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EAN : 9782373056556
272 pages
Aux forges de Vulcain (07/10/2022)
3.99/5   152 notes
Résumé :
K. est archiviste dans une ville détruite par la guerre, en Ukraine. Le jour, elle veille sur sa mère mourante. La nuit, elle veille sur les oeuvres d'art que, lors de l'évacuation, on a entassées dans la bibliothèque dont elle a la charge. Un soir, elle reçoit la visite d'un des envahisseurs, qui lui demande d'aider les vainqueurs à détruire ce qu'il reste de son pays : ses romans, ses poèmes et ses chansons.
Il lui demande de falsifier les oeuvres sur lesqu... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (84) Voir plus Ajouter une critique
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sur 152 notes
Comment familiariser un lectorat francophone à la culture ukrainienne sans commettre un ouvrage scolaire constitué de biographies et de chapitres historiques ?

C'est le défi relevé avec succès par Alexandra Koszelyk qui enferme K « L'archiviste » dans une bibliothèque dont les caves servent de refuge aux oeuvres d'art évacuées lors de l'opération spéciale visant l'Ukraine en février 2022.

Si K falsifie des chansons, des poèmes, des romans, des tableaux, l'envahisseur laissera la vie sauve à sa famille.

Que vont devenir K, Mila, sa soeur photographe de presse, et leur mère impotente dans leur pays envahi ?
Jusqu'où K va-t-elle collaborer, ou berner l'adversaire ?

Ainsi tenu en haleine le lecteur observe K modifier les chefs d'oeuvres fondateurs de la culture ukrainienne ; au fil des quarante-neuf chapitres, une petite vingtaine de créations cinématographiques, musicales, littéraires, d'événements historiques (Holodomor, Tchornobyl, Maïdan) sont revues et corrigées puis un détour par Odessa rappele l'origine homérique de ce port.

Chaque falsification blesse l'imagination de K qui se projette dans l'événement ou rejoint ses acteurs en s'incarnant à leurs cotés.

Alexandra Koszelyk alterne les points de vue. L'évocation du roman « Taras Boulba » permet de caracoler avec les cosaques et de chanter leurs hymnes puis « Les âmes mortes » du même (Mykola) Nicolas Gogol, nous enferment dans le modeste refuge de son exil parisien (1836-1837) d'où est sorti cette critique féroce de la Russie tsariste.

L'alternance entre le passé et le présent est structurée par une romancière qui maitrise parfaitement les cliffhangers et rédige d'une plume très visuelle des chapitres courts et percutants qui nourrissent l'imaginaire et la culture du lecteur.

Mais il est évident que ce mémorial ukrainien nous interpelle sur notre fidélité à la culture léguée par les générations qui nous ont précédé. Car les falsifications existent aussi chez nous et « L'archiviste » attribue fort justement « Maroussia » à Marko Vovtchok, pseudonyme masculin de l'écrivaine et traductrice Maria Aleksandrovna Vilinska. (1833-1907) l'une des premières femmes de lettres ukrainiennes. Cette nouvelle a été adaptée en français par l'éditeur Pierre-Jules Hetzel, alias Pierre-Jules Stahl, qui a publié l'adaptation française sous son pseudonyme en occultant totalement l'auteur qui avait le double handicap d'être femme et ukrainienne… et cent cinquante ans plus tard le moteur de recherche de Babelio attribue encore et toujours Maroussia à Pierre-Jules Stahl en relèguant Marko Vovtchok !

Quand on observe l'acharnement avec lequel des révisionnistes envisagent, par exemple, de supprimer la statue de Napoléon à Rouen ou les calvaires au bord de nos routes, quand on analyse les ouvrages scolaires de nos collèges qui effacent des pans entiers de l'histoire de France, on est obligé de constater que le combat de « L'archiviste » est le même que celui que nous menons pour que vive « l'espoir d'un peuple à survivre toujours, malgré la barbarie ».

Merci à Babelio et Aux Forges de Vulcain pour cet envoi lors de l'opération « Masse critique meilleurs voeux » et bravo Alexandra Koszelyk pour ce trésor littéraire !
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« Il faut que les gens d'ici se sentent étrangers chez eux. Déraciner les peuples conquis a toujours été, sera toujours la politique des conquérants. Il faut tuer la cité au point que les citoyens sentent qu'une insurrection, même si elle réussissait, ne pourrait la ressusciter ; alors ils se soumettent. »
Simone Weil, Venise sauvée (1943)

*
L'histoire de K se situe vraisemblablement en 2022, année tragique de l'invasion de l'Ukraine par l'armée russe.
Le personnage principal de ce récit, K, est conservatrice dans une bibliothèque spécialisée dans les archives. Au commencement des bombardements, de nombreuses oeuvres d'art vont être mises à l'abri dans les sous-sols de cette ancienne abbatiale parcourue par de nombreux souterrains. C'est ainsi que K devient la gardienne des trésors culturels et artistiques de son pays, une façon pour elle de lutter contre l'envahisseur.

Un soir, elle reçoit la visite d'un homme austère, menaçant, portant un chapeau. Il se présente à elle pour lui demander un étrange travail : il ne désire pas que les oeuvres d'art qu'elle cache soigneusement soient détruites, il désire qu'elles soient modifiées de manière imperceptible, falsifiées pour en détourner les messages.
K a les compétences artistiques et les connaissances pour mener à bien ce projet. En contrepartie, sa soeur retenue prisonnière aura la vie sauve et sera libérée.

L'Homme au chapeau a compris que la destruction physique des oeuvres du patrimoine ukrainien desservirait sa cause, constituant au contraire un terreau propice à la nostalgie, à la colère voire à la révolte. Il veut au contraire utiliser la jeune femme pour déformer puis effacer peu à peu toutes les voix du passé et ainsi poser les bases d'une nouvelle culture.
La guerre prend ainsi une autre forme puisqu'il s'agit de dénaturer, mutiler puis effacer un patrimoine culturel, en adoptant comme armes, des plumes et des mots, des pinceaux et des oeuvres d'artistes.

Pour K, c'est un crève-coeur de dégrader des oeuvres inestimables auxquelles elle tient tant. K est habitée par la peur, mais elle doit trouver un moyen de duper l'Homme au chapeau.

« K se demandait ce qui constituait pour chacun l'attachement à un pays, si ce n'était pas ce legs des personnes décédées qui portent les suivantes et les animent de leur souffle souterrain. »

*
C'est un livre instructif qui traverse les époques et quelques tranches de vie, le temps d'un rêve, peut-être. Grâce à une structure narrative qui entremêle habilement présent et passé, Alexandra Koszelyk fait revivre l'Histoire de l'Ukraine à travers plusieurs chapitres douloureux de son histoire, comme la catastrophe nucléaire de Tchernobyl ou encore l'Holodomor, une famine à grande échelle orchestrée par le régime stalinien au début des années 30 qui coûta la vie à plus de 5 millions d'Ukrainiens.

A la frontière entre le fantastique et l'actualité, Alexandra Koszelyk met magnifiquement en lumière un pays riche d'un patrimoine, d'une culture et d'une identité qu'elle porte par ses racines ukrainiennes.

J'aime beaucoup la forme irréelle que prend le courant qui emmène K dans d'autres époques. Ici, la magie s'invite sous la forme d'ombres qui entourent K, qui se pressent autour d'elle et l'entraînent dans les méandres du temps. Réelles ou imaginaires, ces ombres venues du passé n'ont rien de menaçant, ni de maléfique, elles sont plutôt des anges protecteurs.

« le réel prendrait peu à peu la dimension d'un songe. »

L'autrice célèbre la mémoire de certains grands artistes et écrivains ukrainiens dont les pensées et la résistance ont traversé le temps et dont les messages sont encore présents dans les mémoires collectives. Des noms connus, Mykola Gogol, Alexandre Pouchkine, Sonia Delaunay, d'autres noms qui m'étaient inconnus, comme le poète Taras Chevtchenko ou les artistes peintres Alla Horska et Maria Primatchenko.

« Pour les Soviétiques, seul le réalisme socialiste a sa place : reproduire avec exactitude le réel est pour ces hommes le seul horizon valable … À leurs yeux, l'imaginaire est dangereux, car il peut conduire à un autre monde, une autre réalité qui échapperait alors au pouvoir. »

*
L'écriture est belle, poétique nous emportant dans le carrousel de vies passées dont les mouvements entremêlent l'intime à l'universel.

« Comment réduire ma patrie à quelques mots, elle, la changeante, l'ambiguë, comment mettre sur le papier ses coquelicots, ses cosaques dont chaque geste porte la liberté, comment dire l'étendue de ses jaunes, de ses dorés, sous un ciel sans nuage, et ses steppes que le soleil arrose ? »

Pour un récit assez court puisqu'il fait moins de 300 pages, je l'ai trouvé particulièrement profond et riche en réflexions sur la littérature et l'acte d'écrire, sur la guerre et la suppression impassible d'une nation en gommant ce qui fait sa richesse et son caractère unique : sa culture, son art et sa langue, sa mémoire et son passé.
Il est aussi question de liberté, de force morale, de combat, d'engagement.

« Pour avancer, il faut tenir entre ses mains la lampe de son passé. Sinon, aucun génie ne pourra en sortir. »

C'est aussi un magnifique hommage au peuple ukrainien, à leur courage, à leur incroyable capacité de résistance et de résilience, à leur attachement à leur terre, à leur culture et à leur patrimoine.

« La vérité règnera-t-elle
Et ce monde, parmi les hommes ?
Il faut que cela soit, sinon
Le soleil arrêtant sa course
Brûlera la terre souillée. »
Taras Chevtchenko

*
Entre rêve et réalité, « L'archiviste » est une lecture originale et émouvante, un voyage intime et tendre à travers les mots de l'auteur et son histoire familiale, à travers des rencontres inattendues, à travers la clameur du passé et la mémoire d'un pays.
Ce roman engagé est une vraie surprise, de celle qui m'autorise à vous le recommander tout particulièrement.
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Appréciez-vous l'art sous une ou plusieurs des formes multiples que ce terme peut désigner : musique, danse, littérature, peinture, sculpture … ?
Abominez-vous la dictature, surtout quand celle-ci non contente de s'exercer à l'intérieur d'un pays cherche à s'imposer par la force aux pays voisins et déclenche des guerres, et non une « opération militaire spéciale » ?
Alors ce livre est pour vous.

K. est archiviste. Les oeuvres d'art de sa ville, maintenant aux mains des assaillants, ont été entassées dans la bibliothèque où elle travaille. Et elle se délecte de les contempler, jouissant de la richesse culturelle de son peuple. Mais l'envahisseur ne se contentera pas de détruire le pays physiquement, Il exige la réécriture de l'histoire de l'Ukraine, par la falsification des oeuvres d'art originelles. C'est K. formée par sa mère à de nombreuses formes d'art qui est en charge de ce travail. Elle obéit ou sa soeur aux mains de l'ennemi est assassinée.

Et l'on parcourt ainsi avec K une partie de l'histoire de l'Ukraine, aux cotés des nombreux artistes qui y ont vécu, en ont été chassés, y ont été enfermés. A chaque demande de falsification, l'archiviste revit un épisode de la vie de l'artiste dont elle doit modifier l'oeuvre. Ce qui permet de constater que ce pays a vécu à de nombreuses reprises des heures sombres, et que son envahisseur actuel n'en est pas à son coup d'essai. C'est une façon originale de balayer la richesse culturelle de ce pays et pour moi de la découvrir, et si je ne dois retenir qu'une chose de cette lecture c'est ce poème magnifique :
« L'espérance
Je n'ai plus ni bonheur ni liberté,
Une seule espérance m'est restée :
Revenir un jour dans ma belle Ukraine,
Revoir une fois ma terre lointaine,
Contempler encore le Dniepr si bleu
- Y vivre ou mourir importe bien peu -,
Revoir une fois les tertres, les plaines,
Et brûler au feu des pensées anciennes...
Je n'ai plus ni bonheur ni liberté,
Une seule espérance m'est restée.

Loutsk 1880
Lessia Oukraïnka »

On redécouvre aussi avec elle des moments forts de l'histoire ukrainienne, tel l'Holomodor qui a vu plus de 5 millions de personnes mourir de faim sous Staline ou bien sûr Tchernobyl. Et là aussi, la version expurgée doit dédouaner la Russie de toute responsabilité.

Une analyse très intéressante est aussi faite sur l'importance de la langue, qui a été plusieurs fois interdite. Dans le début de ce roman, K. voit les soldats démonter les panneaux de signalisation. Ceux en Ukrainien seront remplacés par des russes. Mais cette langue reste celle du coeur.
« Il n'y avait qu'à voir comment une culture bafouée dormait en chacun des êtres, attendant d'être délivrée de son supplice et libre au grand jour. Dans chaque foyer, alors que la langue ukrainienne avait été interdite, on s'échangeait des histoires de cosaques, on riait en ukrainien, on rêvait en ukrainien. L'autre langue était celle de l'administration, l'officielle. On gardait l'officieuse pour les échanges importants, nos joies, l'intime. On faisait l'amour en ukrainien. Quand une langue permet à deux êtres de s'aimer, toutes celles qui n'ont pas reçu ce rôle peuvent s'en aller un jour. »

Mais cette femme va se montrer plus intelligente que l'homme qui exige ces mutilations, et introduira dans chaque oeuvre falsifiée des indices permettant de comprendre les changements effectués.

L'histoire d'un peuple est ce qui lui donne son identité, et ce livre nous le rappelle magnifiquement.
Merci à NetGalley et aux éditions Les forges de Vulcain pour ce partage #LArchivisteukraineartpatrimoine #NetGalleyFrance
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(*4 novembre 2022 )

Plus d'un mois et demi que j'ai acheté et lu ce roman, en forme de fable , et comme je veux faire partager cette lecture étonnante, l'offrir, je me hâte de rattraper mon retard !!...

Une très belle lecture et la toute première découverte de cette auteure d' origine ukrainienne, dont la famille est arrivée en France dans les années 1930..

Le personnage central est une jeune femme, archiviste à Odessa; pour sauver sa soeur de la mort,elle se voit contrainte d'accepter un contrat honteux de la part d'un homme gradé, appartenant à l'envahisseur russe...qui lui demande dans son domaine des Archives où elle exerce ses talents de falsifier documents anciens, textes littéraires...jusqu'à falsifier des oeuvres d'art...afin qu'aux yeux de la postérité et de l'histoire, la Russie ait le
beau rôle , encore et toujours...!

Ce qui vaut pour tous les systèmes fondés sur la terreur : propagande du vainqueur et transformation des faits, à son profit !

"K.avait aussi sorti de l'enveloppe une autre feuille.C'était le fac-similé de la partition de l' hymne.(..)
Il fallait avoir l'esprit retors et la méthode de toute une administration pour produire et se permettre une telle infamie, et réviser ainsi un chant national !
Dans la balance des âmes, la vie de sa soeur d'un côté, l' hymne de l'autre.Comment se résoudre à choisir ?
K était encore une enfant, quand l'Ukraine était devenue indépendante ; c'était d'ailleurs son premier souvenir, la liesse de ses parents lors de cette annonce historique.
L' hymne avait résonné dans toute la ville, le drapeau était brandi dans le flot des mains.
Ce chant adopté par la République populaire d'Ukraine en 1917 avait été interdit dès 1920 par les Soviétiques, mais avait continué d'être fredonné dans l'intimité des maisons, comme une prière dans cette vie d'emprunt, un appel au passé éternel contre le provisoire. Les paroles s'étaient révélées prophétiques : " L' Ukraine n'est pas morte ".

Pour rentrer dans cette fable des plus évocatrices, il faut juste faire abstraction de quelques invraisemblances...Ce roman a le grand mérite de nous faire parcourir le parcours et les oeuvres d'artistes dissidents Ukrainiens et de "réactualiser" notre connaissance de
l' histoire de l' Ukraine... :

Parmi ces artistes rebelles et talentueux :

- Taras Chevtchenko ( poète, peintre et ethnographe)
- Gogol
- Pavlo Tchoubynsky ( poète et ethnographe)
- Alla Horska ( artiste peintre)
- Lessia Oukraïnka ( poétesse, écrivaine et critique)
- David Bourliouk ( peintre et illustrateur)
- Alexandre Archipenko ( sculpteur)
- Alexandra Exter (artiste peintre)
- Alexandre Dovjenko ( cinéaste)
- Vladimir Tatline ( peintre et sculpteur)...etc

Un livre des plus instructifs sous le couvert d'une fiction...menée allègrement !

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Dans l'Ukraine en guerre, de nos jours.
K. est une jeune archiviste responsable de la bibliothèque municipale. Dès les premiers bombardements, les oeuvres d'art des différents musées de la ville ont été abritées dans les sous-sols de la bibliothèque.
Un jour, K. reçoit la visite de l'Homme au Chapeau, à la solde de l'ennemi, qui lui ordonne de falsifier les oeuvres d'art entreposées dans les caves, pour en expurger toute trace de culture ukrainienne. Achever d'anéantir un peuple en annihilant ce qui fait son identité...
Tout doit y passer : hymne national, poèmes, romans, tableaux, sculptures,... K. est atterrée, mais l'Homme au Chapeau s'est assuré de sa « collaboration » en exerçant sur elle un chantage abominable.
Mais K. va trouver le moyen de résister, en intégrant dans les oeuvres qu'elle doit « retoucher » d'infimes indices de cette falsification, destinés aux générations futures.
« L'archiviste » est un conte tragique qui permet au lecteur de découvrir la culture et l'histoire ukrainiennes, par le biais des rêveries de K. qui l'emmènent au coeur même des oeuvres qu'elle doit modifier et du processus de leur création, et qui lui font vivre de l'intérieur les événements plus contemporains de Tchernobyl, de la Révolution Orange et de Maïdan.
Un roman onirique et touchant, un livre de résistance et un émouvant hommage à l'Ukraine.

En partenariat avec les éditions Aux Forges de Vulcain via Netgalley.

#LArchivisteukraineartpatrimoine #NetGalleyFrance
Lien : https://voyagesaufildespages..
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Citations et extraits (121) Voir plus Ajouter une citation
Alla continuait de regarder son étude, et poursuivit son dessin au fusain. Sous ses doigts, la texture du graphite la détournait de cette discussion qui épuisait ses forces. Mais son amie poursuivit :

« Rien ne vaut qu'on joue sa vie. »

L'artiste interrompit son geste sur une moue, la main arrêtée en l'air un instant, puis le reprit de façon plus marquée, appuyant à l‘excès sur le papier :

«L'art n'est pas rien, justement. Si je m'obstine dans cette voie, ce n'est pas pour moi, il n'y a rien d'égoïste là-dedans. Moi, je ne suis rien, par exemple, seulement de passage ici. En revanche, je me dois de transmettre la mémoire de mon peuple. Si je ne me bats pas pour lui, qui le fera dans l'avenir ? Comment les futurs artistes pourront poursuivre notre tâche, si nous n'avons pas maintenu le lien ? Comment les générations futures pourront se construire, si nous nous taisons ? Je me dois de continuer, et j'ai une confiance absolue en la jeunesse, ils trouveront le moyen de s'extirper de cette dictature, d'être libres à nouveau, même si cela prendra du temps. Personne ne peut étemellement demeurer un esclave, même les bêtes ont envie de liberté et ne sont Jamais plus joyeuses qu à trottiner dans un champ ! Si je peux aider la jeunesse à aller plus vite dans cet appel de liberté qui arrivera forcément, alors je le ferai. »

Puis, après avoir relevé la tête et fixé son amie, elle prit ses cheveux à pleines mains, les dégageant pour mieux respirer, et dit d’une voie forte :

« Et rien ne m'arrêtera ! »
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Ces personnes n'avaient rien demandé que de faire leur travail. Mais il fallait aliéner ces paysans qui ne possédaient que leur terre au profit de grands ensembles fermiers, amoindrir ce fleuron des républiques soviétiques qu'était l'Ukraine, berceau des artistes dans les années 1920-1930, et développer l URSS coûte que coûte. Le plan quinquennal mis en place par Staline exigeait une industrialisation lourde, une collectivisation des terres agricoles refusée en masse par les habitants, alors essentiellement agriculteurs et attachés à leur parcelle de terre. La bureaucratie engendrait la terreur, ne prenant aucun compte de l'individu, aveuglée par ce que devait être un ensemble, un grand tout.

Cinq millions de morts, et l'identité des vivants brisée. Et désormais l'Homme au chapeau voulait brouiller les responsabilités de cet Holodomor. Près d'une centaine d'années après, pourtant, personne ou presque ne connaissait cette extermination par la faim, alors pourquoi enfouir ce qui l'était déjà ? Était-ce là un trait de maniaquerie extrême ? L'envie d'humilier deux fois les victimes ? Que la jeunesse n'apprenne cette histoire qu'au travers d'un mensonge ?

La guerre qui déchirait son pays avait rappelé à ses habitants la douleur de l'inanition. La ville de K avait été privée d'approvisionnement pendant deux semaines : quand les habitants avaient accueilli les premières citernes d'eau apportées par les convois humanitaires, ils ne pouvaient pas ne pas penser à des chemins historiques déjà parcourus. Dans leur bouche montait un « plus jamais ça ».
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C’était bien plus que cela. Au-delà des frontières établies de façon artificielle par des hommes, il restait quelque chose de plus fondamental : une terre qui ne se préoccupait que très rarement des échelles supérieures de la géopolitique, et que personne, pas même des autocrates, ne pourrait enlever.

Il n'y avait qu'à voir comment une culture bafouée dormait en chacun des êtres, attendant d'être délivrée de son supplice et libre au grand jour. Dans chaque foyer, alors que la langue ukrainienne avait été interdite, on s’échangeait des histoires de cosaques, on riait en ukrainien, on rêvait en ukrainien.

L'autre langue était celle de l'administration, l'officielle. On gardait l'officieuse pour les échanges importants, nos joies, l'intime.

On faisait l'amour en ukrainien. Quand une langue permet à deux êtres de s’aimer, toutes celles qui n'ont pas reçu ce rôle peuvent s'en aller un jour.
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À Maïdan, quelque chose s'était joué, le peuple s'était rassemblé, de façon pacifique, pour protester contre un président sous influence qui se détournait de la volonté du peuple, désireux de se rapprocher de l'Europe. Ce que la population avait appelé « la révolution de la dignité » donnait tout son sens à l'origine du mot «démocratie»: «le pouvoir au peuple ». C'était bien cela qui s était passé, avec une puissance que personne n'aurait pu prévoir.

Les gens s'étaient organisés ; sans qu'aucun chef soit désigné, ils s'étaient réunis par centaines, un peu comme ces cosaques qui se regroupaient par «sontia». C'était la même chose à Maïdan. Un journaliste à l'époque s’était même demandé si les Ukrainiens avaient ça dans le sang, cette façon de s'unir et de faire face, sans chef et sans hiérarchie, chacun étant le membre d'un essaim inextricable.
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(Les premières pages du livre)
La nuit était tombée sur l’Ukraine.
Comme à son habitude, K était assise au bord du lit, attendant que sa mère s’endorme. La jeune femme était revenue vivre dans l’appartement de son enfance, après la crise qui avait laissé sa mère infirme. Une fois que les traits de celle-ci se détendirent, que sa respiration devint paisible, qu’elle retrouva sur son visage cette lucidité que l’éveil lui ôtait, K sortit de la chambre et referma la porte avec douceur. Dans la cuisine, elle prépara un café et, pendant que l’eau chauffait, alluma une cigarette, appuyée contre la fenêtre. Son regard se perdit dans la ville où les réverbères diffusaient une lumière douceâtre.
Des images de l’invasion lui revinrent.
La sidération le jour même, la bascule d’un temps vers un autre, ouvert à d’effrayantes incertitudes, cette faculté déjà de percevoir qu’un point sans retour venait d’être franchi... Comment aurait-elle pu se dire qu’un passé, dont chacun possédait encore le souvenir, allait redevenir l’exacte réalité ?
N’apprend-on donc rien des leçons de la guerre ?
Les premiers bombardements, les premiers tirs, les incendies, les murs des immeubles qui tombaient par morceaux, éclatant au sol comme des fruits trop mûrs à la fin de l’été, des fruits lourds de tout ce que l’être humain n’arrive pas à comprendre. Partout disséminés, des objets du quotidien qui ne retrouveraient jamais leur usage et qui dans la rue devenaient absurdes, piétinés par la foule qui courait se mettre à l’abri aux premières sirènes. Combien de visages pétrifiés, ahuris à jamais par ce monde plein de douleurs, combien de corps fallait-il jeter à la hâte au
creux des fosses pour éviter les maladies et la prolifération des vermines, combien d’enfants aux yeux emplis de visions d’horreur qui ne s’endormaient qu’au matin, épuisés par un combat nocturne contre une fatigue au goût de mort ? Et ces autres, là-bas, dans ces pays hors d’atteinte où le quotidien n’avait pas été saccagé : combien de temps fallait-il pour que nos voix leur parviennent ? Jusqu’où
l’écho d’un appel aux armes devait-il aller ? Quel degré d’horreur devait-on atteindre pour qu’ils réagissent ?
Les jours passaient et personne ne venait, les gens restaient incrédules. Au hasard des rues, K aperçut ce duo de soldats, le fusil en bandoulière. Ils avaient visiblement pour mission de décrocher des panneaux. Les suites de la guerre passaient aussi par ces corrections apparemment anodines : faire passer toute la signalétique dans la langue de l’envahisseur, bannir celle du pays.
L’invasion n’était pas terminée qu’elle préparait déjà le temps d’après : vieille méthode romaine de débaptiser les lieux. L’un des soldats lança l’ancien panneau dans la benne d’un camion. Puis, il se tourna vers son comparse et celui-ci lui fit comprendre, d’un signe de tête, de continuer plus loin sur la chaussée. Ils remontèrent l’avenue, soulevant, avec moquerie, quelques pierres du bout de leurs chaussures, comme pour vérifier qu’en dessous ne restait aucun souvenir à effacer.
Un ours en peluche, jeté hors d’un immeuble en ruines, avec d’autres biens épars d’une famille, se trouvait sur leur chemin. Enhardi par la plaisanterie qui lui venait, un des soldats s’en empara avec violence et fit mine de le cajoler en lui grattant le ventre de l’index, feignant devant l’autre un visage attendri. Ils éclatèrent d’un rire sec, un rire sans humour. D’où elle était, K entendait une berceuse.
Elle eut à peine le temps de comprendre que la mélodie venait de la peluche. Le soldat envoya l’ourson dans les airs, l’autre le rattrapa du pied et se mit à jongler avec, d’un pied à l’autre. Les deux hommes étaient hilares, ils s’amusaient ainsi, sans honneur, d’un débris d’enfance.
Après un dernier coup de pied dans la tête de l’ourson, les soldats disparurent au coin d’un carrefour. Le vent s’engouffra dans les immeubles troués d’obus, et K fut interpellée par cette solitude qui baignait les rues : les immeubles éventrés, jetés au sol, l’exode des femmes et des enfants, leur valise à la main, légère de la vie disparue mais alourdie du poids des adieux.
Personne n’était venu.
Sa patrie était malade, désormais. Comme après la Première Guerre mondiale, où l’Autriche-Hongrie s’élevait sur de gigantesques sous-sols. C’était un lieu babylonien, que son prédécesseur lui avait fait visiter quand cette archiviste avait pris ses fonctions de directrice. Ils avaient passé de longues heures à arpenter les couloirs voûtés, à la fraîcheur du monde. « Vous pourrez entreposer ici vos meilleures
bouteilles, avait-il plaisanté, personne ne vous les prendra ! À supposer que vous puissiez vous-même les retrouver ! » K ne buvant pas, l’espace immense était resté
absolument vide. Jusqu’à l’invasion.
Les sous-sols de la bibliothèque avaient constitué une cachette idéale. Les choses s’étaient précipitées, il avait fallu faire vite, les archivistes de la ville avaient décidé que cette ancienne abbatiale, avec ses nombreuses galeries souterraines, était le lieu idéal pour entreposer les œuvres. Les objets étaient arrivés portés à bout de bras, acheminés par des hommes, des femmes et des enfants, comme si c’était leur propre cœur tombé au sol. Les longs couloirs s’étaient remplis, le profane avait peu à peu côtoyé le sacré, sans distinction ou hiérarchie. Tout le patrimoine de la région et une partie de celui de la nation s’étaient retrouvés là, dans ces galeries souterraines, à dormir à l’abri des bombes.
Puis la ville avait été prise.
Les autres conservateurs n’étaient plus revenus.
Certains étaient morts, engloutis par les combats, d’autres s’étaient exilés quelque part plus à l’ouest. K était restée seule à garder les archives et les trésors du sous-sol : c’était son choix. Elle s’était décidée sans hésitation. Au fil des semaines, la jeune femme ne croisait presque plus personne dans les rues. Elle s’était dit qu’elle devait être la seule à savoir ce que ses souterrains dissimulaient. Elle se rappelait ses meilleures cachettes, quand elle était petite : c’étaient celles qui étaient à la vue de tous, où personne ne pensait chercher. Dans la journée, son travail consistait à descendre l’escalier menant aux galeries, vers les tréfonds, pour répertorier les œuvres, recenser les pertes, étiqueter et préparer, en somme, leur éventuel retour dans les musées.
K était donc à la fenêtre, dans l’appartement de sa mère, regardant la ville. Dans la tasse, le café était devenu froid. La jeune femme l’avala d’un trait, avec une moue de dégoût. Toutes ces images pas si lointaines revenaient infatigablement à la charge, elles peuplaient ses journées autant que ses nuits. Mais que pouvait-elle faire d’autre qu’y penser, elle, l’archiviste ?
Sa bibliothèque offrait toujours la même température, le même éclairage tamisé, la même place pour les livres dans les rayonnages. K, en maîtresse des lieux, avait la certitude que le temps n’y ferait rien, que dans cent ans l’endroit serait identique. Les générations suivantes y découvriraient, émues, le frémissement de la source humaine : la pensée y était comme une eau qui repose, rescapée des tourments et des passions dont elle avait ruisselé. Les livres avaient toujours été des confidents aux vérités immuables.
Lors de ses nuits d’insomnie, la jeune archiviste n’hésitait pas à s’y retirer. Quand elle refermait la lourde porte sur le silence des choses, les voix du dehors s’éteignaient, elles qui la malmenaient et ensablaient désormais son cœur. Chaque fois, l’épaisseur de ces murs la préservait du chaos. K adorait plus que tout feuilleter des ouvrages, passer d’un volume du XVIe siècle à des textes plus contemporains, consulter des inventaires domaniaux comme s’il s’agissait de romans d’amour. Cette nuit-là encore, quand elle quitterait l’appartement de sa mère, ce refuge s’ouvrirait grand pour elle. Rester dans cet immeuble l’étouffait, elle y jetait partout un regard nostalgique.
C’était une habitation aux joies révolues. K avait désespérément essayé de revenir en arrière, se mettant parfois au piano ou dans le fauteuil du père, très longtemps interdit. Mais quelle réalité pouvait encore se comparer à la beauté des souvenirs ?
Dans chacune des pièces s’entassaient les productions d’enfants de K et de sa sœur Mila : pendant sa jeunesse, avant de se marier, leur mère faisait figure d’artiste touche-à-tout. La maternité l’avait empêchée de poursuivre dans cette voie, mais elle avait transmis à ses deux filles son goût pour les arts et les correspondances qu’on peut déceler entre eux. Elle insistait beaucoup en souriant à ses jumelles : un art en éclaire toujours un autre sur une subtilité qui nous aurait autrement échappé. K s’était révélée virtuose, ce qui avait consolé sa mère d’avoir renoncé à une partie d’elle-même. D’ailleurs, elle disait à tous ceux qui voulaient l’entendre qu’en sa fille remuaient sans bruit de grandes aptitudes.
Une fois la tasse lavée, K sortit de l’appartement de sa mère. Le soir, étonnamment doux, sans vent ni fraîcheur, la désorienta vers le parc. Là-bas, sous les arbres, elle se promena et s’assit sur un roc quelques minutes. La plupart des gravats avaient été retirés, mais quelques-uns restaient entassés aux coins des rues, reliques posées là comme témoins de ce qu’avait été l’invasion.
K avait appris à vivre avec ces images. Après la stupéfaction et le déni était venu le temps de la colère. Elle s’était mise en tête de rejoindre le front, avait pris contact avec de vieilles connaissances susceptibles de la guider, mais elle était revenue à un sentiment plus pacifiste qui l’avait retenue d’accroître le désordre général. Elle s’était résignée à rester à l’arrière et avait cherché à mettre de l’ordre dans les galeries souterraines : telle serait sa façon de lutter, de prêter main-forte.
Une brise sur son visage la ramena au présent. Elle promena son regard sur le parc. À certains endroits, les arbres avaient plié, d’autres étaient calcinés. Jamais plus
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Vidéo de Alexandra Koszelyk
À l'occasion de la 33ème édition du festival "Étonnants Voyageurs" à Saint-Malo, Alexandra Koszelyk vous présente son ouvrage "L'archiviste" aux éditions Aux forges de Vulcain.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2652426/alexandra-koszelyk-l-archiviste
Note de musique : © mollat Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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