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EAN : 9782330188764
304 pages
Actes Sud (06/03/2024)
3.73/5   24 notes
Résumé :
Une transexuelle Colombienne travaille au Bois de Boulogne dans le quartier dit Latinas. Ce livre fait le tableau de l`une de ses journées de travail, son charisme, son intimité avec les siens, sa bonté avec ses collègues qu`elle protège dans ce monde de violence. Portrait d`une femme lumineuse qui ce jour-là fera 17 clients aux particularités étonnantes dans ce pays où la loi n`avantage pas ces femmes perdues loin de leur pays, ces combattantes de tous les instants... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (5) Ajouter une critique
Francia, qui à sa naissance s'appelait Ruben, puis s'est fait nommer Ruby et travaille sous le pseudonyme de Magda, est une femme transsexuelle colombienne qui se prostitue au Bois de Boulogne. le livre commence par un chapitre zéro racontant comment elle s'est fait faire ses seins. Puis il entrelace des chapitres sur sa vie, avec de nombreux retours en arrière en Colombie, et celle de ses dix-sept clients au cours d'une même journée, le dimanche 12 mai 2019. L'autrice fera elle-même quelques apparitions dans son roman sous l'appellation quelque peu niaiseuse de « la Griffonne ». ● Ce que j'ai préféré dans ce livre, c'est son style, dynamique, riche, inventif, moderne. Il est très agréable à lire et souvent on se dit « comme c'est bien formulé, ça va droit au but, c'est percutant ». ● L'aspect catalogue, qui aurait pu être un défaut dû à la construction du roman, ne m'a pas gêné, car les chapitres sont tous liés, y compris ceux concernant la vie des clients, ça ne fait pas du tout recueil de nouvelles. ● Nancy Huston commence, dans son prologue, par répondre à une objection qui pourrait lui être opposée, celle de l'« appropriation culturelle ». « [S]'il est vrai que j'ai assez peu pratiqué le métier de pute, nos métiers se ressemblent dans le fond : jour après jour, on doit laisser pénétrer en nous des gens qu'on ne connaît pas et, sans se confondre avec eux, chercher à les comprendre. Je suis en quelque sorte une pute du cerveau : du moment que ça " rapporte" (de la matière pour un livre), mon esprit est prêt à se mettre en tandem avec tout ce qui passe. » Sa façon de s'en sortir me paraît un peu facile, mais de toute façon pour moi cette objection est sans fondement. Si l'on ne pouvait pas se mettre à la place d'autrui, comment alors écrire de la fiction ? ● Mais l'autrice n'hésite pas toujours devant les clichés qui l'arrangent : « En somme, tout le monde est pute. Tous, nous cherchons à faire plaisir à l'autre pour en tirer ce dont nous avons besoin. » ● Ce que j'ai le moins apprécié dans ce roman, c'est son idéologie, et notamment sa charge contre le catholicisme. Non que je sois pratiquant ni que cela me choque, mais je trouve ces critiques à la fois dérisoires et lâches. Cela revient à tirer sur une ambulance. « Encore aujourd'hui, le délire païen, le ramassis de superstitions primitives qu'est le catholicisme tient en laisse un pourcentage important de la population française. » Un pourcentage important, vraiment ? ● D'ailleurs elle reconnaît elle-même son erreur dans un autre passage disant qu'en France les églises sont vides : « oui, ça les dérange, les souchistes, qu'à la Goutte-d'Or, à Barbès ou à La Chapelle, des musulmans prient dans la rue, par contre ils ne veulent pas les laisser construire des mosquées, par contre eux construisent des églises partout, dix par arrondissement en moyenne, par contre leurs églises sont vides parce qu'ils n'y croient plus beaucoup, à leur bon Dieu, par contre ils veulent bien chômer toutes les fêtes chrétiennes pour pouvoir partir en vacances, par contre ils sont laïques et ne favorisent pas une religion par rapport à une autre. » ● On voit bien que si c'est avec virulence qu'elle critique le catholicisme, sa position est tout autre avec l'islam. « C'est curieux comme le voile musulman dérange les souchistes, la perruque des juives orthodoxes par contre ne dérange personne, les vraies valeurs françaises c'est moins liberté-égalité-fraternité que surveillance-inégalité-mépris. » ● Son affiliation politique est dès lors claire comme de l'eau de roche. Elle la pousse jusqu'au ridicule lorsqu'elle écrit, par exemple : « On a abandonné la science aux militaires et aux banques, aux start-up et aux transhumanistes. » ● Enfin, peu lui importe l'opinion de ses lecteurs puisque c'est elle-même qui se qualifie de « romancière connue » (page 103) – le travail est déjà fait.
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"Et voilà maintenant une question délicate, surtout en notre époque de correction politique : de quel droit me glissé-je dans la peau d'un personnage qui me ressemble si peu ? A priori, les TDS trans du bois de Boulogne, c'est pas mes putains d'oignons."
Avec lucidité, Nancy Huston se pose la question de sa légitimité à raconter la vie d'une prostituée trans mais la réponse qu'elle apporte relève davantage  du bon mot que de la liberté du romancier à choisir ses personnages.
" Enfin, s'il est vrai que j'ai assez peu pratiqué le métier de pute, nos métiers se ressemblent dans le fond : jour après jour, on doit laisser pénétrer en nous des gens qu'on ne connaît pas et, sans se confondre avec eux, chercher à les comprendre. Je suis en quelque sorte une pute du cerveau : du moment que ça " rapporte" ( de la matière pour un livre), mon esprit est prêt à se mettre en tandem avec tout ce qui passe. "

Qu'importe la formule, il est vrai que peu de romans choisissent une prostituée transgenre comme héroïne et que l'autrice lui accorde le profil de la prostituée au grand coeur.

Ruben est née fille dans un corps de garçon dans une famille pauvre de Colombie et subit la violence d'un père qui refuse de l'accepter. Elle trouve refuge dans la cuisine de sa mère ou auprès de sa grand mère qui lui apprend à coudre.
"Pas d'homme chez l'abuelita: la vie y est paisible. Les assiettes ne volent pas, les chaises ne se brisent pas et les objets, au lieu de vous sauter subrepticement à la figure, restent propres et calmes à leur place."
A l'adolescence, elle rejoint les prostituées de Bogota avant d'entamer sa transition.
A partir du chapitre 0, au cours duquel Ruben/Ruby se réveille après la pose d'implants mammaires, Nancy Huston va employer le féminin et utiliser le nouveau prénom choisi, Francia.

Avec l'installation à Paris, les chapitres vont alterner entre la vie quotidienne de Francia et ses souvenirs et les portraits successifs de ses dix-sept clients potentiels sur une seule et même journée.
On découvre alors une femme très attachée à sa famille qui vit toujours en Colombie. Elle envoie autant d'argent que possible pour sa mère et ses soeurs et veille sur l'éducation de sa nièce. Elle est aussi très soucieuse des femmes qui l'entourent et souligne la solidarité qui règne entre elles, même si elles sont regroupées par nationalité.

Par l'intermédiaire de son héroïne, Nancy Huston rend hommage à plusieurs reprises à Vanesa Campos, prostituée transgenre péruvienne sauvagement assassinée en 2018, ce qui lui permet également d'évoquer la violence qui menace les prostituées du bois de Boulogne.
Les chapitres consacrés à Francia proposent l'image d'une femme généreuse et attentive, aussi bien auprès de ses amies que de ses clients. Intelligente et fine psychologue, elle comprend les besoins de chacun et s'empresse de les assouvir. En prostituée altruiste et bienveillante, sa transidentité passe au second plan et l'on comprend que là n'est pas l'essentiel.

"Elle a trouvé ce garçon touchant. Il a juste envie de vivre un peu, mais dans son milieu, c'est trop demander. Les Français blancs et riches, c'est de vrais noeuds, se dit-elle, c'est la règle ! Ils ont le cerveau hypertrophié et le corps figé, débile, immobile. Ils se prennent la tête, ne savent ni qui ils sont, ni ce qu'ils veulent, ni ce qu'il leur faut, et le désir les tétanise au point qu'ils n'osent plus remuer le petit doigt. Comment font-ils pour s'embrouiller et s'emberlificoter à ce point ?"

Les choses se gâtent lorsque l'on aborde les portraits des clients. Si j'ai trouvé que cette alternance nuisait au rythme de l'ensemble, c'est aussi en raison d'un contenu plutôt stéréotypé mais surtout très artificiel.
J'ai ressenti dans la construction un plan d'exposition rigide dans lequel l'autrice semble s'être empêtrée. Comme si elle avait dressé les portraits-robots des différents clients possibles ( les maris incompris , les ados, les sortis de prison, les vieillards esthètes, les riches handicapés, les masochistes... Beaucoup d'enseignants curieusement...)

Certains portraits sont plus réussis que d'autres, mais on voit défiler à l'intérieur de chacun des fiches Wikipedia sur l'histoire des monuments parisiens, les mouvements artistiques, Shakespeare, la poésie, le protestantisme ou la vie au Japon.
Ce ton didactique, très affecté vient gâcher des personnages qui perdent toute spontanéité et toute authenticité. Impossible d'imaginer ces hommes comme clients de Francia, même si, lorsqu'elle récupère la parole, elle résume en quelques mots justes le profil de celui-ci.

Il aurait peut-être fallu une structure plus souple, moins dans l'esprit catalogue, pour esquisser les contours d'une typologie de clients de la prostitution. Ou même se dispenser de dresser cette liste toute subjective.
C'est en tous cas un avis très mitigé sur cette lecture qui m'a agacée à plusieurs reprises par son aspect préfabriqué.


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J'avoue ne pas être une grande connaisseuse de l'oeuvre de Nancy Houston. A tort, certainement, parce qu'un de ses essais, Nord perdu, a été lumineux pour la migrante que je suis.

C'est véritablement grâce au hasard (ce hasard qui n'existe pas) que son dernier roman, Francia, est tombé entre mes mains.

Je l'ai abordé avec curiosité et intérêt, car il y est question d'une trans, de migration, du Bois de Boulogne, de la Colombie. Autant dire, tous des sujets sur lesquels je me suis penchée dans mon travail de sociologue.

La griffone, alter ego de la narratrice, se retrouve dans le milieu des trans latino-américaines du Bois de Boulogne. Elle y rencontre Francia, qui depuis une vingtaine d'années exerce son activité de travailleuse du sexe.

Le lecteur suit Francia à travers le regard de la griffone, qui la voit naître en tant que femme trans : les implants mammaires sont le point de départ du récit, et le point de départ du personnage de Francia (car autrement, elle s'appelle Magda, mais elle s'est appelée Ruby auparavant, et bien avant, quand il était garçon, Rubén).

Francia doit payer son loyer, sa nourriture, ses affaires. Elle doit faire un certain nombre de passes par jour. La narratrice va délier le deuxième grand fil de son roman : les clients. Les chapitres sont intercalés, un pour Francia, dans une police, un pour chaque client, dans une autre police.

Le lecteur découvre petit à petit le monde de Francia : une enfance dans une famille régie par un père violent et incestueux ; un milieu scolaire pénible, parsemé lui aussi de violences ; une Colombie difficile, avec son hôpital délabré, ses cartels de la drogue à l'organigramme aussi compliqué que celui du Vatican, sa rue de dealers à quelques mètres du Palais présidentiel, ses embouteillages stupides, mais aussi en fond de toile des paysages au sable blanc, des arepas faites à la main, le fleuve Magdalena et surtout la grand-mère indienne, sa seule source de tendresse. le lecteur découvre également ce milieu si particulier qu'est celui des travailleuses du sexe du Bois de Boulogne. La première nuit de travail, l'assassinat récent de la Péruvienne Vanesa Campos, les cambuches, la camionnette qui fait des maraudes, les multiples agressions que toutes les femmes trans ont subies de la part des clients. Mais aussi durs que soient les faits, la langue de la griffonne, précise, souvent imagée, sans mièvrerie ni exagération, adoucit la réalité, comme le fait la drogue ou l'alcool, ou la compagnie des arbres, pour les prostituées du bois.

Les clients, eux, sont l'autre sujet du roman. Ils sont environ une quinzaine, ils constituent un échantillon de la société parisienne : un écrivain, un prof de fac, un ancien détenu, un veuf taciturne, un père de famille agacé par sa famille, un homme d'affaires chinois, un galériste béninois… Autant d'occasions pour la narratrice de s'introduire dans leur peau, de soliloquer avec eux, car tous sont réflexifs, ont quelque chose à se raconter avant de se rendre au Bois. A moins que ce soit la narratrice qui veuille les mettre à nu ? En tout cas, nous, lecteurs, nous rions ou détestons ces personnages (ou les deux à la fois). A croire que la narratrice veut échanger avec eux, réciter du Shakespeare avec l'un d'eux, discuter sur le Maroc avec un autre… Ils sont humains, ils sont vivants.

Chemin faisant, le livre de Nancy Houston dévoile les mécanismes de la violence masculine. Car dans la plupart de ces portraits, se dessine la même trame de fond sociologique : injonctions à la masculinité, injonctions à l'hétérosexualité, injonctions à la sexualité, injonctions à la pénétration, violence du pater familia, violence du conjoint, mépris, désintérêt ou peur des femmes (au choix). Parallèlement, ou à cause de cette trame de fond, le monde féminin est quasi absent. Chez les clients, les conjointes, mères ou soeurs des clients sont souvent insupportables : féministes « hystériques », mères envahissantes, femmes bêtes ou soeurs bigotes, épouses sans fantaisie –donc normal pour ces hommes d'aller chercher ailleurs, et d'aller chercher précisément des trans parce qu'une trans, « ça a tout ce qu'il faut pour être une femme, sauf qu'au lieu d'être compliqué comme une femme, c'est simple comme un homme » (p. 110) ou parce qu'une trans, « elle semble avoir tous les sexes » (p. 92).

Et Francia ? On la voit dans ses souvenirs, dans une Colombie lointaine mais présente, dans le réconfort qu'elle apporte à des femmes prostituées du Bois, dans le pardon d'un père ignoble, dans sa dévotion catholique, dans son amour pour sa grand-mère, dans les économies qu'elle fait pour les études de sa nièce. Mais contrairement aux clients, Francia ne nous livre pas ses pensées. Elle est silencieuse, elle ne répond pas à sa mère quand elle se montre trop intéressée par ses transferts d'argent, elle subit son amant sadique. Francia prie, se maquille, bosse. Contrairement aux clients, tout en chair et en pensées, Francia est angélique.

Pour avoir travaillé sur ce milieu, je suis convaincue que l'auteure a mené une enquête de terrain sérieuse. Cependant, il me semble que le personnage de Francia manque de substance. La solitude, les problèmes de santé, l'absence de choix autres que le travail du sexe, l'image de la société française, les embrouilles inter-individuelles, la prison, le corps qui vieillit, les nouvelles arrivées, le regard sur les clients, les problèmes d'argent, le rapport à la langue française, le regard sur les hommes et sur les femmes, la routine, la méchanceté et l'égoïsme du monde, la dose de violence qu'il faut avoir pour le braver, les applications et les sites internet, le VIH, l'ennui, les séjours « professionnels » en Italie ou en Espagne, les potins, tous ces éléments qui constituent la vie sont comme effacés chez Francia.

Cette présence fantomatique de la protagoniste contraste avec le jeu mental et linguistique déployé par l'auteure quand elle revêt les habits et l'esprit des clients. Dans ces chapitres condensés (grosso modo, le temps d'une passe), nous sommes dans chacun de ces clients, nous pénétrons leur for intérieur. Certes, faire le même exercice de style avec une prostituée trans colombienne est autrement plus difficile. Il y a un abîme linguistique, culturel et social avec une personne subissant une oppression de classe/sexe/race. Et puis, de quel droit ? Et comment procéder lorsqu'il y a de tel écarts, lorsque l'autre n'a pas accès à la même langue ? Pour autant, est-ce que Francia est utilisée par l'auteure ? Pour son plaisir narcissique ou pour sa cause ? Et le lecteur ? Est-il tel un client déboursant la somme du livre pour exciter sa soif d'exotisme ?

Je pense que la démarche de Nancy Houston est pleine d'empathie, mais la seule empathie ne suffit pas à combler la distance sidérale qui sépare le monde d'un écrivain à succès et une trans du Bois de Boulogne. Il est plus facile d'imaginer une liste de clients —ceux-ci serviront par moments à envoyer des piques politiques (un flic arabe qui vient chercher la trans noire, un conseiller de ministre anti Gilets Jaunes et fréquentant les trans latinas…) que de se mettre dans la peau de Francia.

Pourtant, le travail de documentation est sérieux. La Colombie, son brouhaha, son catholicisme, ses strates socio-économiques sont là. La violence est également présente, ainsi que le viol sur mineur et l'inceste. (La famille est bel et bien un lieu de haut risque pour un grand nombre d'enfants colombiens : 42% des violences sexuelles déclarées dans le pays sont commises sur des enfants de 10-14 ans, en général par des membres masculins de leur famille, et 4 700 filles de 10-14 ans ont été mères en 2021).

L'auteure évoque également la violence dans le monde de la prostitution. Une page est consacrée aux amies de Francia mortes : « Dona qui buvait trop, retrouvée la tête dans le caniveau, Ekaterina qu'on a retrouvée brûlée vive, Iulia poignardée parce qu'elle a refusé la passe sans capote, d'autres copines étranglées par des clients psychotiques, d'autres encore ravagées par l'alcool, la coke ou le sida (p. 265). de fait, la violence dans ce milieu a été soulignée par les chercheurs ayant travaillé sur le sujet (comme le sociologue Lilian Mathieu). Cette même violence a détourné un anthropologue, grand connaisseur des travestis au Brésil, Don Kulick, de continuer à travailler avec les femmes trans en Italie.

Enfin, je souhaite revenir sur l'activité du travail du sexe. Certes, le livre n'est pas un essai sociologique. Néanmoins, il y a très peu de commentaires sur le fait que la grande majorité des femmes qui exercent la prostitution de rue sont des migrantes. C'est le cas en France comme dans la plupart des pays européens. Il n'y a pas de réflexion, non plus, sur le fait que les femmes trans latino-américaines sont surreprésentées dans le monde de la prostitution, que ce soit en France, en Europe ou en Amérique latine.

Intéressée par cette absence de réflexion sur ce sujet, alors que Nancy Houston veut véritablement comprendre les tenants et les aboutissants de sa protagoniste, j'ai voulu en savoir plus sur sa démarche intellectuelle. Or, en la lisant ou en l'écoutant dans ses interviews ou rencontres pour faire connaître son nouveau livre, Nancy Houston livre une vision qui m'a permis de comprendre mieux ses points aveugles. En effet, la romancière explique le recours à la prostitution des hommes par leurs pulsions sexuelles irrépressibles ; elle affirme que les travailleuses du sexe remplissent une fonction importante au sein de la société, à savoir contenir le nombre de viols ; selon elle, des études scientifiques montrent que partout dans le monde où on pénalise les clients, le taux de viols augmente.

Plusieurs de ces arguments n'appartiennent pas à la sphère scientifique mais sont relayés comme tels par des militants, ou relèvent d'un courant extrêmement idéologique et contesté (la sociobiologie). Ainsi, la grossière équation « plus de prostitution = moins de viols » n'a en réalité aucune assise scientifique. La quantification des agressions sexuelles et des viols est un travail fin, de longue haleine, et les chercheurs ne font pas de telles corrélations.

Par ailleurs, le « désir irrépressible des hommes » est davantage un vieux préjugé qu'une loi de la nature. Si on veut trouver une explication à ce phénomène social, le recours masculin à la prostitution, on ferait mieux de relire les théoriciennes qui déclinent les multiples visages de la civilisation patriarcale (comme l'anthropologue Colette Guillaumin), ou les travaux sur la rigidité des rôles de sexe et le lien à la prostitution (voir « Violences sexuelles et prostitution dans la société patriarcale », de Suzanne Képès). Quant aux clients, il vaudrait mieux lire les conclusions des études menées en France avec eux (on y apprend, par exemple, qu'une large majorité des hommes enquêtés n'éprouve pas de plaisir avec les prostituées).

Malheureusement, les propos de Nancy Houston pour assurer la promotion de son livre réduisent le personnage de Francia à une sorte d'archétype : une trans colombienne prostituée dont l'existence est nécessaire pour garantir la paix dans les foyers. Ces propos problématiques me semblent se refléter également dans l'effacement du personnage central de son roman et dans son absence de questions sur sa vie toute tracée de travailleuse du sexe. C'est dans ce sens que je souhaite relayer la question qui m'a été posée au Canada par une femme trans latino-américaine, travailleuse du sexe : « Dites-moi, vous qui venez d'Europe et d'Amérique latine : est-ce que le seul boulot pour nous, dans ces pays, c'est aussi le travail du sexe ? »

En conclusion de ce texte, je souhaite partager trois de mes articles qui permettent d'aller plus loin dans la connaissance du milieu décrit par Nancy Houston dans son roman. Dans chacun d'entre eux il y a de nombreuses références sociologiques, anthropologiques, littéraires, films et rapports officiels :

Mon article « L'imbrication classe et sexe à l'oeuvre : parcours identitaires et migratoires chez les personnes trans MtF latino-américaines » cherche à comprendre quelles sont les normes relatives au gente du milieu d'origine de cette population. Sont abordés des thèmes tels que la surreprésentation des trans latino-américaines dans la prostitution et leur parcours migratoire.
Mon article « Je vis ici, mais je ne compte plus les années » trace les trajectoires des femmes trans latino-américaines. Je commente un livre écrit dans une prison italienne par un militant politique et une femme trans brésilienne, devenu un best-seller en Italie et au Brésil.
Dans « Migration, travail du sexe et centralité de la violence », j'aborde la violence patriarcale en Colombie, du point de vue de femmes migrantes exerçant la prostitution en Espagne.
Lien : https://blogs.mediapart.fr/o..
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Francia, c'est une travailleuse du sexe trans colombienne travaillant au bois de Boulogne.

J'ai eu un peu de mal à rentrer dans le bouquin, surtout à cause de l'alternance entre les chapitres où Francia parle a la première personne et ceux où ses clients le font. Je trouvais ça artificiel, surtout pour les clients.

Et c'est pourtant ce qui m'a finalement embarqué. Parce que c'est justement ce décalage de récit qui donne a voir ce qui est tu.

Le très faible lien entre les deux types de chapitres montre comment pour Francia c'est un travail. Il y a des jours avec et des jours sans, des clients avec et des clients sans. Et ce côté travail assumé est donné a voir sans jamais minimiser l'horreur que vivent celles pour qui ça ne l'est pas où les dangers du métier, la traite des jeunes roumaines ou l'assassinat de Vanessa Campos.

J'ai aussi beaucoup aimé la personne de Francia. Elle en a bavé, elle fait avec, elle vit à plein, elle est éminemment humaine.

La plupart de ses clients le sont moins, ou donnent en tous cas l'impression d'avoir été créés pour montrer un stéréotype humain, souvent peu reluisant mais ça ne fait pas un personnage complet. Et aucun ne la voit comme un être humain. Elle est pour eux le stéréotype de la pute trans du bois de Boulogne.

Cette incitation par le style d'écriture a renverser le regard des stéréotypes m'a beaucoup plu.
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"Francia", C'est L'histoire de Rubén, devenu Francia, depuis les rues de Girardot, en Colombie, jusqu'aux boulevards de Paris – Un roman profondément humain. Écrit par Nancy Huston.
C'est un hymne à la vie, une célébration de la résilience humaine, où chaque page est une note dans la symphonie vibrante de l'existence.
Lien : https://lapressedusoir.fr/fr..
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critiques presse (4)
Bibliobs
12 avril 2024
Nancy Huston se glisse dans la peau de Francia, prostituée transgenre venue de Colombie. Le livre alterne les chapitres qui retracent sa vie misérable et glorieuse et les portraits des dix-sept clients qui recourent à ses services sur une journée.
Lire la critique sur le site : Bibliobs
LeDevoir
08 avril 2024
En entremêlant à la voix de Francia celle de 17 hommes qui se succèdent dans son lit, la romancière canadienne exilée à Paris offre le portrait kaléidoscopique d’une France brisée et homogénéisée par les désirs de domination masculins.
Lire la critique sur le site : LeDevoir
OuestFrance
15 mars 2024
Le dernier roman de Nancy Huston démontre à quel point la littérature peut nous surprendre et nous emmener loin des chemins balisés.
Lire la critique sur le site : OuestFrance
Culturebox
08 mars 2024
Mais ce qu’il y a de passionnant, c’est le regard porté sur ces hommes saisis sur le vif, dans l’instant où ils se décident à partir au bois. Qui sont-ils ? Que viennent-ils chercher ? Nancy Huston les fait exister dans leur complexité, en romancière des voix, virtuose.
Lire la critique sur le site : Culturebox
Citations et extraits (1) Ajouter une citation
Le boulevard de Clichy est tout reluisant de pluie. Un vieux monsieur la salue, c’est le kiosquier d’avant, il a pris sa retraite mais pas quitté le quartier, doit avoir un loyer 1948. Francia s’arrête quelques instants pour papoter, il lui dit qu’elle est toujours aussi belle, que son parapluie fait danser de jolis reflets rouges sur son visage, ça fait plaisir, elle l’embrasse sur les deux joues.
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Vidéo de Nancy Huston
Elle s'appelle Francia après s'être appelée Ruben, là-bas, dans son pays, en Colombie. Devenue femme, Francia est prostituée au bois de Boulogne. Dans son nouveau roman tout en justesse et en sensibilité, à travers ce personnage, Nancy Huston nous raconte le quotidien de la prostitution, entre larmes et espoirs.
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