Maintenant c'est octobre
déjà la fin d'octobre
et j'ai quarante ans
depuis quelques jours
puis ce sera novembre
(comme chacun sait)
décembre avant l'hiver
serai-je encor vivant?
vivant dans cette chambre
où je vis à moitié
où j'attends le miracle
derrière mes volets
il n'y a pas de miracle
pas de nuit lumineuse
pas de vendredi gras
dans les prisons privées
si tu viens ce n'est que
pour t'en retourner vite
et j'ai plus faim de toi
que du pain dont je manque
j’écris dans la cuisine…
Extrait 1
j’écris dans la cuisine
de ce logement triste
que j’occupe depuis
deux ans et demi presque
au bord du vieux canal
quelquefois je promène
ma solitude en laisse
et je vois dériver
sur un reflet de ciel
la barge des années
dans un pays voisin
des juges délirants
m’ont voué à l’exil
et depuis lors je traîne
sans le sou sans métier
ma belle oisiveté
on dit : c’est un brigand
méfiez-vous du bohême
je ne sors pas souvent
je mange quand je peux
et je surveille un peu
la cuisson des poèmes
j’écris dans la cuisine…
Extrait 7
une côte de porc un soup-
çon de romarin (souviens-toi
des hautaines garrigues grises)
il faut de l’argent pour la soupe
oui dans le cochon tout est bon
dans les cochons sur les trottoirs
est-ce que vraiment tout est bon ?
il faut goûter à la cravate
et lécher le pan de chemise
avale en te pinçant le nez
les avanies de l’avenue
tiens tes tripes à pleines mains
et quel argent pour le libraire
si tu veux nourrir l’autre humain
qui se dandine dans ton corps
et trébuche dans ton chemin ?
tu n’as pas un maravédis
mais sur ton teppaz démodé
joue l’opus 10 de Vivaldi
(la flûte est un délicieux fruit)
Extrait 2
Sainte- Anne
je vis seul vous l’avez compris
dans ce deux-pièces dont j’ignore
si je pourrai payer le terme
demain (le vent soudain s’aigrit
ce fichu coiffeur du dimanche
arrache les cheveux cuivrés
du seul arbre du voisinage
et nous nous regardons navrés)
des musiques foraines graissent
le ciel bas menacé d’orage
une voix par un microphone
raccole peut-être des anges
ayant piqué dedans un vase
ébréché des fleurs inconnues
j’attends l’Ange qui doit venir
des hauts de Meuse où j’ai vécu
j’écris dans la cuisine…
Extrait 3
me cause du souci
le sort de ceux que j’aime
on ne fait pas bouillir
la marmite avec des
brindilles de poèmes
Or ne suis ni chômeur
ni assuré social
Si je suis en cavale
je ne ressemble guère
à ces arcans fameux
dont le portrait-robot
décore les gazettes
Nul fade fabuleux
n’emplit mon escarcelle
Je ne sais trop pourquoi
je fus mis hors la loi
(sans doute avais-je l’air
de qui je ne suis pas)
Ma vie est à l’envers
des jours noirs aux nuit blanches
semaines sans dimanches
hier ou demain l’hiver
n’importe quelle vie
et moi n’importe qui
Très fantômale en somme
l’allure de cet homme
Compère Guilleri
le lairas-tu mouri’ ?
« […] J'ai reçu de François Dhôtel (1900-1991), sous la forme d'un « tapuscrit » photocopié […], la merveilleuse suite de poèmes que voici. Je me suis dit qu'André Dhôtel, à la mort de qui je n'ai jamais cru, se dévoilait soudain plus vivant que jamais, avec la lumière pailletée de son regard et son sourire en coin.
[…]
Maintenant ces poèmes sont là, qui n'ont rien de testamentaire, même si l'on devine que leur auteur peu à peu s'absente - mais c'est pour mieux affirmer une présence imprescriptible.
Voici ces poèmes, dans l'ordre où je les ai reçus. […] Les poèmes naissent de la couleur du ciel, du temps qu'il faut, d'un écho des jours ordinaires et miraculeux, comme les impromptus qu'aimait tant Dhôtel, ou les petites pièces de Satie. […]
Au rythme séculaire des premières lectures éblouies,
« Voici donc le chant
de la jeunesse oubliée
et des souvenirs perdus »
[…] » (Jean-Claude Pirotte)
« […] Des paroles dans le vent
en espérant que le vent
est poète à ses heures
et nous prêtant sa voix
harmonise nos artifices.
Nos strophes seraient bien des branches
avec mille feuilles que l'air du large
fera parler peut-être un jour
où personne n'écoutera.
Car l'essentiel serait
qu'on n'écoute jamais
et qu'on ne sache pas
qui parle et qui se tait.
[…] » (Espoir, André Dhôtel)
0:00 - Abandon
2:00 - Attente
3:30 - En passant (II)
4:50 - La preuve
5:30 - L'inconnu
6:15 - Splendeur (II)
6:46 - Générique
Référence bibliographique :
André Dhôtel, Poèmes comme ça, éditions le temps qu'il fait, 2000.
Image d'illustration :
https://clesbibliofeel.blog/2020/04/08/andre-dhotel-idylles/
Bande sonore originale : Scott Buckley - Adrift Among Infinite Stars
Adrift Among Infinite Stars by Scott Buckley is licensed under a Creative Commons Attribution 4.0 International License.
Site :
https://www.scottbuckley.com.au/library/adrift-among-infinite-stars/
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