C'est une étrange sensation qui m'accompagne au moment de rédiger ce billet, celle de revenir d'un voyage lointain, étrange et quelque peu inquiétant.
Dans ce récit,
Claudio Morandini évoque à un grand auteur qui décrit comme nul autre pareil la montagne, c'est
Charles-Ferdinand Ramuz. On retrouve dans ces deux écrivains le sens du tragique, une forme de fatalité et bien sûr l'amour de la montagne, majestueuse et toute puissante.
Vous devez vous demander où ma lecture m'a emportée.
Difficile à dire. Cet endroit paraît bien réel, à quelques heures à peine en voiture, mais en même temps, c'est un lieu reculé, inhospitalier, sombre, sauvage, impénétrable.
Un endroit hors du temps.
Un endroit où l'ombre recouvre presque entièrement les lieux et semble influencer l'humeur des habitants, les rendant moroses, taciturnes et fermés.
Un endroit où la rancoeur et une haine viscérale nourrissent les habitants de Crottarda pour le village voisin d'Autelor qui lui, situé en face, est baigné, par la lumière et la chaleur du soleil toute la journée.
Un endroit en définitive fait de contrastes, sublime et angoissant, fascinant et oppressant.
En y repensant, je trouve que le titre est bien choisi, car le récit oscille également entre rêve et réalité, éveil et cauchemars, espoir et peur, soleil et ombre, lumière et ténèbres, visible et caché, jusqu'à ce que tout se confonde dans une troublante attirance.
Mais si le décor vous semble atemporel et étrange, qu'en est-il de cette histoire ?
*
Enfant, lorsque la narratrice partait en vacances avec ses parents à Crottarda, et, la nuit, elle entendait des chants étranges, mystérieux provenant de la montagne.
« de l'extérieur provenaient des sons étranges, lointains et pourtant nets, qui pénétraient sans difficulté par la fenêtre, comme émis par un haut-parleur : ils étaient à mi-chemin entre un cri et un chant, et modulés – me disais-je alors, repensant à des documentaires sur les milieux marins – comme les longs bramements dignes d'un opéra par lesquels les baleines communiquent d'un point à l'autre de l'océan. »
Aujourd'hui adulte, elle garde le souvenir vivace de ces nuits à les écouter et si elle est devenue ethnomusicologue, c'est sûrement en raison de la fascination exercée par la beauté de ces chants et le mystère qui les entoure.
Elle décide alors, dans le cadre de ses études universitaires, de satisfaire sa curiosité et de se rendre dans ce village perdu dans les montagnes alpines pour étudier ce langage complexe et insolite que les bergers se transmettent entre eux depuis de nombreuses générations.
L'accueil des Crottardais, tout d'abord amical et facétieux, va progressivement évoluer, devenant froid, distant pour se faire franchement hostile et menaçant. En effet, la narratrice est une étrangère et ses recherches sont vécues par les villageois comme une intrusion dans leur vie privée.
Ainsi, très rapidement, elle comprend qu'il va lui être difficile de découvrir l'origine de ces chants et de comprendre leur signification.
Le récit est prenant, intrigant, l'atmosphère magnifiquement rendue pour une immersion totale.
Le mystère perdure la dernière page venue, on regrette de devoir refermer le livre sans avoir percé le secret de ce village. Malgré une certaine angoisse persistante, on a envie d'y retourner pour comprendre, trouver des réponses à nos interrogations.
Existe-t-il une meilleure fin ? Je ne pense pas, car ici, la magie demeure, celle de ces chants pastoureaux qui résonnent dans toute la vallée.
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Les personnages sont magnifiquement décrits dans toutes leurs particularités, entretenant une atmosphère authentique, mais aussi étrange et dérangeante autour des Crottardais.
Sa façon de décrire ses personnages comme s'ils vivaient en symbiose avec leur milieu participe à cet effet de miroir. L'auteur glisse d'un personnage à un autre avec une fluidité remarquable, les fondant dans le décor.
Ils sont tous parfaitement bien décrits, on les voit se dessiner dans notre esprit au fil de la lecture : la narratrice de plus en plus perdue dans un monde qu'elle ne comprend pas et qui la rejette ; Mme Verdiana, la logeuse, femme revêche et secrète ; ou encore, l'énigmatique Bernadetta, une adolescente candide, primesautière, effrontée et un peu tordue.
« Elle est belle, Bernardetta, d'une manière qui lui est propre : je comprends que ses amis de la forêt se la disputent quand le froid la rend vive, la colore comme le soleil colore les fruits sauvages. »
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La beauté du récit provient en grande partie de la très belle écriture de Claudio Marandini dont les descriptions très réalistes, pleines de beauté et de poésie, saisissent avec une intensité croissante, les ombres et la froideur de cette vallée, l'atmosphère écrasante des montagnes, le vertige abyssal des gouffres sous nos pieds, ainsi que l'attitude des habitants envers la jeune femme.
L'auteur n'a pas son pareil pour nous immerger dans un environnement montagneux percé de profondes dolines, parcouru d'ombres difformes et de présences inquiétantes. Il l'esquisse par petites touches de couleurs ternes et sombres, en prenant son temps, malgré le format court du roman.
Dans ce décor gris et opaque, on ressent, au côté de la narratrice, cette impression que tout peut arriver, qu'une menace plane. Même si le danger reste flou, indéfini, le lecteur reste malgré tout sur le qui-vive, méfiant.
« J'ai déjà remarqué l'endroit de la forêt où elle m'emmène, plus touffu et impénétrable que d'autres. Pourtant, à bien y regarder, ici aussi un étroit sentier se cache sous les branches et les volutes des plantes à feuillage persistant. À chaque pas, on a la sensation d'être touché : les feuilles épaisses et humides ont la même consistance que la chair, et elles ne se bornent pas à effleurer, elles semblent palper, non contentes de vous retenir, elles vous inspectent, se faufilant entre les plis de vos vêtements, s'insinuant jusqu'à votre peau.
Bernardetta, qui me précède de quelques pas, aime cela : elle se laisse caresser par la végétation sans écarter les branches, au contraire elle se jette sur elles avec une sorte de volupté, elle recherche l'étreinte, s'y livre avec transport. »
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Pour conclure, bercée par les chants de ces bergers d'un autre temps, je me suis régalée et je ne manquerai pas de lire les autres romans de
Claudio Morandini.
Dès les premières pages, son talent de conteur et la richesse de sa plume m'ont embarquée dans ce récit teinté de réalisme magique. L'auteur entremêle subtilement l'obscurité des paysages à des personnages fuyants et taiseux, le tout dans une langue superbe, musicale, visuelle et sensorielle qui transmet de belles sensations.
Me restera « la voix dolente et secrète venue de la forêt ou des profondes cavités du sol qui continue de psalmodier dans ma tête ».
Une belle découverte que je dois à Bernard (Berni_29). Je vous engage à aller lire sa superbe critique et à lire ce beau roman pour vous faire votre propre idée.