Michelet /
Onfray (non ce n'est pas une illusion d'optique) même combat ?
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“Le difficile n'est pas de monter, mais, en montant, de rester soi”. Bien avant le philosophe à lunettes, en 1846 précisément, l'historien
Jules Michelet dédie un livre au Peuple, il en fait une physionomie détaillée, s'attardant sur l'honneur du bon laboureur, ce paysan éternel qui est la France, sur l'ouvrier besogneux, l'artisan méticuleux, le commerçant déjà petit-bourgeois. Par les métiers il entend dépeindre les caractères et adopte ainsi sa propre analyse de classe en quasi contemporain des idées de Marx.
Ce qui frappe dans cette lecture c'est à quel point elle est incarnée, loin des travaux rigoureux certes mais tellement arides d'un
Paul Veyne par exemple, Michelet est peut-être un historien approximatif et subjectif mais passionné, qui transmet une vision affective de l'Histoire et une perspective de la France de son temps, une France qu'il vit et ressent de façon mystique.
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Nombre de ses observations nous éclairent sur la France d'aujourd'hui et parfois le constat de la permanence de l'échec (ou du je m'en foutisme généralisé, parce qu'on peut plus plaider la bonne foi un siècle et demi plus tard) est un peu effrayant… tenez par exemple, lorsqu'il décrit la condition agricole : en 1846 la paysannerie représente l'écrasante majorité du pays et pourtant note t-il “nul gouvernement, depuis la révolution, ne s'est préoccupé de l'intérêt agricole” avant d'ajouter “aujourd'hui, le capitaliste et l'industriel gouvernent seuls. L'agriculture, qui compte pour moitié et plus dans nos recettes, n'obtient dans nos dépenses qu'un cent huitième”.
C'est dans les paysans que Michelet voit l'image de la France la plus ancrée, la plus légitime, il use de la métaphore du mariage entre les travailleurs de la terre et l'allégorique Patrie. Pourtant les campagnes se vident et se ghettoisent déjà : “l'habitant des villes n'a garde d'approcher de cet homme farouche ; il en a presque peur : “le paysan est méchant, haineux, il est capable de tout... il n'y a pas de sûreté à être son voisin. ainsi, de plus en plus les gens aisés s'éloignent, ils passent quelque temps à la campagne, mais ils n'y habitent pas d'une manière fixe”.
Néanmoins la révolution industrielle certes moins rapide, systémique et précoce qu'en Angleterre voit naître une nouvelle classe sociale venant s'entasser dans les quartiers défavorisés des villes : la classe ouvrière. Michelet fait de ces paysans et petits artisans indépendants d'hier, désormais grain à moudre ou carburant pour les machines, un portrait sans appel : “le travail solitaire du tisserand était bien moins pénible. Pourquoi ? C'est qu'il pouvait rêver. La machine ne comporte aucune rêverie, nulle distraction. Vous voudriez un moment ralentir le mouvement, sauf à le presser plus tard, vous ne le pourriez pas” et il ajoute “Il faut entrer dans la manufacture, quand elle est au travail, et l'on comprend que ce silence, cette captivité pendant de longues heures, commandent, à la sortie, pour le rétablissement de l'équilibre vital, le bruit, les cris, le mouvement”.
Toutes ces effusions vitales qui condamnent, dans l'oeil du bourgeois l'ouvrier à quelque sauvage, barbare ou sombre mammifère, Michelet n'est pas dupe de cette arrogance : “nous, par exemple, les esprits cultivés, que de peine nous avons à reconnaître ce qu'il y a de bon dans
le peuple ! Nous lui imputons mille choses qui tiennent, presque fatalement, à sa situation, un habit vieux ou sale, un excès après l'abstinence, un mot grossier, de rudes mains, que sais-je ? ... et que deviendrions-nous, s'ils les avaient moins rudes.”
Michelet le sait, le patron, le manufacturier a tendance à croire qu'il est plus haï qu'il ne l'est vraiment par les ouvriers, entretenant cette défiance perpétuelle. Mais surtout, arrive un temps où les ouvriers apparaissent au patron comme “des chiffres, des machines, mais moins dociles et moins régulières, dont le progrès de l'industrie permettra de se passer ; ils sont le défaut du système ; dans ce monde de fer, où les mouvements sont si précis, la seule chose à dire, c'est l'homme”.
“l'homme de travail, ouvrier, fabricant, regarde généralement le marchand comme un homme de loisir. Assis dans sa boutique, qu'a-t-il à faire la matinée que de lire le journal, puis causer tout le jour, le soir fermer sa caisse ?” S'il est une classe qui grincera des dents à la lecture de Michelet, c'est bien celle des marchands, Michelet souligne l'étrange morale qui préside à ces professions : “ce qu'il y a de singulier, c'est que c'est justement par honneur qu'il ment tous les jours, pour faire honneur à ses affaires. le déshonneur pour lui, ce n'est pas le mensonge, c'est la faillite.”
Si Michelet veut fédérer la France, casser les préjugés et réconcilier patrons et ouvriers, bourgeois et paysans, il n'est pas naïf quant à la lutte des classes qui traverse son siècle : “la restauration favorisa la propriété, mais la grande propriété. Napoléon même, si cher au paysan et qui le comprit bien, commença par supprimer l'impôt du revenu qui atteignait le capitaliste et soulageait la terre ; il effaça les lois hypothécaires que la révolution avait faites pour rapprocher l'argent du laboureur”.
“Plus de contact avec
le peuple. le bourgeois ne le connaît plus que par la gazette des tribunaux.” Ce que certains sociologues ont mis en évidence de nos jours, cette ségrégation géographique entre les classes sociales où chacune s'ignore, à l'image de celle de la bourgeoisie colonisant l'ouest parisien pour échapper aux fumées de ses propres usines, pour employer deux mots-valises très à la mode, ce “séparatisme” social, cette “non-mixité” des citoyens, Michelet en est déjà témoin : “c'est, selon moi, le refroidissement, la paralysie du coeur qui fait l'insociabilité ; et celle-ci tient surtout à l'idée fausse que nous pouvons impunément nous isoler, que nous n'avons aucun besoin des autres. Les classes riches et cultivées spécialement s'imaginent qu'elles n'ont rien à voir avec l'instinct du peuple.”
Michelet n'oublie pas les enseignants, dont le sort n'est guère plus enviable aujourd'hui car le moindre centime d'augmentation est vécu par une partie de la classe politique comme la promesse d'une banqueroute nationale : “honte ! Infamie ! ...
le peuple qui paye le moins ceux qui instruisent
le peuple (cachons-nous, pour l'avouer), c'est la France”, ni d'ailleurs celui des élèves : “dans le présent état des choses, les écoles, organisées pour l'ennui, ne font guère qu'ajouter la fatigue à la fatigue” ou encore celui des fonctionnaires : “les parents savaient bien que la carrière des fonctions publiques n'était pas lucrative. Mais ils ont désiré pour cet enfant doux et tranquille une vie sûre, fixe et régulière”, cette vie de “consommateur improductif”, illusoire paradis de l'employé entre “immobilité” et “sommeil”, cette vie si enviée de “privilégié” comme certains arguent encore aujourd'hui chaque fois qu'il est question de nivellement par le bas des droits sociaux, Michelet le temporise. En effet, loin de l'Eden fantasmé, la vie du fonctionnaire, ce n'est pas
Courteline qui le contredirait, est un vrai panier de crabes : “les plus sages travaillent à se faire oublier ; ils évitent de vivre et de penser, font semblant d'être nuls, et jouent si bien ce jeu, qu'à la longue ils n'ont besoin d'aucun semblant ; ils deviennent vraiment ce qu'ils voulaient paraître”.
L'historien élargi sa vision, les simples d'esprits, les enfants, les amérindiens exterminés “qui laissent une place vide à jamais sur le globe, un regret au genre humain” et qui ne sont pas les seuls, Michelet en fait l'amer constat : “en moins d'un demi-siècle, que de nations j'ai vu disparaître”, et rapproche la destinée des peuples qu'on oppose encore trop souvent, notamment entre “l'homme d'Afrique” qui “meurt de faim sur son silo dévasté, il meurt et ne se plaint pas” et “l'homme d'Europe” qui “travaille à mort, finit dans un hôpital, sans que personne l'ait su”, on trouve même un plaidoyer pour l'animal “sombre mystère ! ... monde immense de rêves et de douleurs muettes…"
Il ne faut pas attendre de la classe politique qu'elle apporte le remède à ces maux, l'inflation législative tourne à vide, Michelet constate : “les remèdes spéciaux n'ont pas manqué, ce semble. Nous en avons quelque cinquante mille au bulletin des lois ; nous y ajoutons tous les jours, et je ne vois pas que nous en allions mieux. Nos médecins législatifs traitent chaque symptôme, qui apparaît ici et là, comme une maladie isolée et distincte, et croient y remédier par telle application locale. Ils sentent peu la solidarité profonde de toutes les parties du corps social, et celle de toutes les questions qui s'y rapportent.”
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"Cette question de l'Amour gît, immense et obscure, sous les profondeurs de la vie humaine. Elle en supporte les bases même et les premiers fondements. La Famille s'appuie sur l'Amour, et la Société sur la Famille. Donc l'Amour précède tout."
Bref, vous l'aurez compris, cette photographie de la France en 1846 est loin d'être en sépia et poussiéreuse. La première partie est de ce point de vue très instructive et le style de l'auteur très amène. La solution de Michelet est audacieuse et là encore empreinte d'une certaine forme de spiritualité : “l'affranchissement par l'amour”… si le titre est net, le contenu me parait manquer un peu d'ossature aussi il m'est assez difficile de vous le présenter, la diagonale, puis la tangente, ayant pris le dessus à ce moment de ma lecture…
qu'en pensez-vous ?