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Jean Bellemin-Noël (Préfacier, etc.)Milosz Czeslaw (Auteur de la postface, du colophon, etc.)Jean-Baptiste Para (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070406296
264 pages
Gallimard (01/03/2000)
3.96/5   26 notes
Résumé :
Homme des confins baltes par naissance et sensibilité, Milosz est, par choix de sa langue d'écrivain, l'un des grands poètes français du siècle. D'abord poète de la nature, il devient poète de Dieu et même messager prophétique. Pourtant, ses déclarations de soumission au catholicisme ne suffisent pas à l'arrimer durablement à l'orthodoxie. Comme un alchimiste apparemment soucieux de produire plus que de l'or, et qui découvrirait sans cesse des métaux inconnus, plus ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (2) Ajouter une critique
Deux périodes dans la vie d'Oskar Wladislaw de Lubicz Milosz : celle qui précède l'illumination du 14 décembre 1914, et celle qui la suit.


La différence se lit dans les poèmes. Ceux de la première période sont assez anecdotiques. Disons : anecdotiques supérieurs. Milosz était déjà un homme sensible. Il nous parle de l'enfance, du pays natal, de la solitude, de l'amour. Comme à chaque fois qu'on essaie de décrire l'oeuvre d'un poète, ça ne veut rien dire, vaut mieux lire.


Mais les textes qui suivent l'illumination…
Ce ne sont même plus forcément des poèmes. Ce sont des prières, des psaumes, des cantiques. Les prudes laïcs auront peut-être peur. Les mots de la tradition. Ces textes contiennent des fulgurances. Ils sont pourtant joyeux comme des corrélats spinoziens. Et ils donnent envie de danser.


Milosz cessa d'écrire de la poésie en 1924, ne se consacrant alors qu'à l'écriture de textes mystiques et de géographie natale. Sans doute le meilleur choix qu'il pouvait faire.


Fermons notre gueule sur ces quelques extraits :


[Psaume de la Réintégration]
« Il m'advient quelquefois, au milieu de la nuit, d'être éveillé par le silence le plus accompli de l'Univers. C'est comme si, tout à coup, les multitudes célestes, apercevant dans ma pensée le terme assigné à leur course, s'arrêtaient au-dessus de ma tête pour me considérer en retenant leur souffle. Ainsi qu'aux lointains jours de mon enfance, toute mon âme se tend alors vers la grande voix qui se prépare à m'appeler du fond des espaces créés. »


[Ibid.]
« Jadis, quand l'esprit du silence parfait me saisissait, je levais les yeux vers les soleils ; aujourd'hui, ma vue descend avec leur regard dans mon être. Car leur secret est là, et non pas en eux-mêmes. le lieu d'où ils me contemplent est celui-là même où je me tiens, et au reproche aimant peint sur le visage de l'univers je reconnais la mélancolie de ma propre conscience. »


[La confession de Lémuel]
« Tout, tout m'était déchirement. Comme les entrailles
Brusquement ramassées sous la main du boucher, tout
M'était déchirement.
Et pourtant, je gardais
Un sens, un toucher sûr pour cette sainte chose
Où cesse le lieu. Et le souvenir
D'un merveilleux passé m'éclairait. »


[Cantique de la Connaissance]
« Je viens de décrire l'ascension vers la connaissance. Il faut s'élever jusqu'à ce lieu solaire
Où l'on devient par la toute-puissance de l'affirmation –quoi donc ?- cela même que l'on affirme.
C'est ainsi que les mille corps de l'esprit se révèlent aux sens vertueux.
Monter d'abord ! sacrilègement ! jusqu'à la plus démente des affirmations !
Et puis descendre, d'échelon en échelon, sans regret,
Sans larme, avec une joyeuse confiance, avec une royale patience,
Jusqu'à cette boue où tout est déjà contenu avec une évidence si terrible et par une nécessité si sainte ! »


[Ibid.]
« L'homme en qui ce chant a réveillé non pas une pensée, non pas une émotion, mais un souvenir, et un souvenir très ancien, cherchera, dorénavant, l'amour avec amour.
Car c'est cela aimer, car c'est cela l'amour : quand on cherche avec amour l'amour. »
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Sûrement un des plus grands poètes polonais. Pour ceux qui aiment la poésie, je vous conseille de découvrir par vous-même ce magnifique recueil. de magnifiques poèmes à lire et à relire.
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Citations et extraits (99) Voir plus Ajouter une citation
UN CHANT D’ADIEUX DEVANT LA MER


Le soir où j’ai connu le son de votre voix
Hermia ! — il pleuvait pour les tristes, — il faisait si froid pour les pauvres...
Nous étions des passants perdus dans les brumes jaunes
D’une ville oubliée, cimetière sans croix.

Les regrets du jour, les espoirs du lendemain
Mouraient en paroles étrangères sur nos lèvres ;
Nous pensions : quel sera son visage dans le matin ?
Des voix mortes chantaient dans les tavernes.

Et nous voici devant la mer, devant la mer qui ne peut pas
Mourir. — Votre amour est une ombre sur un chemin de hasard,
Dans le paysage décoloré du souvenir
Quelqu’un s’arrête et dit : c’était il y a trente ans...

Votre forme est le dernier songe d’un malade
Que je ne connais pas et dont je ne verrai
Jamais la tombe. Je sais seulement qu’une pluie froide
D’extrême novembre enlinceule une contrée

De chagrin : une veilleuse hésite et s’éteint
Dans la plus pauvre chambre d’une maison maussade
Et vous vivez là, dans le dernier rêve d’un malade,
Quelque part, quelque part très loin, où ne conduit nul chemin...

Votre voix d’hiver, brumeuse lointaine et lente,
Agonise au déclin apaisé de mon cœur
Comme un chant perdu de pêcheurs
Au large de la mer dolente.

Votre présence est la lumière trouble que voient
Les yeux fermés de ceux qui pleurent leur enfance
Les voyages très anciens, les haltes
Dans un grand silence.

Votre fantôme est la ville nocturne où rien ne me retient,
La ville anonyme où l’heure d’auberge fut très lente
Et que je quitte pourtant avec des larmes
Et des regards d’adieux sans espoir vers les lampes.

Vos yeux sont les fenêtres nues et sans pensées
Des faubourgs froids où n’aboutit que le hasard,
Des faubourgs trop larges qu’on ne peut traverser
Sans murmurer le nom d’un absent ou d’un mort.

Et nous voici devant la mer avec nos âmes d’accalmie.
Je fus une heure sans voix aux cadrans de vos rêves,
Un jour de solitude, une nuit d’insomnie,
Mensonge de désir qui tâtonne et s’achève.

Vous fûtes la chanson d’un extrême autrefois,
Entendue au pays de toutes les enfances,
Un air navré, sommeil du cœur, pensée du silence,
Une plainte de flûtes sourdes et jaunies au profond des bois.

— Au clair d’une lune froide et voilée comme la face
De la pitié, quand la pitié songe à sa propre douleur,
J’ai vu l’amour passer avec les songes qui passent
Près des bosquets bleus de la maison du bonheur ;

Dans le chemin des saules pleureurs je l’ai vu passer.
Sa tendresse est l’heure où les sourires du retour
De vesper se rencontrent avec le dernier regard du jour
Dans le sommeil aux yeux ouverts de la rosée.

Son visage, dans la lumière de la mort,
Est fait de sons de luth qui se sont arrêtés,
En matière de songe et forme de beauté ;
La brise en ses cheveux agonise d’accords.

Ses parfums font songer aux jardins envahis
Par les fleurs de sommeil, d’ombre et de souvenir,
Aux vieux soleils d’octobre en d’étranges pays
Dont le nom est une chanson qui fait dormir.

Sa forme est la clarté des lointaines averses
Du soir ; ses grands bijoux voilés ont la couleur
De la pluie assoupie au cœur des fleurs que berce
Le premier vent d’automne en robe de malheur.

Ses yeux d’ange malade épris de sa souffrance
Sont des lacs lourds où meurt la tendresse infinie
D’un soir qu’ensevelit déjà tout le silence
Mais qui frissonne encor d’un déclin d’harmonies.

Sa chevelure est tiède ainsi que la poussière
Des noctuelles d’or dans la lune moirée
Et le battement large et lent de ses paupières
Est un essaim dormant de mirtils des forêts.

Je le trouvai plus loin endormi sur les sables
Mollement caressés de lunaires tiédeurs ;
Le charme ténébreux de l’indéfinissable
Me chuchota son nom dans les reflux pleureurs.

Je le couvris d’un chaud manteau de somnolence
Brodé de vieux étés fastueux et ternis,
Frangé de soleils morts aux traînes de silence
Et déployant des ciels tachés d’oiseaux jaunis.

Il me fut douloureux mais douloureux à peine
Comme un adieu d’enfant vers de candides mers ;
Des somnifères fleurs qui brûlaient son haleine
L’encens voilait ses yeux aux languides éthers.

Ses perles chatoyaient d’orients ineffables
Rêvés par les vieillards, créés par les enfants,
Et dans le demi-jour du bleu berceau des fables
Il sourit à mon cœur orphelin du vieux temps.

À l’heure où la mort blanche et profonde se couche
Sur les fleurs et les eaux, mon tendre ennui d’été
Se penchant vers ses yeux, étoiles du Léthé,
Goûta du sommeil pourpre aux pavots de sa bouche.

Et je lui dis là-bas, sous les saules bruissants :
J’ai peur de tes chansons qui s’achèvent en thrènes ;
Je sens souffrir ma vie au profond de tes veines,
Ton mirage sommeille au secret de mon sang.

Dans tes chers yeux, Saanas de langueur des musiques,
Gardiens enchantés du trésor ébloui
De la lune captive au sein des mers persiques
J’ai vu brûler l’amour de la nuit pour la nuit.

— Il sourit à son sourire dans le puits, cueillit la fadeur
D’une rose sans âme aux pétales de corail.
Une perle de sang fut son présent de fiançailles.
Je l’ai vu passer avec la lumière des fleurs.

Viendra-t-il reprocher à mon indifférence,
Automne et calme plat sur des mers sans trésors,
Ce vide et cet éclat d’hiver et de silence
Qu’ont les miroirs tendus vers les lèvres des morts ?

Tout cela est si vieux. Tout cela est d’hier,
Une morne quiétude de fin de maladie
Endort mon souvenir, stérile azur d’hiver
Où votre pâleur est une lune de midi.

Vous ne fûtes qu’un son de cloche pauvre et doux
Au clocher de toujours où l’oubli est le sonneur.
La maison du bonheur est plus vieille d’une heure
C’est tout ce que peuvent dire les sages et les fous.

L’esclavage de l’âme est long mais le règne du rêve est court.
Avec les battements insensés de mon cœur
J’ai cloué votre image à la croix de l’amour.
Voudriez-vous ressusciter dans la douleur ?

Nous n’avons plus rien, pas même le droit de nous plaindre : le mois
Des remembrances n’a-t-il pas été juillet ?
Ses jours n’ont-ils pas lui, pour vous comme pour moi,
Dans les crêpes de sa tristesse ensoleillée ?

N’a-t-il pas fait pleurer, pour bercer nos angoisses,
Le départ éternel de ses fleuves nacrés,
Et dans les sentiers bleus où nos traces s’effacent,
N’a-t-il pas répondu dans l’écho des forêts ?

Hélas, là-bas, là-bas, où dans l’opaque soleil de rêve
Les rouges lambeaux des jardins désenchantés
Jonchent les estuaires du vent, comme autrefois mes lèvres
S’effeuillaient sur l’eau sans frisson de votre clarté,

Là-bas, là-bas où la fuite immobile des oiseaux d’été
Hésite en une courbe molle avant de s’effacer
Pour toujours ; là-bas loin où la réalité
N’est que le plus proche des mille déserts du passé.

Là-bas si loin où les tulles pourprés du jour
Dans un signal d’adieu nonchalamment ondulent,
Aventurier des mers d’éternel crépuscule,
Oublieux des départs, oublieux des retours,

Rouge terriblement dans la mort du soleil,
Toutes voiles dehors dans l’insensé silence,
Le vaisseau vermoulu de l’ennui se balance
Avec ses exilés malades de sommeil.

Il ne descendra plus dans les brises qui tentent
Les oiseaux chatoyants du Sud vers la splendeur
Des tropiques de rêve aux vagues éclatantes,
Des rives où la mer expire sur les fleurs.

Il n’ira plus, berceau d’heureuses insomnies,
Troubler le calme-plat jonché d’astres défunts,
De l’heure où les échos meurent en symphonies,
Dans les jardins fanés d’un lointain de soupirs.

Il n’ira plus dormir aux ports de quiétude
Le sépulcre flottant de mes anciens espoirs,
Épouvantail des lourds oiseaux de solitude ;
Les phares inconnus le hèlent dans le soir ;

Ses lanternes parmi la mer sont la douleur
Des yeux béants éclos dans les miroirs des folles ;
Les régions de la mort dérangent ses boussoles ;
Blancs symboles de paix ou signes de malheur

Rouges comme le deuil des jours ses longs drapeaux
Bruissants de sel dorment oubliés dans la cale.
Navire d’autrefois, jouet des mers fatales
Si loin de moi, si loin des plages du repos !

Le voyez-vous qui monte entre les deux mirages
D’ une lune de cendre et d’un soleil figé
Dans le vent mordoré des automnes sauvages
Le vaisseau que mon âme a peuplé d’étrangers ?

Donnez-moi vos yeux, fantômes des étoiles de mon rêve
Pour la dernière fois, aux sons des cloches du départ,
Et vos cheveux de flamme triste, dans le vent de la mer,
Et vite, et vite, car il est tard.

Nous voici sans espoir devant la mer éteinte.
Pour la dernière fois dans la brume du port
Prononcez lentement, sans colère et sans feinte,
Un mot quelconque où chante un peu de doux remords.

Je voudrais voir en vous la morte que vous serez,
Si frêle dans la pitié de la grande nuit pâle,
Avec le mouvement des lumières sépulcrales
Sur votre froid visage ancien aux yeux fermés ;

Je voudrais être un chœur de musiques très vieilles,
Un fantôme de chant dans votre berceau d’oubliée,
La voix de la mer qui console ses noyés
Dans les grands lits de plantes froides, loin du soleil.

Je voudrais vous enlinceuler de passion, m’acharner
Sur votre léthargie, imposer à vos fières
Attitudes le geste adorant des prières,
Vous posséder dans l’infini, vous façonner

Dans l’abandon d’un grand sommeil, comme une terre
Docile et chaude sous les doigts des inspirés,
Sarcler dans un baiser de sang votre colère,
Être à vous comme le soupir est au regret ;

Ne voir de vous, pour un instant, que votre forme ;
Oublier vos regards, votre souffle, le bruit
De votre cœur et de vos veines qui s’endorment,
Pouvoir dire : c’était le monde, et je l’ai détruit...

Oh, ce n’est rien, — c’est le signal du départ, dans la nuit...
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En attendant les clefs
— Il les cherche sans doute
Parmi les vêtements
De Thècle morte il y a trente ans —
Écoutez, Madame, écoutez le vieux, le sourd murmure
Nocturne de l'allée…
Si petite et si faible, deux fois enveloppée dans mon manteau
Je te porterai à travers les ronces et l’ortie des ruines jusqu’à la haute et noire porte
Du château.
C’est ainsi que l’aïeul, jadis, revint
De Vercelli avec la morte.
Quelle maison muette et méfiante et noire
Pour mon enfant !
Vous le savez déjà, Madame, c’est une triste histoire.
Ils dorment dispersés dans les pays lointains.
Depuis cent ans
Leur place les attend
Au cœur de la colline.
Avec moi leur race s'éteint.
Ô Dame de ces ruines !
Nous allons voir la belle chambre de l’enfance : là,
La profondeur surnaturelle du silence
Est la voix des portraits obscurs.
Ramassé sur ma couche, la nuit,
J’entendais comme au creux d'une armure,
Dans le bruit du dégel derrière le mur,
Battre leur cœur.
Pour mon enfant peureux quelle patrie sauvage !
La lanterne s'éteint, la lune s’est voilée,
L’effraie appelle ses filles dans le bocage.
En attendant les clefs
Dormez un peu, Madame. — Dors, mon pauvre enfant, dors
Tout pâle, la tête sur mon épaule.
Tu verras comme l’anxieuse forêt
Est belle dans ses insomnies de juin, parée
De fleurs, ô mon enfant, comme la fille préférée
De la reine folle.
Enveloppez-vous dans mon manteau de voyage :
La grande neige d’automne fond sur votre visage
Et vous avez sommeil.
(Dans le rayon de la lanterne elle tourne, tourne avec le vent
Comme dans mes songes d’enfant
La vieille, — vous savez, — la vieille.)
Non, Madame, je n’entends rien.
Il est fort âgé.
Sa tête est dérangée.
Je gage qu’il est allé boire.
Pour mon enfant craintive une maison si noire !
Tout au fond, tout au fond du pays lithuanien.
Non, Madame, je n’entends rien.
Maison noire, noire.
Serrures rouillées,
Sarment mort,
Portes verrouillées,
Volets clos,
Feuilles sur feuilles depuis cent ans dans les allées.
Tous les serviteurs sont morts.
Moi, j’ai perdu la mémoire.
Pour l’enfant confiant une maison si noire !
Je ne me souviens plus que de l’orangerie
Du trisaïeul et du théâtre :
Les petits du hibou y mangeaient dans ma main.
La lune regardait à travers le jasmin.
C'était jadis.
J’entends un pas au fond de l'allée,
Ombre. Voici Witold avec les clefs.
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Cantique Du Printemps.

Le printemps est revenu de ses lointains voyages,
Il nous apporte la paix du coeur.
Lève-toi, chère tête! Regarde, beau visage!
La montagne est une île au milieu des vapeurs: elle a repris sa riante couleur.
Ô jeunesse! ô viorne de la maison penchée!
Ô saison de la guêpe prodigue!
La vierge folle de l’été
Chante dans la chaleur.
Tout est confiance, charme, repos.
Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau!
Un grave et pur nuage est venu d’un royaume obscur.
Un silence d’amour est tombé sur l’or de midi.
L’ortie ensommeillée courbe sa tête mûre
Sous sa belle couronne de reine de Judée.
Entends-tu? Voici l’ondée.
Elle vient... elle est tombée.
Tout le royaume de l’amour sent la fleur d’eau.
La jeune abeille,
Fille du soleil,
Vole à la découverte dans le mystère du verger;
J’entends bêler les troupeaux;
L’écho répond au berger.
Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau!

Nous suivrons la musette aux lieux abandonnés.
Là-bas, dans l’ombre du nuage, au pied de la tour,
Le romarin conseille de dormir; et rien n’est beau
Comme l’enfant de la brebis couleur de jour.
Le tendre instant nous fait signe de la colline voilée.
Levez-vous, amour fier, appuyez-vous sur mon épaule;
J’écarterai la chevelure du saule,
Nous regarderons dans la vallée.
La fleur se penche, l’arbre frissonne: ils sont ivres d’odeur.
Déjà, déjà le blé
Lève en silence, comme dans les songes des dormeurs.
Et la ville, elle aussi, est belle dans le bleu du temps; les tours
Sont comme des femmes qui, de loin,
Regardent venir leur amour.
Amour puissant, ma grande soeur,
Courons où nous appelle l’oiseau caché des jardins.
Viens, cruel coeur,
Viens, doux visage;
La brise aux joues d’enfant souffle sur le nuage
De jasmin.
La colombe aux beaux pieds vient boire à la fontaine;
Qu’elle s’apparaît blanche dans l’eau nouvelle!
Que dit-elle? où est-elle?
On dirait qu’elle chante dans mon coeur nouveau.
La voici lointaine...
Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau!
Viens, suis-moi! je connais les confins de la solitude,
La femme des ruines m’appelle de la fenêtre haute:
Vois comme sa chevelure de fleurs folles et de vent
S’est répandue sur le chéneau croulant.

Et j’entends le bourdon strié,
Vieux sonneur des jours innocents.
Le temps est venu pour nous, folle tête,
De nous parer des baies qui respirent dans l’ombre.
Le loriot chante dans l’allée la plus secrète.
Il nous attend dans la rosée de la solitude.
Ô beau visage sombre, long et doux,
Lampe de minuit de juillet
Allumée au profond du tulipier en fleur!
Je te regarde: toute mon âme est noyée
Dans les pleurs:
Viens, mon amour, viens, mon juillet.
Viens, ô ma nuit!
Ne me crains pas: mon coeur est la coupe de pluie
Offerte par l’orage à l’oiseau migrateur!
Il y a sur ta tempe une veine au cours calme,
Ensommeillée.
C’est ma couleuvre du foyer,
Nourrie de pain et de miel blanc de l’autre année.
Il y a dans tes yeux le secret de la nuit,
Le charme de l’eau. Comme dans la nuit, comme dans l’eau
Il y a là maint danger.
Dis-moi, ton coeur va-t-il lui aussi, lui aussi, changer?
Tu ris; et pour rire, ma soeur.
Tu inclines la tête, tu allonges le cou.
Cygne noir, cygne apprivoisé, cygne très beau:
Et l’épaule tombante se creuse d’un pli d’eau.
Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau!
Maintenant, tu lèves la tête et de l’ombre des cils
Un rayon divisé

Me vient comme à travers la profondeur
De la feuillée:
Et c’est là un moyen de lire dans le coeur.
Que tu sois à ce point un songe que l’on touche...
-Écoute! Écho a joint ses mains d’écorce sur sa bouche,
Il nous appelle. Et la forêt est vêtue de candeur.
Viens! je veux te montrer à mes frères, mes soeurs,
Aux grenades du Sud, aux ceps de la montagne:
«Voici ma soeur, voici ma compagne,
Voici mon amour vêtu de couleurs.
Il m’a fait entrer au royaume de l’enfance:
Ma pauvre tête était au fond du fleuve obscur de la science:
Il est venu, il m’a ouvert la porte du tombeau!»
Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau!
Ô soeur de ma pensée! quel est donc ce mystère?
Éclaire-moi, réveille-moi, car ce sont choses vues en songe.
Oh! très certainement je dors.
Comme la vie est belle! plus de mensonge, plus de remords
Et des fleurs se lèvent de terre
Qui sont comme le pardon des morts.
Ô mois d’amour, ô voyageur, ô jour de joie!
Sois notre hôte; arrête-toi;
Tu te reposeras sous notre toit.
Tes graves projets s’assoupiront au murmure ailé de l’allée.
Nous te nourrirons de pain, de miel et de lait.
Ne fuis pas.
Qu’as-tu à faire là-bas?
N’es-tu pas bien ici?
Nous te cacherons aux soucis.
Il y a une belle chambre secrète

Dans notre maison de repos;
Là, les ombres vertes entrent par la fenêtre ouverte
Sur un jardin de charme, de solitude et d’eau.
Il écoute... il s’arrête...
Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau!
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LE SILENCE

[...]
Je connais des maisons pleines de douces voix ;
Mais l'accent le plus tendre aujourd'hui m'importune ;
Le songe somptueux et dolent de la lune
Me conduit par la main vers la paix des grands bois.
Pourtant je ne hais point les pauvres voix humaines ;
À l'appel déchirant de l'amour, de la peur,
Un triste écho répond dans la nuit de mon cœur
Et j'aime à m'enivrer de ses notes lointaines.
Non, doux silence, non je ne hais point les voix ;
Elles ne troublent point ma solitude amère ;
Ce que je porte en moi de mortel, d'éphémère,
Aime à se rapprocher des hommes quelquefois.
J'en connais qui sont grands ; j'en connais qui sont sages,
Qui vénèrent l'Amour et me l'ont enseigné ;
Mais je crains cette angoisse et cet air résigné
Qui rampent lâchement sur les plus beaux visages.
Ô silence, ami sur qui ce soir sur le monde
Répands le baume d'or de ta tranquillité
Endors-toi doucement dans son cœur agité
Ainsi qu'un jeune roi dans la pourpre profonde.
Pose ta froide main sur son sein déchiré
Par l'amère pitié, la trompeuse espérance ;
Laisse couler sur lui ta lumière qui pense,
Ton chaste clair de lune étrange, énamouré.
Sois doux à ce dormeur ! Et la tâche accomplie
Viens me rejoindre au loin sur les monts vaporeux :
Nous nous prendrons les mains et sous les cieux heureux
Nous nous regarderons avec mélancolie.

(extrait de "Les Éléments") - Pp.105-106
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Symphonie Inachevée.

I

Tu m’as très peu connu là-bas, sous le soleil du châtiment
Qui marie les ombres des hommes, jamais leurs âmes,
Sur la terre où le coeur des hommes endormis
Voyage seul dans les ténèbres et les terreurs, et ne sait pas vers quel pays.

C’était il y a très longtemps -écoute, amer amour de l’autre monde -
C’était très loin, très loin -écoute bien, ma soeur d’ici -
Dans le Septentrion natal où des grands nymphéas des lacs
Monte une odeur des premiers temps, une vapeur de pommeraies de légende englouties.

Loin de nos archipels de ruines, de lianes, de harpes,
Loin de nos montagnes heureuses.
-Il y avait la lampe et un bruit de haches dans la brume,
Je me souviens,

Et j’étais seul dans la maison que tu n’as pas connue,
La maison de l’enfance, la muette, la sombre,
Au fond des parcs touffus où l’oiseau transi du matin
Chantait bas pour l’amour des morts très anciens, dans l’obscure rosée.

C’est là, dans ces chambres profondes aux fenêtres ensommeillées
Que l’ancêtre de notre race avait vécu
Et c’est là que mon père après ses longs voyages
Était venu mourir.

J’étais seul et, je me souviens,
C’était la saison où le vent de nos pays
Souffle une odeur de loup, d’herbe de marécage et de lin pourrissant
Et chante de vieux airs de voleuse d’enfants dans les ruines de la nuit.



II

Le dernier soir était venu et avec lui la fièvre
L’insomnie et la peur. Et je ne pouvais pas me rappeler ton nom.
La garde était sans doute allée au presbytère
Car la lanterne n’était plus sur l’escabeau.

Tous nos anciens serviteurs étaient morts; leurs enfants
Avaient émigré; j’étais un étranger
Dans la maison penchée
De mon enfance.

L’odeur de ce silence était celle du blé
Trouvé dans un tombeau; et tu connais sans doute
Cette mousse des lieux muets, soeur des ensevelis
Couleur de lune mûre et basse sur Memphis.

J’avais longtemps couru le monde avec mon frère
Sans repos; j’avais veillé avec l’angoisse
Dans toutes les auberges de ce monde. Maintenant, j’étais là,
Tête blanche déjà comme le frère nuage. Et il n’y avait plus personne.

L’écho d’un pas, le trot de la vieille souris m’eût été doux,
Car ce qui me mangeait le coeur ne faisait pas de bruit.
J’étais comme la lampe de la mansarde au petit jour,
Comme le portrait dans l’album de la prostituée.

Parents et amis étaient morts. Toi, ma soeur, tu étais plus loin
Que le halo dont se couronne en janvier clair
La mère de la neige. Et tu me connaissais à peine.
Quand tu parlais, je tressaillais d’entendre la voix de mon coeur.

Mais tu ne m’avais rencontré qu’une fois, une seule,
Dans la lumière étrange des lampes d’apparat
Entre les fleurs de nuit, et il y avait là des courtisans dorés
Et je ne dis adieu qu’à ton reflet dans le miroir.

La solitude m’attendait avec l’écho
Dans l’obscure galerie. Une enfant était là
Avec une lanterne et une clef
De cimetière. L’hiver des rues

Me souffla une odeur misérable au visage.
Je me croyais suivi par ma jeunesse en pleurs;

Mais sous la lampe et mon Hypérion sur les genoux,
La vieillesse était assise: et elle ne leva pas la tête.



III

Écoute bien, ma soeur d’ici. C’était la vieille chambre bleue
De la maison de mon enfance.
J’étais né là.
C’est là aussi

Que m’apparut jadis, dans le recueillement de la vigile,
Mon premier arbre de Noël, cet arbre mort devenu ange
Qui sort de la profonde et amère forêt,
Qui sort tout allumé des vieilles profondeurs

De la forêt glacée et chemine tout seul,
Roi des marais neigeux, avec ses feux follets
Repentis et sanctifiés, dans la belle campagne silencieuse et blanche:
Et voici les fenêtres d’or de la maison de l’enfant sage.

Vieux, très vieux jours! si beaux, si purs! c’était la même chambre
Mais froide pour toujours, mais muette, mais grise.
Elle semblait avoir à jamais oublié
Le feu et le grillon des anciennes veillées.

Il n’y avait plus de parents, plus d’amis, plus de serviteurs!
Il n’y avait que la vieillesse, le silence et la lampe.

La vieillesse berçait mon coeur comme une folle un enfant mort,
Le silence ne m’aimait plus. La lampe s’éteignit.

Mais sous le poids de la Montagne des ténèbres
Je sentis que l’Amour comme un soleil intérieur
Se levait sur les vieux pays de la mémoire et que je m’envolais
Bien loin, bien loin, comme jadis, dans mes voyages de dormeur.



IV

-«C’est le troisième jour.» -Et je tressaillis, car la voix
Me venait de mon coeur. Elle était la voix de ma vie.
-«C’est le troisième jour.» -Et je ne dormais plus, et je savais que l’heure
De la prière du matin était venue. Mais j’étais las

Et je pensais aux choses que je devais revoir; car c’était là
L’archipel séduisant et l’île du Milieu,
La vaporeuse, la pure qui disparut jadis
Avec le tombeau de corail de ma jeunesse

Et s’assoupit aux pieds du cyclope de lave. Et devant moi,
Sur la colline, il y avait le château d’eau avec
Les lianes d’Eden et les velours de vétusté
Sur les degrés usés par les pieds de la lune; et là, à droite,

Dans la belle éclaircie au mitan du bocage,
Les ruines couleur de soleil! et là, point de passage
Secret! car j’ai erré dans cette thébaïde
Avec l’amour muet, sous le nuage de minuit. Je sais

Où sont les mûres les plus sombres; l’herbe haute
Où la statue frappée a caché son visage
Est mon amie et les lézards savent depuis longtemps
Que je suis messager de paix, qu’il ne tonne jamais

Dans le nuage de mon ombre. Ici tout m’aime
Car tout m’a vu souffrir. -«C’est le troisième jour.
Lève-toi, je suis ta dormeuse de Memphis,
Ta mort au pays de la mort, ta vie au pays de la vie.

La très-sage, la méritée»...
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O. V. de MILOSZ – Le chant du feu nocturne (France Culture, 2002) Émission "Surpris par la nuit" diffusée, le 6 mars 2002, sur France Culture. Jean Pietri, accompagné des lectures réalisées par Emmanuel Lemire, s'entretenait avec Alexandra Charbonnier, Jean Bellemin-Noël, Jean-Baptiste Para, Laurent Terzieff, André Silvaire, Krzysztof Yezewski et Czeslaw Milosz.
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