Ah, je vais finir pas la connaître par cœur, cette pièce ! Ce n'est après tout que la troisième fois que je la lis. Mais j'ai toujours éprouvé une certaine réticence à la critiquer.
Les piliers de la société, encore appelée Les soutiens de la société, est considérée comme la première pièce d'Ibsen relevant de la critique sociale, même s'il avait déjà tenté vaguement la chose avec L'Union des jeunes. Il a passé beaucoup de temps à y travailler, peut-être parce qu'il pressentait qu'elle deviendrait une pièce de transition essentielle dans sa carrière. On a retrouvé des manuscrits de 1870 qui révèlent manifestement une première tentative de s'atteler aux Piliers de la société. Mais comme il s'attaqua par la suite à Empereur et Galiléen, pièce réputée de tous temps injouable mais grand succès de librairie, et publiée en 1873. Les Piliers de la société allait donc attendre. Or il se trouva qu'Ibsen, s'étant installé en Allemagne depuis un moment, fut de retour pour l'été 1974 en Norvège. Là, il entendit beaucoup parler de la question du chemin de fer et des appétits qu'il aiguisait, ainsi que du scandale des armateurs qui envoyaient des bateaux sur mer dans des conditions plus que déplorables, dans le but de les faire couler et de toucher l'assurance. Deux sujets que l'on retrouve, et qui sont loin d'être anodins, dans sa future pièce. Il entendit également parler ou rencontra des hommes et des femmes qui devinrent les modèles de ses personnages. Et pour ne rien gâter, il fut très impressionné et influencé dès le début des années 1870 par la pensée de Georg Brandes, qu'il rencontra en 1875, et qui prônait une littérature visant à la critique sociale.
Paraît donc enfin en 1877 Les Piliers de la société. le personnage principal en est le Consul Karsten Bernick, qui jouit d'une réputation sans tache et que l'on considère comme un véritable bienfaiteur de la société. Mais le premier acte débute sur une situation qui est sur le pont de dégénérer. On découvrira peu à peu dans les deux premiers actes comment Bernick s'est conduit de façon éhontée dans jeunesse, et le deuxième acte confirmera que, loin de s'être amendé de ses fautes, il a construit pendant quinze ans tout un mythe autour de sa personne, réunissant autour de lui divers acteurs de la société qui lui sont utiles, et se servant de sa réputation pour prospérer de façon pas très honnête, du moins pour le cas qu'on a sous les yeux : celui de la construction d'une ligne de chemin de fer, qui sent bon le conflit d'intérêt et ce genre de choses. Comme d'autres pièces d'Ibsen, celle-ci est impeccablement construite. le premier acte est celui de la faute ancienne qui remonte peu à peu à la surface, le second celui des révélations en masse, le troisième celui de la confrontation, et le quatrième celui de la résolution - en supposant qu'il s'agisse bien là d'une résolution.
Bernick représente donc à a fois l'hypocrisie, la malhonnêteté, aussi bien dans sa vie publique que dans sa vie privée. Il se défend pourtant de toute immoralité, jusqu'à une certain point, et se prévaut d'un grand projet : celui de l'intérêt général. Et pourtant, on comprend aisément que ses intérêts personnels ont toujours dicté sa conduite. Croit-il lui-même en partie à cet intérêt général pour lequel il se serait sacrifié sa vie durant ? Il est difficile de répondre à cette question, mais il est tout aussi compliqué d'y croire. Car on le voit se vauter très loin dans la fange, jusqu'à ourdir un projet tout bonnement criminel. Mais Bernick n'est pas seul. Chacun joue son rôle dans ce fonctionnement d'une société qui ne tourne pas très rond. Car il ne s'agit pas que de malhonnêteté et d'immoralité ici, mais aussi des conditions de travail des ouvriers, des conditions sociales écrasantes pour les femmes - qui s'y plient d'ailleurs souvent volontiers, pour la plupart. On comprend qu'Ibsen, quelques temps plus tard, piqua une colère noire devant le rejet de sa proposition de faire admettre les femmes comme membres effectifs de l'Association scandinave, avec droit de vote pour celles-ci - projet qui n'avait visiblement pas été soutenu par au moins une partie des femmes concernées.
Je suis un peu dubitative sur l'utilité de certains personnages, qui n'apportent pas grand-chose à la pièce selon moi - l'histoire d'amour vite bricolée étant la cerise sur le gâteau. Mais surtout, d'autres, comme la très originale et très libre Lona Hessel, s’amollissent au fur et à mesure, si bien que la pièce nous laisse sur notre faim. Que Bernick nous joue le coup de la sincérité sur la fin et que le lecteur ou le spectateur n'y croit pas, c'est presque acquis. Que d'autres personnages que lui, à l’éthique apparemment plus solide, s'y laissent prendre avec tant de facilité, qu'est-ce que c'est censé dire ? Faudrait-il continuer à se laisser berner "pour le bien de la société", pour sa tranquillité personnelle ? Faudrait-il continuer à jouer les hypocrites ? Faudrait-il toujours faire des concessions avec la morale ? Faudrait-il, au nom d'une certaine modernité et du capitalisme, au nom du profit (mais quel profit, d'ailleurs?) s'asseoir sur des valeurs essentielles ? C'est une réflexion que nous retrouverons plus tard dans Un ennemi du peuple, qui forme comme un diptyque avec Les piliers de la société. Et qui rend la pièce assez ambiguë. Pas étonnant que Georg Brandes ne l'ait pas trouvée assez radicale.
Challenge Théâtre 2020
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AUNE. - M. le consul m'a fait dire qu'il désirait me parler.
KARP. - C'est exact ; mais il ne peut vous recevoir. Il m'a chargé de vous...
AUNE. - Vous ?... Je voudrais cependant...
KRAP. - De vous dire que vous devez cesser les conférences que vous faites le samedi aux ouvriers.
AUNE. - Comment ! je croyais qu'il m'était permis de consacrer mon temps libre à...
KRAP. - Il ne vous est pas permis de consacrer votre temps libre à pousser les ouvriers à contester. Samedi dernier, vous les avez entretenus du dommage que leur causent nos nouvelles machines et notre nouvelle répartition du travail sur le chantier. Dans quel but ?
AUNE.- Dans le but d'être utile à la société.
KRAP. - Je m'en doute ! En attendant, le consul dit que c'est ainsi qu'on la désorganise.
AUNE. - Ma société n'est pas celle du consul, monsieur le fondé de pouvoir ; et, comme président de l'union ouvrière, je dois...
KRAP. - Avant toutes choses, vous représentez sur le chantier le consul Bernick ; avant toutes choses, vous avez à remplir votre devoir envers la société du consul Bernick, car c'est elle qui nous fait tous vivre. Et maintenant, vous savez ce que le consul avait à vous dire.
MADAME BERNICK. - Vraiment, un pareil livre suggère bien des réflexions.
RØRLUND. - Oui, c'est une bienfaisante contrepartie des productions quotidiennes de la presse. Que se cache-t-il sous les apparences brillantes et fardées dont la haute société se montre si fière ? La pourriture et le néant. Toute moralité lui manque. En un mot, elle n'est qu'un sépulcre blanchi.
HILMAR TØNNESEN. [...] (Il feuillette le livre du professeur.) «La femme servante dans la société» Quelle est cette sottise ?
MADAME BERNICK. Mon Dieu, Hilmar, ne parle pas ainsi. Tu n'as certainement pas lu ce livre.
HILMAR TØNNESEN. Non, et je n'en ai pas l'intention.
Acte premier
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