Du narrateur, peu de choses sont dévoilées, la plupart des informations le concernant sont passées sous silence, tout juste sait-on que cela se passe en 1966. Et son nom n'est par ailleurs jamais divulgué. Il semble évident que le romancier choisit ainsi de se focaliser sur l'intériorité du jeune garçon sans laisser son récit être surchargé par des détails qui ne revêtent, au fond, pas tellement d'importance, et sur celle qui est véritablement au centre du roman,
Madame. Ce que l'on sait, en revanche, c'est qu'il est le témoin privilégié de cette période post-stalinienne, spectateur de cette nostalgie du dictateur, mélancolie oppressante et paralysante, qui pèse sur les esprits résignés de tout un chacun.
Ce héros sans nom, ce garçon effronté toujours à la limite de l'impertinence est un touche à tout, un artiste aux talents multiples qui a besoin d'explorer toute forme d'art, c'est un jeune homme doué, intelligent, impétueux, au caractère explosif, qui détonne au sein de la grisaille et de la morosité ambiantes de Varsovie. Personnage pétillant qui transmet toute sa couleur et sa vivacité au récit. Il est aussi le meilleur exemple de cette nouvelle génération, éblouie par les lumières de l'ouest, ces États-Unis, où la vie grouille au rythme du swing des jazzmen et de leur musique entraînante, vive et puissante, cette Angleterre, qui chante et danse au son du rock des Beatles, cette France, en somme, tous ceux qui portent les espoirs d'une liberté totale, d'une existence meilleure.
Ce jeune homme porte un regard d'une lucidité et d'une justesse incroyables sur l'époque qui est la sienne et dont il se sent en décalage, ceci expliquant son attirance pour sa professeur de français. Cette femme, de presque trente-deux ans détonne dans ce lycée dont l'atmosphère étouffe sous le poids des souvenirs, des disparus, d'une époque définitivement enterrée, mais dont subsistent encore quelques fantômes. Une franco-polonaise dont la maturité exerce un puissant pouvoir d'attraction sur lui. Au-delà de son apparence de femme apprêtée, autoritaire, et son air impénétrable, de ce charme insaisissable, qui rend son personnage encore plus mystérieux que lui, il me semble que c'est aussi ce pouvoir, cette liberté unique dont elle dispose, celle de circuler librement, de posséder cette double culture qui la rend hors-du-commun.
le ton est tour à tour grave, piquant, parfois railleur, il est celui d'un lycéen qui dans la folie frénétique de sa
jeunesse n'hésite pas à enfreindre les règles, les codes implicites, à pousser les individus qu'il côtoie dans leurs retranchements, par son audace, sa sagacité et son esprit. Cette légèreté, qui assouplit un peu la formalité de l'écriture, m'a beaucoup plu. En parlant de limites justement, notre héros prend plaisir à les bousculer, dans des élans de provocation qu'il n'essaie même pas de canaliser, trop heureux de mettre en colère ses professeurs, comme s'il essayait de les sortir de leur torpeur, de redonner un peu de vie à ce qui l'entoure.
D'ailleurs, la musique, le théâtre, l'apprentissage du français avec Madame, apparaissent comme autant de tentatives pour le lycéen de faire naître et ressentir des sensations à travers une forme d'ivresse que ces activités provoquent en lui. Cette excitation, c'est aussi une fuite vers l'avant, loin de ce pays, de ce repli sur soi dans lequel il s'est muré, et qui éteint à petit feu ses autochtones, à travers cette forme d'exotisme fraîche et piquante, que Madame représente, ce renouvellement fébrile auquel il aspire mais que son avenir tout tracé lui refuse. Et cette sorte de combat, qu'il mène à sa manière, par le biais de son interprétation de Ray Charles, du Faust de Goethe et de l'Hamlet de Shakespeare face aux classiques et polonais Adam Mickiewicz, Juliusz de Leliwa-Słowacki, Zygmunt Krasinski.
Quant à
Madame, jeune femme élégante, intelligente, elle fait figure d'exception dans cet univers grisâtre. Plus que sa beauté, elle est surtout le symbole de cet exotisme, que représente la France et sa langue, cet ailleurs, qui attire tant le jeune garçon. Elle est l'objet d'ailleurs de l'attention de tous les lycéens, mise sur un piédestal. D'autant plus admirée, crainte, qu'elle représente cette modernité qui leur fait défaut et en fin de compte, qui pose un contraste d'autant plus étonnant dans cette société tout sauf moderne, qui s'est laissée rattrapée et dépassée par le temps.
Pour le jeune homme,
Madame ne se réduit pas à cette simple image, le jeune mythifie la professeur de française inaccessible qu'elle est, et qu'elle restera, pour lui.
C'est une étrangère, une femme ni totalement polonaise, ni totalement française, au prénom symbolique qui se trouve être également le titre d'un roman de Joseph Conrad, comme le souligne le narrateur. C'est finalement pour lui une égérie, une véritable muse, qui lui ouvre la voix de la littérature. À travers la révélation et l'appréhension progressives de l'identité de sa professeur, c'est finalement le jeune homme qui finit par se trouver lui-même.
en prenant un peu de hauteur, je ne pense pas qu'il faille le considérer uniquement sous la perspective du garçon amoureux, mais un garçon fasciné par tout ce qu'elle représente, par cette Europe de l'Ouest à la fois proche mais si éloignée, par son indépendance. D'une liberté de vie, elle a la possibilité d'aller en France quand elle le souhaite, projet inaccessible au commun des Polonais, de jouir totalement de son célibat sans ressentir la moindre contrainte pour épouser le premier venu.
Vous l'aurez compris, il y a des choses qui m'ont un peu déconcertées dans ce roman, des éléments qui ont un peu tempéré mon enthousiasme d'après-lecture. Voyons le bon côté des choses, ce roman possède de réelles qualités, celle de nous présenter un personnage plutôt bien élaboré, qui évolue aussi bien sur le registre de la sobriété que de la facétie selon la situation, symbole du renouveau souhaité et nécessaire, d'un monde polonais renfermé mais peut-être sur la longue route du changement. Roman au style irréprochable, agréable à lire, qui donne beaucoup de relief au récit même si celui-ci s'égard ou tourne en rond parfois. Avec en prime, une fin plutôt plaisante, où l'auteur ne cède pas à la facilité, avec une
Madame, qui se révèle sous un autre jour, totalement inattendu.
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