« Cassandre : (…) la vérité prophétique me travaille cruellement, me flagelle, par rafales, de ses accents sinistres. » (Eschyle Agamemnon-« Les tragiques grecs-théâtre complet » trad
Victor Henri Debidour p. 210)
Ouvrage après ouvrage
Andrea Marcolongo poursuit sa mission de lanceuse d'alerte. Elle n'est pas la seule, mais comme Cassandre pour faire référence à l'antiquité grecque qu'elle chérit viscéralement, personne ne l'écoute véritablement.
On se souvient que, contrairement à ce qu'un raccourci largement partagé énonce, le « tort » de Cassandre n'est pas d'être pessimiste, mais de percevoir l'avenir, tel qu'il se profile véritablement. Sa malédiction est que personne ne veut entendre ses interpellations suscitées par ses visions. On souhaite évidemment un destin moins tourmentée à notre helléniste préférée….
Au cas présent
Andréa Marcolongo a été missionnée pour contribuer à la série « Ma nuit au musée » pour une immersion nocturne dans le musée de l'Acropole.
On ne connaît pas le modus operandi pour la désignation de l'auteur(e) sur un site. Globalement, à en juger par la liste des auteur(e)s contributeurs-trices, il ne semble pas qu'il y ait globalement de prérequis en matière d'histoire de l'art, de connaissances historiques, en tout cas pas sous forme de savoir académique estampillé spécialiste.
Mais cette impression est sans doute un trompe l'oeil, les « chargé(e)s de mission » semblent chez eux dans ces lieux et très intimes avec les artistes exposés.
Et pour cet opus de la série au titre inspiré, «
Déplacer la Lune de son orbite », en toute hypothèse, le profil de l'auteure la présélectionnait naturellement pour cet exercice.
Pourtant, celle-ci, par coquetterie ou excès de sincérité se fait volontiers iconoclaste.
Elle confie qu'elle ne maîtrise pas la langue grecque (moderne) et qu'elle entretient un sentiment de culpabilité à l'égard de la culture grecque antique ; elle considère l'avoir pillée pour favoriser sa réussite personnelle, un vrai aveu d'usurpatrice !!!
« Cette nuit, face au Parthénon, je ne suis que l'énième descendante d'Elgin qui a cru pouvoir bâtir sur sa vie sur les cendres du monde antique dans le seul but de vendre : que ce soient des marbres ou des livres, j'ai l'impression que cela n'a aucune importance .
Maudite je suis, maudite je reste. » (p. 193)
Elgin est naturellement cet ambassadeur britannique (1766-1841) qui procéda au pillage du Parthénon, (tout particulièrement ces sculptures de Phidias, les « métopes » qui ornaient la partie supérieure de l'Acropole et une des célébrissimes caryatides), se prévalant d'une « autorisation » de l'autorité exercée par l'Empire Ottoman, qui asservissait alors la Grèce, qui ne retrouvera son indépendance qu'en 1830.
Le travail de Marcolongo a certes connu une heureuse fortune, adossé au patrimoine cultuel hellénique, mais ce constat n'a rien d'illégitime et en toute hypothèse ne s'est pas fait aux dépens de ce patrimoine, toute le contraire !
Contrairement à ce qu'énonce notre helléniste préférée, tous les amoureux de la Grèce antique ne sont pas des vautours ou des opportunistes, prompts à se construire des succès et carrières faciles. Ainsi, le lecteur n'adhérera pas nécessairement à la sentence « Que celui qui n'a jamais pris à la Grèce, pas même une idée, jette la première pierre à lord Elgin. » p. 58)
Cette affaire de l'elginraptor occupe une place importante dans l'ouvrage mais ne constitue que l'écume du propos.
Poursuivant le fil d'Ariane déroulé depuis son essai fondateur «
La langue géniale-9 bonnes raisons d'aimer le grec » Andréa constate l'appauvrissement accéléré de la pensée aux dépens des veaux d'or de la société contemporaine.
On pourrait ainsi mentionner :
« notre langue est faible parce que nous sommes affaiblis (…) lorsque nous renonçons à un mot (…) nous offensons notre propre faculté de raisonnement, parce que s'il y a moins de mots la pensée n'existe plus » («
Etymologies - pour survivre au chaos » p. 15).
Dans cet esprit, cet opus « Déplacer ... » dénonce cette capitulation :
« Chaque fois que nous jugeons recevable à la question « A quoi sert l'Antiquité ? », refusant de voir que « servir » est le propre des serfs tandis que la culture nous libère, notre vue se brouille davantage. Nous sommes aveuglés par la même cataracte analphabète que ceux qui, il y a deux siècles à peine, ne voyaient en l'Acropole rien d'autre que du vieux marbre tout juste bon à mettre en pièces.
Tel des enfants immatures, ou des mendiants rendus cupides par un système fondé sur le profit, nous abandonnons volontiers un trésor inestimable en échange d'un bonbon vite avalé.
Alors que l'Antiquité est bel et bien ce que nous possédons de plus important. Elle est l'étoffe même de notre âme. En la bradant nous errons à travers la vie, privée de notre capacité à articuler une pensée, comme les statues sans tête du Parthénon. » (p. 98 et 99)
L'auteure s'est installée dans la salle des métopes, salle dimensionnée pour le format réelle, configurée sans doute en prévision d'une (très) hypothétique restitution du receleur, pardon, du British Museum. Outre les copies des éléments de frise expatriés, il y a des panneaux vides qui correspondent aux
oeuvres perdues à tout jamais, car contrairement au credo des ravisseurs d'hier et receleurs d'aujourd'hui, il ne peut être que constater que les prélèvements effectués ne l'ont pas été dans un souci de protéger l'art. Faute de mesures de protection à la hauteur des trésors, nombre d'entre eux ont disparu sans laisser de traces.
Andrea est saisie par les ondes du plein et du vide.
« La succession de marbres et de moulages à côté de moi m'évoque un Chemin de croix en pierre. Je me demande où se tiendra le sacrifice final si ce sera le mien. (...)
Il me faudrait du plâtre pour m'en enduire l'âme, me dis-je en observant le visage impassible d'une jeune fille, ajouré par le vent et désormais collé à un corps postiche. Et pour parcourir dignement les avenues de la vie comme un jour de fête dans l'Athènes antique.
Pourtant, la part féroce en moi est incapable de résister à la balafre. Elle connaît parfois un répit, mais jamais la paix.
Je ne crois pas qu'elle s'apaisera un jour. Je n'en peux plus de composer avec les vides laissés par les blessures, je n'ai plus le temps et les laisser se transformer en cicatrices, telles sont mes réflexions alors que je ressens une furieuse envie d'exiger des comptes, comme si la vie était une question de débits et de crédits à recouvrer. » (p. 104 et 105)
C'est une véritable communion avec l'esprit de pierres vivantes :
« Accroupie sur le sol devant ce qui reste de la frise orientale du Parthénon, je ne peux m'empêcher de penser à ce que dirait Phidias en voyant ses marbres réduits en pièces détachées, un pied à Athènes, une tête à Paris, un buste à Londres. Qui sait ce qu'en penserait Périclès, le commanditaire des gigantesques travaux qui menèrent à l'érection du Parthénon, et tous les autres de
Platon à
Aristote et jusqu'à Alexandre le Grand, en voyant ce massacre.
Et surtout qui sait ce qu'ils diraient en me voyant seule, pieds nus, face aux quelques vestiges délabrés de leur monde, en train de feuilleter la biographie de son bourreau. »
(...)
Je me demande si l'art a lui aussi, comme les hommes, une respiration particulière lorsqu'il dort-quelles
oeuvres ont le repos paisible des enfants, lesquelles ronflent, quels sont au contraire les tableaux insomniaques. »
(p. 129, 130 et 136)
Ce fut une nuit de réconciliation, d'émotion salvatrice pour l'auteure :
« Si j'ai eu besoin cette nuit de remplir de mots le vide laissé à Athènes par lord Elgin, c'est surtout pour soigner ma propre incomplétude. Pour exorciser cette malédiction dont nous avons tous été atteints sitôt arrachée la première pierre, matérielle ou intellectuelle, à la Grèce
J'ignore s'ils m'ont pardonnée, mais cette nuit, du moins les marbres de Phidias m'ont écoutée.
Je peux à présent m'allonger sur mon lit de camp et tacher de dissiper dans le sommeil les quelques heures qui me séparent de l'aube. »
« Pour imparfaite que je sois, j'ai l'impression d'avoir fait ma part. Comme nous tachons tous de le faire.
A mon réveil m'attendra, éternel, le spectacle de la Grèce ressurgissant chaque nuit de l'obscurité. Fidèle à son devoir de révéler l'émotion que le monde recèle, aidant les hommes à ne pas perdre la certitude confiante d'en détenir un peu à son tour. » (p. 218 et 219)
Un livre à lire, plein de vie, en dépit de la gravité du propos...et du vide de ces frises violentées.