C'est une histoire triste et belle comme une tragédie grecque tout en étant un roman des plus modernes de son époque.
Tout aurait été différent, peut-être, si le père de Tess Durbeyfield n'avait pas croisé un soir le pasteur qui lui raconta une drôle d'histoire.
Féru de généalogie, ce dernier révèle à Jack Durbeyfield, simple revendeur dans un petit village du Wessex, que sa famille serait la branche démunie d'une haute lignée aristocratique, les d'Urberville. Ne voilà-t-il pas que le père de Tess, brave homme mais de constitution fragile, porté sur la bouteille et guère courageux, se met à faire des rêves de grandeur, accompagné de son épouse Joan, femme naïve, insouciante et superstitieuse, qui voit d'un coup en sa jolie fille aînée un moyen de renouer avec leur illustre famille. N'y a-t-il pas des d'Urberville dans le village de Trantridge, à quelques kilomètres ?
Tout aurait été différent, peut-être, si Tess, ne se sentant pas responsable de la mort de leur unique cheval, ne s'était soumise aux injonctions de sa mère. Et voilà Tess, 16 ans, innocente et naïve, partie un beau matin à la rencontre de cette branche familiale, portant sur ses épaules les espoirs de sa famille. Placée au château de Trantridge, elle va tomber dans les griffes de son pseudo cousin, Alec Stocke d'Urberville,
Tout aurait été différent, peut-être..mais il est trop tard, la tragédie est en marche.
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Tess d'Urberville », grand classique de la littérature anglaise, n'a pas déçu ma longue attente. Imprégnée des souvenirs du film réalisé par Polansky en 1975 et du sublime personnage de Tess incarné par Nastassja Kinski, je gardais en mémoire le destin tragique d'une jeune fille rejetée par la société pour un péché dont elle n'était pas responsable, au nom de la morale et des convenances de l'époque.
C'est à travers une narration irréprochable servie par une écriture à l'esthétique parfait que
Thomas Hardy brosse un tableau à la fois lyrique et très sombre de la société anglaise du 19e siècle. L'auteur n'hésite pas ainsi à prendre clairement la défense de son héroïne face à ce qu'il appelle la loi sociale, celle qui condamne tout ce qui va à l'encontre de la moralité de l'époque.
Tess, séduite puis abandonnée par son cousin, met au monde un enfant qui mourra rapidement. Un enfant sans père, un enfant sans religion. La jeune fille a commis une faute impardonnable pour les esprits puritains de l'époque, qu'ils soient d'origine noble ou populaire. Pourtant ce sont bien les hommes qui par deux fois trahissent Tess, victime de leur brutalité et de leur lâcheté. Tandis que l'un (Alec) voit en elle l'incarnation de la beauté physique qu'il n'hésite pas à violer, l'autre (Angel) y voit un idéal féminin qu'il n'hésite pas à abandonner au nom de convenances qu'il se dit le premier à rejeter. Cet idéal féminin, sous la plume de Hardy fortement influencé par la culture grecque, prend des airs de déesse païenne « Elle-même était une sorte de créature céleste poétique, une de ces divinités dont Clare avait coutume de lui parler quand ils se promenaient ensemble ». Ce paganisme largement assumé, dont on retrouve des traces dans de nombreuses scènes, s'oppose clairement à la religion traditionnelle que l'auteur n'hésite pas à provoquer à travers notamment le baptême de l'enfant de Tess.
Récit résolument moderne, «
Tess d'Urberville » est également un voyage dans le Wessex, région imaginaire inspirée du Dorset natal de
Thomas Hardy. Au gré des cheminements de Tess, nous découvrons une succession de tableaux peignant le climat, la beauté et la rudesse de la nature anglaise du 19e siècle. de la laiterie de Talbothays aux descriptions lumineuses, pastorales et bucoliques, jusqu'aux champs de betteraves aux teintes grises et noires, à la terre dure et sèche, le décor sublimé du roman est tout aussi prégnant que le personnage qui l'habite. Il semblerait même que les pérégrinations de Tess ne soient là que pour permettre à l'auteur de décrire ces différents paysages
Le monde paysan enfin est un univers largement développé par
Thomas Hardy. Des descriptions des cultures et de l'élevage au folklore des fêtes où les dialogues des villageois révèlent le patois local, c'est tout un monde dur, pauvre, bigarré et populaire, qui nous est dévoilé. Bien loin de la caricature du paysan inculte véhiculée à l'époque,
Thomas Hardy prend la défense des petites gens en témoignant de leur labeur quotidien. Les femmes notamment, à commencer par Tess, y sont largement mises à l'honneur, dépeintes tant dans leur courage que dans leurs faiblesses.
Fortement critiqué lors de sa parution, «
Tess d'Urberville » est une critique acerbe de l'ordre moral et religieux de l'époque, et par la-même un roman des plus modernes de son temps. C'est également une louange de la Nature et du monde rural qui va bientôt disparaître dans la société industrielle qui se profile.
Toute la beauté de l'écriture et les multiples références culturelles liées au destin inoubliable de Tess, font de ce roman une odyssée transposée à l'époque victorienne. Un chef-d'oeuvre.