Roman, ou alors livre d'histoire déguisé en roman, «
Le Concert» est un livre majeur, une plongée, une révélation dans les conflits internes du camp communiste. L'Albanie occupa longtemps, avec les Khmers rouges, la place d'honneur sur le podium de l'horreur, rôle repris aujourd'hui par la Corée du Nord. Sous la dictature ubuesque d'Enver Hodja (de 1946 à 1985), l'Albanie rompit successivement avec la Yougoslavie, l'URSS et la Chine, et se retrouva pure et dure, mais isolée et pauvre parmi les pauvres. Lors de mon voyage en Albanie à cette époque où j'ai rencontré
Kadaré, les rues de la capitale n'étaient pas toutes pavées, les rares autobus, aux vitres cassées, avaient été rachetés d'occasion aux Algériens, la possession d'une voiture particulière était interdite au point que le large boulevard principal ressemblait à un piétonnier désert, et il n'y avait qu'un seul feu rouge dans le pays, pour bloquer la circulation devant le siège du parti communiste !
Ismaïl Kadaré est un témoin majeur de cette époque, au coeur du système, quand la littérature de l'Est tentait de faire croire à l'idéalisme d'un bloc uni par une théorie marxiste que la Chine a délaissée aujourd'hui au profit de richissimes capitalistes. «
Le Concert» est un témoignage de l'intérieur, comme d'autres oeuvres de
Kadaré, par exemple «Le Temps des querelles» et «
L'Hiver de la grande solitude». Ce livre évoque de manière pittoresque, presque à la Daumier, la rupture avec Pékin à travers le quotidien de plusieurs personnages. Il la compare avec la rupture précédente, avec le Kremlin, et décrit aussi la lutte entre les factions chinoises, la liquidation par Mao de Lin Piao, son successeur désigné accusé de trahison, et l'emprisonnement de la veuve de Mao, à la tête d'une autre faction, la fameuse Bande des Quatre. Trop puissant car s'appuyant sur l'armée, Lin Piao est officiellement mort dans un accident d'avion qu'on a jamais cherché à éclaircir, mais dont
Kadaré donne une version précise. Son livre évoque surtout la répercussion au quotidien, en Albanie, de cette lutte pour le pouvoir qui se passe loin, en Chine. le titre du livre se réfère à un concert qui se passe à Pékin, où des Albanais tentent de déchiffrer ce que cachent les absences de certains officiels au concert, et les préséances dans la loge officielle, pendant que Mao est proche de la mort (chapitre 13).
Écarté du pouvoir par le parti communiste à cause de l'échec catastrophique de sa politique de «Bond en avant», Mao avait réussi à reprendre le pouvoir au parti en s'appuyant sur les Gardes Rouges et sur l'armée, rivale du parti, lors de la Révolution Culturelle. Un ministre albanais en visite à Pékin se voit alors suggérer de faire de même avec une action symbolique, et de retour dans son pays, l'Excellence en question fait encercler une réunion de province du parti par des blindés, comme suggéré par les Chinois. Quatre des six officiers, fidèles au parti, refusent d'exécuter l'ordre, sont exclus de l'armée par le ministre, et emprisonnés avec interdiction sous peine de représailles de révéler la raison de ces sanctions, même à leur famille. Mais la lutte entre les factions fluctue comme une girouette, les officiers sont libérés et on va même jusqu'à fantasmer que «La Chine doit être balayée de la surface du globe». Sur la sellette, le ministre cherche à sauver sa peau et félicite même les officiers de lui avoir désobéi dans une scène d'un grand comique. «Il devait absolument trouver quelque chose à dire, présenter les choses comme… le résultat d'un aveuglement politique provoqué par des insuffisances dans l'étude du marxisme-léninisme» ou mieux encore, détourner la colère sur son collègue, ministre de l'économie, vu la situation calamiteuse du pays. Ou encore se rappeler qu'Enver Hodja, au cours d'une réunion du Bureau politique, avait demandé au ministre de l'Intérieur : «Pourquoi, jusqu'ici, les complots ont-ils toujours été découverts par le Parti, et jamais par la Sécurité d'État ? – et qu'à cette question, le visage du ministre était devenu livide».
Finalement, le ministre est emprisonné et le meilleur chapitre du livre, le chapitre 17, est un véritable morceau d'anthologie où le ministre et ses exécutants se livrent à une surenchère d'autocritique à la phraséologie stéréotypée et ridicule dont
Kadaré se moque avec délectation.
Longtemps, les journaux affichent une unité de façade entre la Chine et l'Albanie, mais une multitude de petits faits alimentent les rumeurs. Soudain, les bateaux chinois chargés d'apporter des équipements subissent des retards. le traducteur Ekrem ne reçoit plus de textes chinois à traduire, avant d'être réapprovisionné quand le vent tourne à nouveau. Un contrat est annulé sans explication. Des étudiants chinois rentrent au pays. On démonte l'antenne qui retransmet les nouvelles de Chine. Un Albanais marche involontairement sur le pied d'un Chinois dans un autobus. La presse chinoise s'en empare, on brandit des radiographies et on rappelle le Chinois en question à Pékin pour l'exhiber avec le pied dans le plâtre. Et comme tous ces petits épisodes croqués sur le vif ne suffisaient pas, on invente la mort héroïque d'une personne qui n'existe pas et qu'on propose comme modèle aux masses (voir citation).
Il y a aussi une gigantesque opération paranoïaque où de faux ramoneurs et de faux plombiers posent des milliers de micros-espions dans les maisons et les vêtements des personnes à surveiller, mais le matériel est défectueux et des milliers d'écoutants n'entendent au mieux, entre les grésillements, que des banalités ou des propos d'alcôve, et lorsqu'on s'aperçoit qu'un micro était dans la veste d'un tué lors d'un accident de la route, il faut aller déterrer le cadavre quelques semaines plus tard, en pataugeant dans la boue et par une pluie battante. Tout le livre est ainsi d'un humour grinçant.
Une chose m'a frappé, l'obéissance aveugle aux ordres les plus absurdes. Comme Eichmann, des gens sont pris dans une idéologie qui annihile toute réflexion personnelle. On tue sans état d'âme parce que l'ordre vient d'en haut.
Kadaré introduit souvent des allusions à
Shakespeare (
Macbeth et Duncan par exemple) et aux classiques grecs. C'est que le sort des Albanais se fait et de défait sans eux et loin d'eux, à Pékin, tout comme dans les tragédies grecques, les hommes ne sont que des marionnettes aux mains des dieux qui se disputent entre eux comme dans l'Odyssée d'
Homère. Et les hommes subissent sans comprendre.