Il y a des lectures considérées «ardues», d'autres «faciles», des romans dits pour «intellos» ou bien «populaires», des livres qu'on «dévore», d'autres qui risquent de nous dévorer, des ouvrages qu'on apprécie en raison de leurs grands mérites littéraires, d'autres qu'on aime justement pour l'absence de ces mêmes «mérites»…!
Il y aurait tout de même, fort heureusement, une qualité dite «intrinsèque» à chaque oeuvre, et donc la possibilité (il faut le croire!), sur la base d'un argumentaire cohérent et étayé, bien évidemment, de prétendre à une certaine objectivité critique, même si celle-ci reste difficile à fonder en dehors d'appréciations guidées par les goûts et la sensibilité souverains de chaque époque, ainsi que de chaque lecteur en particulier.
Mon père, par exemple, préférait largement la littérature de langue anglaise et le cinéma américain à ceux d'Europe. Prenant le cinéma pour exemple, il l'expliquait par une formule très imagée:
- Mon fils, disait-il, dans un film américain, si un personnage doit aller quelque part, eh bien, il part de chez lui, on nous le montre à l'appui une ou deux fois peut-être au volant de sa voiture, et la scène d'après il est en train d'arriver à destination. En revanche, si cela se passe en Europe, il y a de fortes chances pour qu'on le voit enfiler son manteau, chercher ses clés, ouvrir puis refermer la porte derrière lui, allumer une cigarette, descendre les escaliers, s'installer dans sa voiture, la faire démarrer, rouler pendant un temps indéterminé sous une pluie battante («Il pleut beaucoup dans les films européens !» -rajoutait-il facétieux), scène accompagnée souvent d'une flopée interminable de pensées en voix off, à tel point que quand le personnage arrive enfin, on doit faire un effort pour se rappeler ce qu'il était vraiment censé y faire !!
Très populaire, de son vivant
William Somerset Maugham connut un succès retentissant de public, d'abord comme dramaturge (jusqu'à avoir à l'affiche, au début du XXe siècle, quatre de ses pièces de théâtre jouées en même temps à Londres !), puis comme auteur de romans et de nouvelles, notamment avec la publication en 1915 de «
Servitude Humaine», son roman le plus célèbre qui lui avait fait accéder rapidement à une importante notoriété internationale.
L'écrivain aura été en revanche boudé par une partie non-négligeable de la critique littéraire de son époque, considéré quelquefois comme un auteur mineur, «efficace» mais néanmoins «superficiel». Né en 1874, mort en 1965, à la fois contemporain et ayant survécu à quelques-uns des plus grands auteurs des lettres anglaises de son temps (Shaw, James, Conrad, Woolf, Joyce…),
Somerset Maugham serait de nos jours, semble-t-il, tombé quasiment dans l'oubli par un lectorat plus jeune.
Et pourtant…Le temps passe, les modes et les mentalités changent, mais les vraies oeuvres, n'est-ce pas, résisteraient malgré tout (et les lieux communs de même, tel celui-ci, peut-être tout simplement parce qu'ils comportent eux aussi quelque chose d'intrinsèquement authentique ?).
Parfois ensevelies sous la neige des années ou plus ou moins reléguées à un second plan, il n'est pas exclu qu'un dégel soudain accorde à ces dernières une fraîcheur insoupçonnée aux yeux de nouvelles générations de lecteurs. Celle de
Jane Austen, à ce propos, et pour rester dans le domaine des lettres anglo-saxonnes, en serait un exemple relativement récent, très emblématique à mon avis de ce qui pourrait constituer l'un des critères les plus solides en matière de qualité littéraire : la longévité d'une oeuvre sur ou… sous terre !
Pour revenir au «Fil du Rasoir», roman situé dans l'entre-deux-guerres, il ferait partie, il est vrai, de ces ouvrages qui se lisent plutôt «facilement». Malgré la citation issue d'un des livres de l'Upanishad qui lui sert d'épigraphe et avait inspiré son titre - «Il est difficile de passer sur le fil d'un rasoir. Aussi difficile, disent les sages, est le chemin qui mène au salut»- , il ne s'agirait nullement, tout au moins en apparence, d'un roman dit «à thèse» ou «à idées».
Oeuvre de la maturité de
Somerset Maugham, âgé de soixante-dix ans au moment de sa publication (1943), on a le sentiment que l'écrivain tient, à l'inverse, à assumer et à endosser (et à s'amuser aussi peut-être face aux critiques formulées à l'encontre de la légèreté et de la soi-disant «superficialité» de son oeuvre), le rôle de modeste raconteur d'histoires dépourvu de toutes autres prétentions littéraires ! Maugham se met d'ailleurs lui-même en scène en tant que narrateur et personnage à part entière de son récit : l'écrivain à succès qu'il était devenu ayant eu, nous dit-il, envie de coucher sur le papier, tels quels, quelques souvenirs personnels de gens qu'il aurait côtoyés par le passé. Et bien que son livre ait manqué de matière romanesque («mon récit ne se termine ni par une mort ni par un mariage»), et qu'il n'ait surtout pas voulu faire appel à son «imagination» pour «combler les vides» entre les faits relatés afin de procurer "un peu plus de cohésion" à son récit, si l'on veut bien, dit-il, on pourrait le qualifier par défaut de «roman»!
Du réalisme, du réalisme, rien que du réalisme ?
Maugham nous raconte en tout cas qu'au cours d'une escale littéraire aux États-Unis, juste après la fin de Première Guerre mondiale, il avait eu l'occasion de rencontrer la famille d'une de ses connaissances parisiennes, Elliot Templeton, américain expatrié dans la Ville-lumière s'étant enrichi grâce à ses talents de négociant de tableaux et d'objets d'art. Elliot, incarnation proustienne s'il en est du parfait snob, intermédiaire discret entre une aristocratie européenne de plus en plus en mal de trésorerie et une haute bourgeoisie décomplexée en quête de prestige social (toute ressemblance avec d'autres personnages de fiction ne serait bien sûr que simple coïncidence!), de passage alors dans sa ville d'origine, l'invitait à un dîner au cours duquel Maugham ferait la connaissance de sa soeur et de sa nièce, Isabel, ainsi que du jeune fiancé de celle-ci, Larry Darrel. Rentré depuis peu d'Europe où il s'était engagé en tant que pilote volontaire, ce dernier, qui s'avérera peu à peu être le personnage central du roman, semble à ce moment-là toujours très impacté par son expérience personnelle de la guerre.
Le récit se construit en flash-back, à partir des rencontres qui s'en étaient suivies, étalées dans le temps et dans l'espace durant une vingtaine d'années, entre les États-Unis et l'Europe, à Paris ou à Londres, retraçant les échanges et les liens qui se tisseraient progressivement entre les personnages du roman, essentiellement Templeton et les membres de sa famille, et l'écrivain réel. L'auteur devenant avec le temps une sorte de confident à qui ces derniers n'hésiteront pas à demander avis et conseils.
Maugham, tenant donc visiblement à s'astreindre aux faits et gestes qu'il prétend rapporter sans retouches, se passant de toute «imagination», composera son (vrai ?) (faux ?) roman sur ce même ton de «neutralité bienveillante» avec lequel il prête l'oreille aux confidences adressées par ses personnages au fil de leurs rencontres sporadiques.
Il n'y a, au-delà de ce qui est manifesté lors de ces échanges, aucun autre enjeu à rechercher dans l'intrigue, pas de motivations cachées de la part des uns et des autres, pas de flux subjectifs ou de monologues non plus, dans un livre reposant essentiellement sur des «conversations» et dans lequel Maugham excellera par contre dans l'art d'un dialogue teinté d'ironie amicale (parfois très incisive mais toujours indulgente) ; guère plus d'«à-côtés» développés par son personnage «d'auteur», attaché par des liens personnels d'amitié à ceux qu'il observe avec curiosité, mais vis-à-vis desquels il ne semble pas vouloir porter de regard extérieur critique. Un regard dépourvu de tout jugement de valeur, malgré même le caractère «d'apprentissage» que recèlent potentiellement les faits. L'auteur s'abstenant en définitive, non seulement de toute morale implicite face aux choix de vie et aux attitudes de ses personnages, mais aussi de toute autre considération abstraite sur la nature humaine en général, ou de toute remarque ou critique ouverte concernant la mentalité de la société entre les deux guerres.
C'est la vie, a l'air de nous dire Maugham !
« Tous les hommes recherchent d'être heureux » (Pascal) : voici une vérité toute simple elle aussi… Et qui est bien de se faire rappeler de temps en temps.
«
Le Fil du Rasoir» parle essentiellement de cette quête, et des sens très différents qu'on peut lui accorder. À travers tous ses personnages, et notamment des deux protagonistes au centre de l'intrigue, Isabel et Larry, dont les choix personnels vont s'opposer au sentiment amoureux qui les unissait au départ, Maugham écrit un très subtil roman existentialiste, sans nausée pourtant, sans soubresauts tragiques ou spectaculaires.
Un récit dont le ton léger n'approche jamais de manière frontale les thèmes qui le sous-tendent et que l'auteur explore en libre-penseur, entre autres la crise de valeurs résultant de l'impact de la Première Guerre mondiale, le déclin du Vieux Monde et l'influence croissante de celles mises en avant par la société capitaliste américaine. Aussi, lorsque dans sa quête à lui, Larry est amené à s'intéresser aux philosophies orientales, jusqu'à partir s'installer dans un ashram en Inde, Maugham anticipe-t-il d'une manière assez surprenante, et précise, un mouvement de jeunesse qui n'allait éclore qu'une vingtaine d'années après la publication du roman, au sein de cette même Amérique positive et entrepreneuse servant ici de toile de fond.
Efficace ? Oui. Et même si d'emblée l'on ne saisit pas forcément dans quel vif l'auteur veut trancher, on se laisse volontiers séduire par le talent du conteur. Un phrasé discrètement élégant, des dialogues souvent cocasses font le reste : le rasoir s'aiguise progressivement. Et la coupe s'avère en fin de compte sur mesure pour chacun. À bon entendeur… !
Superficiel ? Je ne pense pas. Même si on doit admettre que Maugham cherche à faire fond sur la surface, on ne peut pas dire que son style, fluide et proche de l'oralité, n'aurait d'autre but ici que de «distraire efficacement» son lecteur (ce qui, en soi, serait déjà tout de même très honorable, n'est-ce pas !) : son roman interroge astucieusement, entre les lignes et en filigrane, des valeurs aujourd'hui primordiales pour les individus que nous sommes devenus au cours du XXe siècle, à savoir, «réussir» dans la vie et, surtout, «réussir sa vie».
Maugham pratiquerait ainsi un style naturel, cherchant un dépassement de l'artifice purement discursif ou romanesque ? Jouant de cet expédient qui, comme expliquait
La Bruyère, «préfère faire trouver par les autres ce qu'on avait voulu dire» ?
Ce qui paraît incontestable, à mon sens, c'est qu'avec «
Le Fil du Rasoir», roman tout aussi distrayant qu'intelligent et subtilement construit, Maugham aura sûrement fait pièce, avec panache, à ceux qui avaient voulu l'étiqueter comme un écrivain purement «superficiel».
(Ce que je vous ai omis tout à l'heure, c'est que
William Somerset Maugham faisait aussi partie des auteurs préférés de mon père!
Je me devais donc de le lire, tôt ou tard.
C'est d'ailleurs surtout, et avant tout à lui, à l'intention de mon père, où qu'il soit, que ce billet aura été rédigé...)
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