Le pays où nous vivons se dérobe sous nos pieds
et nous ne causons plus que dans un chuchotis,
mais où l'on trouve assez à caresser la bouteille
les langues vont leur train sur l'homme du Kremlin :
Ses gros doigts comme des vers, pleins de graisse,
ses dires véridiques comme des poids de pesée,
ses moustaches de cafard qui rient,
ses bottes à tige qui luisent épanouies.
Petits chefs au cou grêle, la racaille s'empresse
(avec art il en joue de ces demi-portions)
siffle, miaule et chiale à qui mieux mieux,
tandis que seul il tonne, cogne, désigne,
édicte et ferre oukase sur oukase : et vlan !
dans l'bide, la tête, l'arcade et l'œil.
Tout ce qui est supplices est délices
et bombe le poitrail de l'Ossète.
(novembre 1933)
Note de l'éditeur :
Ce poème, lu à quelques amis, valut à Mandelstam d'être arrêté dans la nuit du 16-17 mai 1934.
Ossète : Staline était géorgien, mais beaucoup s'y trompaient car Djougachvili, son vrai nom, signifie en géorgien “fils d'Ossète”.
(POÈMES EN MIETTES)
Assez broyé de noir : les papiers, au tiroir !
Désormais m'habitera un excellent démon
comme si mon shampouineur François
m'eût frictionné la tête à fond.
Parions que je ne suis pas tout à fait mort.
Et je jure sur mon bonnet qu'en jockey
je saurai encore leur en faire voir
à trotter sur leurs pistes de courses.
Je garde en mémoire qu'en cette belle année
trente et une, les merisiers croulent de fleurs,
les asticots sous la pluie pètent la forme
et tout Moscou vogue en chaloupe.
Ne pas s'émouvoir. L'impatience est un luxe.
Très progressivement je mets la vitesse :
nous entrerons en piste d'un pas mesuré
– je garde ma distance.
7 juin 1931
Note de l'éditeur :
François : Villon.
Chaloupes : les crues de la Moskova au printemps 1931 avaient fait sortir le fleuve de son lit.
N'en souffle mot à personne,
oublie ce que tu as vu :
l'oiseau, la vieille, la prison
et le reste ...
Car, si tu desserres les lèvres,
d'imperceptibles frissons
comme aiguilles de pin,
le jour venu, te saisiront.
Et tu te rappelleras la guêpe,
l'encre, le plumier d'enfant
à la datcha, et les myrtilles
que tu n'as jamais cueillies.
octobre 1930
N'en souffle mot à personne, oublie ce que tu as vu : l'oiseau, la vieille, la prison et le reste...
Car, si tu desserres les lèvres, d'imperceptibles frissons comme aiguilles de pin, le jour venu, te saisiront.
Et tu te rappelleras la guêpe, l'encre et le plumier d'enfant à la datcha, et les myrtilles que tu n'as jamais cueillies.
N’en souffle mot à personne…
N’en souffle mot à personne,
oublie ce que tu as vu :
l’oiseau, la vieille, la prison
et le reste …
Car, si tu desserres les lèvres,
d’imperceptibles frissons
comme aiguilles de pin, le
jour venu, te saisiront.
Et tu te rappelleras la guêpe,
l’encre, le plumier d’enfant à
la datcha, et les myrtilles
que tu n’as jamais cueillies.
/Traduction du russe par Christiane Pighetti
Prose et poésie d'Ossip Mandelstam (France Culture / Répliques). Photographie : Ossip Mandelstam, vers la fin de sa vie. © Mandelstam Centre, Moscou. Production : Alain Finkielkraut. Réalisation : Didier Lagarde. Avec la collaboration de Anne-Catherine Lochard. Diffusion sur France Culture le 19 mai 2018. Ossip Emilievitch Mandelstam (en russe : О́сип Эми́льевич Мандельшта́м), né le 3 janvier 1891 (15 janvier 1891 dans le calendrier grégorien) à Varsovie et mort le 27 décembre 1938 à Vladivostok, est un poète et essayiste russe. Il est l'un des principaux représentants de l'acméisme, dans la période dite de l'âge d'argent que la poésie russe connaît peu avant la révolution d'Octobre.
Il écrit en 1933 une “Épigramme contre Staline”, qui lui vaut arrestation, exil, et finalement mort durant sa déportation vers la Kolyma.
Évocation de la vie et de l'œuvre d'Ossip Mandestam dont Le Bruit du Temps publie une nouvelle traduction.
« Le Bruit du Temps est une maison d'édition qui redonne confiance dans la vie intellectuelle. Après notamment l'immense poème épique de Robert Browning, “L'anneau et le livre”, et les “Œuvres complètes” d'Isaac Babel, voici que paraissent en deux volumes somptueux la prose et la poésie d'Ossip Mandelstam : “Œuvres poétiques” et “Œuvres en prose”. Je ne pouvais laisser passer une occasion si belle. J'ai donc invité celui qui a entrepris la retraduction de tous ces textes : Jean-Claude Schneider et l'historienne d'art Véronique Schiltz, qui a aussi traduit le poète Joseph Brodsky. Avant d'entrer avec eux dans l’œuvre fascinante et difficile, je voudrais demander à ces deux grands lecteurs ce qu'il faut savoir de la vie de l'homme dont nous venons d'entendre la voix. » Alain Finkielkraut
Invités :
Véronique Schiltz, archéologue et historienne de l'art française, orientaliste et helléniste
Jean-Claude Schneider, poète, essayiste et traducteur
Sources : France Culture et Wikipédia
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