Monsieur de Saint George/Le Nègre des Lumières/
Alain Guédé
« le fameux Saint-George » , un surdoué ! Au delà de la musique ou de l'escrime, l'homme !
Comment le temps a-t-il pu faire oublier si longtemps un personnage aussi étonnant ?
Joseph Bologne Chevalier de Saint-George, né en 1739 en Guadeloupe est sans doute l'unique compositeur de musique classique noir ou plus exactement mulâtre.
Cette biographie extrêmement bien documentée de
Alain Guédé nous révèle un personnage hors du commun pour des raisons très diverses tout autant qu'une époque avec une peinture de moeurs et la vie culturelle de la société parisienne au XVIIIé siècle.
Un résumé de quelques points important s'impose avant d'aborder cet ouvrage de près de 400 pages.
L'auteur nous pose tout d'abord le cadre ce qui est déterminant pour le devenir de Joseph : aux Antilles dans cette première moitié du XVIIIé siècle, la traite des Noirs est une nécessité pour la culture de la canne à sucre. Les navires font le va et vient entre le Sénégal et les Antilles avec leur chargement de « bois d'ébène ».
Parmi les immigrants, hormis les Noirs, on compte les orphelines des couvents de France aussi bien que les filles de petite vertu qui ont fauté.
Paradoxalement, on est au siècle des Lumières, une période qui prône l'humanisme ; et pourtant le racisme est de bon ton chez
Voltaire ou Rousseau.
Nanon, la mère de Joseph est arrivée à l'âge de six ans avec ses parents, raflée par les guerriers d'un roi africain qui échangeait son peuple contre des pacotilles. Sa grande beauté dès l'âge de quatorze ans n'échappa pas à Guillaume-Pierre de Boullongne, planteur en Guadeloupe, qui en fit sa concubine.
Elle mit au monde un beau mulâtre au teint très foncé qui montra dès l'enfance des talents peu communs. C'est
Platon, le régisseur de la plantation de Guillaume-Pierre qui lui donne ses premières leçons de violon.
« Joseph s'assoit en compagnie de son père qui chaque matin s'enquiert de se progrès au violon, à l'escrime, au tir et à l‘étude.
A la suite de catastrophes naturelles, la famille émigre un temps à Saint Domingue puis en France. Joseph, beau petit métis au corps racé a alors neuf ans. C'est un enfant aux talents précoces qui voit se poser sur lui tous les regards, souvent curieux, parfois attendris, rarement hostiles. Il lui faudra une immense habileté pour retourner à son profit les préjugés qui s'abattent sur les Noirs qui vivent en France. Une France foncièrement raciste.
La fortune de son père va aussi aider Joseph à se faire accepter par la société parisienne ainsi que l'amitié que la Marquise de Pompadour, favorite de Louis XV, porte à la famille Boullongne.
Joseph fréquente les salons : il est grand et mince, un mètre quatre vingt, il est svelte, il est un merveilleux danseur que se disputent les belles.
Il prend des cours de violon avec J.M.Leclair, le plus brillant violoniste du royaume, fondateur de l'école française de violon et musicien fétiche de Louis XV. Et des cours de composition avec Gossec, le plus célèbre musicien du moment.
Maniant aussi bien l'épée que l'archet, il devient aussi le meilleur bretteur du royaume.
Nageur, patineur, coureur, cavalier remarquable, il est doué dans tous les exercices du corps. Et musicien et compositeur en plus.
Il courtise les femmes qui se le disputent, mais les familles voient d'un oeil mauvais l'union éventuelle de leur fille avec un Noir.
« Rejeté par les hommes, le « chevalier » sera bientôt accueilli à bras ouverts par leurs épouses. Sa grande taille, sa prestance, sa grâce féline et ses talents de danseur et de musicien en font un mets recherché en cette période où les femmes s'emparent des prérogatives masculines avec une gourmandise raffinée. Nombre d'entre elles contestent à leurs maris le monopole du libertinage. »
« Coq adulé au milieu d'un essaim de beautés, il devint l'astre des spectacles, des soupers et des fêtes. »
Puis ayant connu un jour une humiliation de la part d'une famille de ces belles, il n'envisagera plus jamais de se marier.
Il devient vite vers vingt ans le premier violon de l'orchestre dirigé par Gossec.
Tandis que lui, riche mais modeste, se fait prier pour jouer dans les salons, le tout jeune Mozart, pauvre, mendie des introductions dans ces mêmes salons.
Joseph compose alors ses premiers quatuors, puis des symphonies. Il a vingt-sept ans et son amitié avec Gossec lui offre la possibilité de devenir chef d'orchestre; et bientôt Gossec lui confie la conduite du « Concert Spirituel ».
La notoriété du Chevalier de Saint George le mène à la franc-maçonnerie. L'intronisation se fera dans le plus grand secret, car il est le premier Noir à recevoir la lumière au
Grand Orient de France. de ce fait, la date est mal connue : 1773 est la plus probable.
La franc-maçonnerie l'amène à fréquenter des compositeurs tels que Haydn, Glück,Viotti, des hommes politiques comme Mirabeau, Brissot, Condorcet, Sieyès, et des écrivains comme
Choderlos de Laclos.
Il se lance dans la composition d'opéra à succès, puis de romances qui sont sur toutes les lèvres.
En 1787, Joseph âgé de 48 ans, s'installe à Londres où il devient rapidement l'une des personnalités en vue de la capitale. Il est recherché pour son archet tout autant que pour son fleuret.
Au moment de la révolution, Joseph se sépare habilement de sa particule et n'est plus que Joseph Boulogne-Saint George ; malgré ses défauts et ses incertitudes, pour lui la Révolution est sa nouvelle famille et il s'engage en patriote en trichant sur son âge en 1792 dans l'armée révolutionnaire qui doit protéger la France des monarchies voisines qui sont aux frontières. Il parvient vite au grade de colonel, le premier colonel noir de l'armée française. On l'appelle depuis quelques temps « l'Américain » et son groupe les « Hussards Américains » ou la « Légion Saint George ».
Mais le vent tourne. Son amitié passée avec le Duc d'Orléans le mène droit en prison pour onze mois en septembre 1791. Jusqu'à la chute de
Robespierre. Il sera réhabilité puis à nouveau destitué par le Directoire pour ses idées révolutionnaires.
Pendant toutes ses années, en homme de panache il a choisi les armes et mis en jachère ses talents de compositeur.
Il reviendra à la musique après sa libération.
« le 10 juin 1799, les paupières du Chevalier de Saint-George se referment sur le siècle des Lumières.
Lui qui a connu l'abolition de l'esclavage ne verra heureusement pas sa renaissance partielle avec
Bonaparte dès 1802.
« Commence pour Saint-George une longue nuit de deux siècles. Jeté au bas de son piédestal par l'Empire, tombé dans un oubli total sous cette France adipeuse de Cherubini et de Louis-Philippe, passé de mode lorsque triomphent les romantiques, il devient l'un des grands naufragés de l'histoire de la musique.
Après ce bannissement de deux siècles, le temps est venu d'écouter sa musique, de savourer le plaisir qu'elle procure pour entamer un procès en réhabilitation. »
Suit un catalogue complet des oeuvres connues de Joseph Boulogne Chevalier de Saint George que
Alain Guédé a mis dix ans à dresser. Un travail qu'il convient de saluer.
Un ouvrage captivant du début à la fin.