La tentation de l'indifférence.
En creusant plusieurs sillons, certains grands écrivains n'hésitent pas à prendre des risques, à se remettre en cause, et c'est en partie par cela qu'ils sont grands. Ils ne craignent pas de se renouveler, quitte à déconcerter leur lectorat très friand de cultiver ses habitudes.
Georges Pérec fait indiscutablement partie de cette catégorie. Après s'être fait connaître en 1965 avec Les Choses, roman tourné vers l'extérieur, vers la société de consommation naissante, il publie deux ans plus tard son troisième roman L'Homme qui dort, roman tourné vers l'intérieur, vers l'intime, vers la réflexion existentielle. Il met en scène un jeune étudiant en sociologie qui sombre dans une indifférence généralisée, concernant d'abord sa vie quotidienne la plus banale, puis s'étendant à ses relations amicales, à sa pensée et à son esprit. On assiste à une sorte d'immersion dans les eaux sombres et inquiétantes de la mélancolie et de la dépression. Heureusement, son esprit continue à fonctionner et il va finir par toucher le fond pour remonter lentement à la surface où il retrouve peu à peu le monde des vivants. Sur cette expérience de la vacuité et du danger de se laisser dominer par le repli sur soi même et par la sensation réconfortante de l'indifférence végétative, Pérec crée un roman à la fois foisonnant d'accumulations en tout genre et déconcertant par son titre et par l'emploi systématique de la deuxième personne du singulier.
A la lecture, ce qui saute aux yeux, c'est tout d'abord les accumulations : accumulation de descriptions (de la chambre, des animaux, des rues, des gens, des listes,…), accumulation des attitudes du personnage principal qui permet de le suivre dans ses moindres faits et gestes, l'accumulation de ses pensées face à la vie qui continue imperturbablement autour de lui et l'entraîne à mettre toujours davantage de distance avec le monde pour mener une survie élémentaire , sans raison et sans conviction. « Ici, tu apprends à durer » (p.61). Ivre de l'absence de contrainte, de la vacance des pensées, il n'a plus rien à accomplir, aucun objectif à atteindre, il se contente de vivre. La belle vie ? Pas si sûr ! On comprend que le désir du personnage principal (qui n'a pas de nom) qui consiste à ne pas subir de contraintes, à devenir indifférent à tout, ne le satisfait pas et que peu à peu il perd le goût de vivre. Ces différents types d'accumulation traduisent de façon obsédante cette vie qui s'écoule quand même et qui fait sentir sa présence à celui qui la refuse dans ses aspects banals, quotidiens, domestiques et qui cherche vainement à la dépasser, à la transcender.
Ensuite, on est surpris par le titre de ce roman. En effet,
Un Homme qui dort n'est pas un titre très accrocheur, il ne donne pas franchement envie d'aller au-delà de la première de couverture : que peut-on écrire d'intéressant sur
un homme qui dort ? Va-t-on avoir droit au récit de ses rêves ? Rien de palpitant et il faut bien que l'auteur soit
Georges Pérec connu pour ses défis littéraires pour aller voir plus loin ! de plus, quand on referme le livre, on se pose encore la question : Pourquoi un tel titre ? On peut considérer que le personnage principal se confine dans une extrême passivité, qu'il subit son désir d'être indifférent, son sommeil est comme une métaphore de son absence volontaire au monde. Malgré cette tentative d'explication, on reste dubitatif devant ce choix inaugural.
Enfin, ce qui surprend le plus demeure l'utilisation constante du « tu » qui donne à ce roman un caractère qui lui est propre. C'est le genre de contraintes qu'affectionne Pérec. Cependant, on s'aperçoit très rapidement que ce « tu » lancinant n'est pas seulement une contrainte extérieure appliquée au texte, une sorte de jeu, un exercice de style mais qu'il fait partie intégrante du roman et probablement lui donne son sens profond. On a d'abord l'impression que l'auteur parle directement à son personnage, un auteur qui le comprend car il le connait parfaitement. A force de retrouver ce « tu » au fil du roman, on en vient à se dire que l'auteur s'adresse directement à quelqu'un qui lui est extrêmement familier : lui-même. Et cette hypothèse qui prend consistance au fur et à mesure des pages nous fait beaucoup mieux comprendre ce roman. Il apparaît alors que
Georges Pérec se livre à une sorte d'autobiographie de ses années de jeunesse et d'étudiant où il aurait probablement vécu une expérience approchante ce qui expliquerait la grande diversité de ses accumulations observées dès le début. Cette formidable indifférence apparaît comme un chemin vers un à-quoi-bon-? nihiliste et désespérant conduisant implicitement mais profondément vers une sorte de volonté suicidaire. On retrouve ici une des grandes qualités littéraires dont l'oeuvre de
Georges Pérec est nourrie : sa pudeur à évoquer ce qui lui tient réellement à coeur tout en le manifestant et en le l'évacuant grâce à l'écriture. Les écrits de Pérec ne sont jamais anodins.
Malgré toutes ses qualités intrinsèques,'
Un Homme qui dort demeure malaisé à lire et il faut parfois s'accrocher pour arriver au terme de l'ouvrage. Ce livre ne trouve son intérêt que lentement mais il réussit à stimuler la réflexion. Il demande certainement à être relu à la lumière des questions et des hypothèses qu'il suscite et voir si celles-ci sont justifiées Dans ce cas, elles apporteraient une profondeur et une richesse insoupçonnées à la première lecture … et probablement une cinquième étoile dans mon appréciation pour Babélio !!