parc. Sur l’une d’elles, elle identifia la vieille femme, visiblement trempée, qui marinait sur un banc face au bassin où s’ébrouaient deux cygnes. L’infirmier responsable avoua qu’il l’avait laissée là une heure auparavant pour prendre le soleil, quand un incident grave avec un autre patient l’avait accaparé. Il avait oublié Frida sous l’orage. Il se précipita pour la récupérer.
Christa se promit de secouer les puces de la direction avant de repartir. Ce type de négligence était inacceptable, elle brandirait des menaces et exigerait des sanctions, même si elle n’avait, en vérité, aucune intention de se mettre en quête d’un nouvel établissement.
Milton, son père, avait milité un temps pour transférer Frida dans une clinique de San Francisco moins onéreuse. Christa préférait tenir le problème à distance, car rapprocher d’eux Frida aurait été comme autoriser sa folie à contaminer leur monde. Chaque visite à Zombiland lui bouffait déjà bien trop le cœur. À la mort de ses grands-parents, elle avait hérité de la tutelle de cette femme de soixante-cinq ans internée depuis des décennies et qui, pour l’état civil, était sa mère biologique.
Christa n’était pas dénuée de compassion, mais chez elle l’instinct de survie primait. Selon sa théorie des emocoins, chacun possédait une quantité finie de disponibilité émotionnelle. Spéculer sur des contingences qui ne le méritaient pas ou trop investir dans des liens toxiques entamait, à terme, ce capital : votre propre intégrité psychique.
Quarante-quatre années auparavant, Frida s’était tirée de la clinique à peine après l’avoir pondue, en laissant un mot exigeant que l’enfant soit baptisée de ce prénom ridicule, « Christa », parce que, sic, elle adorait la chanson « Me and Bobby McGee », écrite par Kristoffer Kristofferson, et qu’elle croyait au pouvoir de rédemption de Jésus-Christ. Que Frida n’ait pas souhaité l’appeler Janis, en hommage à Janis Joplin qui avait popularisé le titre, resterait à jamais un mystère issu de son cerveau dysfonctionnel. Milton avait cédé à la volonté de celle qui était encore sa compagne. Il avait longtemps pensé qu’elle reviendrait.
Car Frida revenait parfois. Elle claquait des doigts, imposait ses lubies ou son dernier guru, tapait un peu d’argent et s’évaporait pour des mois. Milton, homme peu revanchard, disait Frida libre, fantasque, intrépide, toujours en quête de sensations fortes, mais Christa s’était forgé très tôt sa propre opinion. Frida était immature, égoïste, incapable de la moindre responsabilité ; une toxico du carpe diem, égarée anachronique du flower power. Elle avait dansé sa vie d’une fête à l’autre. De bras en bras. Et pour finir, de défonce en défonce. Jusqu’à un dernier voyage à l’acide dont elle n’était jamais redescendue.
Après l’avoir séchée et lui avoir fait enfiler des vêtements propres, l’infirmier assit la vieille femme sur un fauteuil près du lit, puis il monta le chauffage dans la chambre et alluma l’écran de télévision sur un feu de cheminée.
— Je sais que votre maman l’aime bien, dit-il.
Frida demeura dans la position exacte où le soignant l’avait installée, les mains sur les genoux, les yeux perdus dans la contemplation du foyer virtuel. Christa dut prendre sur elle pour ne pas se laisser atteindre par la vue de cette créature sèche, aux longs cheveux gris et à la peau parcheminée : elle contemplait là les ravages que le temps ferait subir à son propre corps, quels que soient ses efforts ou les interventions esthétiques.
Elle tenta, comme à chaque fois, d’entrer en communication avec Frida. « À quoi tu penses ? » Et Frida, comme à chaque fois, la fixa sans répondre.
À rien. Frida ne pensait à rien.
Les premières années d’internement, les diagnostics de la pathologie mentale avaient fluctué entre dépression sévère, psychose toxique et schizophrénie, mais si le repli autistique était flagrant, Frida n’avait jamais manifesté de délire paranoïde. Elle n’avait jamais témoigné non plus de tristesse particulière ni tenté de se suicider. En vérité, elle n’exprimait rien du tout. Le fantôme avait déserté la coquille, et la coquille avait survécu ainsi à trente-cinq années d’enfermement. Impuissante à la sortir de son apathie, la médecine s’était contentée de la garder en vie.
Vers la cinquantaine, Frida avait encore eu quelques bons moments. Elle était parfois capable de se souvenir des paroles d’une chanson et claquait des doigts au rythme d’une musique intérieure. Quand sa fille lui posait une question, elle tentait de répondre, cherchant des mots à la poursuite d’une pensée pauvre, tournée vers ses seules sensations physiques. Elle était internée depuis si longtemps que son monde s’était rétréci aux limites de son propre corps.
Désormais, rien ne la tirait plus de son apathie, ni la vue d’un visage familier, ni même les feulements de Janis Joplin, alors que, plus jeune, elle l’écoutait en boucle en criant au génie. Freedom was just another word for nothing else to loose(1). Pétrifiée pendant des heures en face d’un écran éteint ou de son déjeuner refroidi, elle semblait comme mise sur veille. Mais si on l’incitait à manger, elle engloutissait le contenu de son plateau avant de retourner à sa vacuité. Incapable d’une initiative la plus élémentaire, elle serait restée sous la pluie jusqu’à la pneumonie et sous le soleil jusqu’aux brûlures. Son état nécessitait une attention constante, car elle était un véritable danger pour elle-même.
Frida ne protesta pas quand Christa lui introduisit un écouvillon dans la bouche pour prélever sa salive. Elle n’émit aucun signe de surprise quand sa fille déposa un baiser sur sa joue, événement pourtant inédit. Elle ne sursauta pas quand la porte claqua derrière elle. Et elle n’exprima aucun regret de voir Christa la quitter, à peine arrivée. Frida se contenta de fixer l’écran jusqu’à l’heure où l’infirmier la déplaça jusqu’au réfectoire.

Christa s’échappa de l’établissement sans même prendre le temps de rabrouer la direction, comme elle se l’était promis. La direction, la regardant s’engouffrer dans son taxi depuis la fenêtre, manifesta ouvertement son soulagement.

Pendant le vol retour, Christa se sentit moite et sale : elle avait pour credo d’éviter les problèmes, pas de les fuir quand ils s’imposaient à elle. Le tangage de l’avion soumis à de fortes turbulences ajoutait à sa confusion mentale. Elle tentait de se convaincre qu’il s’agissait seulement d’une vague hypothèse. Pourquoi toujours envisager le pire ? Mais ses intuitions de la nuit l’avaient rarement trompée.

Elle avait récemment fait analyser son propre génome afin d’évaluer l’« expérience client » d’un projet encore à l’étude en R&D(2) : AlgoGen serait un service simple, rapide et accessible, sur le modèle des kits généalogiques. Après l’envoi postal d’un échantillon sur écouvillon, l’utilisateur bénéficierait d’un examen de son ADN couplé à un diagnostic probabiliste : une estimation statistique des maladies qu’il aurait à surveiller – pour ne pas dire à craindre – selon son profil génétique.

Le coût d’un séquençage génomique complet avait chuté de façon spectaculaire. Dix années auparavant, il fallait mettre sur la table dix millions de dollars ; il tournait désormais autour de mille dollars et toutes les projections à court terme tablaient sur un test à cent dollars. Christa avait déjà convaincu ses investisseurs et elle attendait, non sans impatience, le feu vert de la FDA(3) ; l’entreprise de biotechnologies qu’elle dirigeait, WeCare, n’était pas la seule à se positionner sur un marché estimé à plus de vingt milliards de dollars.

Christa avait ouvert l’enveloppe scellée qui contenait ses propres résultats avec une légère appréhension, doublée d’un plaisir morbide comparable à celui de se gratter une plaie.

Dans la catégorie « négligeable » du bilan, AlgoGen signalait la mutation d’un gène sur le chromosome 5 et la potentialité de développer la maladie de Damásio, une affection extrêmement rare, dont à peine dix cas étaient recensés aux États-Unis. Selon les algorithmes que Christa avait elle-même contribué à concevoir, la probabilité d’exprimer la maladie était de l’ordre de 1 sur 200 millions, soit l’équivalent de la chance de gagner au Powerball(4).

Aussi ne s’était-elle pas alarmée : d’après sa base de données médicales, le syndrome de Damásio était une obscure altération neurologique, touchant la régulation de l’humeur. Dans son bilan, bien plus inquiétante était sa propension notable au cancer du sein ou du foie.

Elle s’était donc couchée en se promettant de ne plus jamais repousser l’échéance de ses mammographies mais, au réveil, une évidence avait envahi son champ de conscience : Une altération neurologique ? Et si la rareté des cas identifiés n’était due qu’à de mauvais diagnostics ? Et si Frida m’avait refilé cette mutation ? Et si je l’avais transmise à mon tour aux enfants ?

La mère de Christa, qui n’avait jamais pensé à aucun des anniversaires de sa fille, s’était fendue pour le quarante-quatrième d’une splendide épée de Damoclès.

Notes
(1) « “Liberté” était juste un autre mot pour “plus rien à p
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cette menace d'une terrible maladie n'avait pas entravé sa formidable pulsion de vie et elle lui avait déjà exposé son plan de bataille: elle cherchait à comprendre et à inventorier son système émotionnel pour le stimuler, JJ ne voyait pas exactement en quoi cette stratégie l’aiderait à lutter contre une neurodégénérescence, mais s’il existait ne serait-ce qu'un atome de solution dans l’infinie botte de foin de l'univers, Christa le trouverait. p. 114
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En manipulant ces affects primordiaux, en remplaçant l'élan vital par la consommation, la rencontre par l'écran, la plénitude par la jouissance, l'espèce s'est certes protégée du danger, mais elle oublie peu à peu l'excitation de l'attente, l'euphorie de la découverte. l'émerveillement, le contact avec autrui, la confrontation directe avec l'environnement; tout ce qui a fait descendre Sapiens du baobab pour traverser la savane. Au bout du compte, l'Alter offre à une humanité désincarnée un monde sanctuarisé qui ne regarde l'extérieur que par son reflet projeté et déformé, une version toxique de la caverne de Platon.
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Le cerveau était une machine à produire des prédictions basées sur des modèles statistiques mis à jour par retour d’expérience et, dans cette optique, la recherche de l’instant présent était un leurre, au mieux une quête asymptomatique : on pouvait tenter de s’en approcher sans jamais espérer l’atteindre, car la pensée était mobilisée ailleurs, à jongler entre le passé, le vécu et le futur, les probables
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Vidéo de Yannick Grannec
À l'occasion de la 45ème édition du festival "Le livre sur la place" à Nancy, Yannick Grannec vous présente son ouvrage "Au-dedans" aux éditions Anne Carrière. Rentrée littéraire automne 2023.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2887630/yannick-grannec-au-dedans
Note de musique : © mollat Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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