Petro Primo Catharina Secunda
Voilà l'inscription que l'on trouve sur la statue équestre du plus célèbre tzar russe, Pierre I. Elle domine la place du Sénat de son bien-aimé "Piter", ville qu'il fonda sur les marécages inhospitaliers du delta de la Neva au tout début du 18ème siècle, et que le philosophe italien
Francesco Algarotti compara peu après à "la fenêtre par laquelle la Russie regarde en Europe". La statue elle-même fut inaugurée en grande pompe en 1772, après quelques intéressants périples, par la tzarine
Catherine II, en hommage à son illustre prédécesseur, et de nos jours elle est surtout connue comme
le Cavalier de bronze. Surnom devenu populaire après la vague de succès du poème de
Pouchkine.
Le dieu de la poésie russe a écrit son Cavalier en 1833 à Boldino, et ce petit ouvrage, considéré par beaucoup comme son meilleur poème, a dû attendre quelques années avant d'être publié. Il n'a pas passé la censure personnelle de Nicolas I ; ce n'est que quatre ans plus tard, après la mort de
Pouchkine, qu'est parue la première édition, suffisamment adaptée pour contenter les censeurs.
Le héros, Eugène, est l'un des milliers d'habitants insignifiants de Saint-Pétersbourg, et on peut dire que rien ne le distingue des autres. Il est amoureux de Parasha, fille d'une veuve, qui vit dans une maison près de la rivière. Au printemps 1824, la Neva en furie est sortie de ses berges en balayant toute une partie de la ville. Eugène erre au milieu de la désolation, en cherchant en vain la maison où vivait Parasha, mais elle a été emportée avec ses deux habitantes. Il ne peut pas accepter cette mort, et il s'emporte violemment contre la statue de Pierre, en l'accusant de la perte de sa bien-aimée. Subitement, le cavalier prend vie, se lance à sa poursuite, et à partir de ce moment, Eugène ne peut pas se débarrasser de l'oppressante sensation d'être suivi à chaque pas. Il perd la raison, et bientôt aussi la vie.
Je vous laisse ici à vos propres interprétations...
Le poème est un flamboyant mélange de genres, qui mêle l'histoire fantastique d'Eugène avec des passages qui glorifient Pierre I et sa ville, odes pleines de pathos et de fierté. Derrière l'histoire d'amour se cache un conflit plus sérieux, entre le monde omnipuissant d'un tzar-empereur et la vie d'un homme ordinaire, synonyme de moins que rien. Si on n'est pas d'humeur à s'occuper de politique, "
Le Cavalier de bronze" est une histoire tragique écrite en vers sublimes, mais son sous-ton profond lui ajoute encore en qualité et en valeur.
Pouchkine savait comment imprimer des interrogations sérieuses dans ses histoires... et toujours avec autant d'aisance et de panache ; ses vers coulent comme la Neva dans ses bons jours ! Comment faisait-il, ce garnement à rouflaquettes, doté d'une mémoire prodigieuse ? Génial. 5/5 sans hésitation, rien que pour ces descriptions du chaos provoqué par la rivière en crue.
Après l'exaltation, un peu de déception.
Le lecteur français pourra difficilement apprécier le poème de
Pouchkine à sa juste valeur, privé de la mélodie des vers qui se chevauchent souvent au milieu de la ligne, et qui le poussent littéralement à poursuivre sa lecture. Certaines chroniques qualifient même "
Le Cavalier" de "courte nouvelle", ce qui fait particulièrement mal au coeur, mais en réalité on n'a pas vraiment le choix.
J'ai n'ai trouvé que deux traductions de "Медный всадник" (qu'on devrait, d'ailleurs, plutôt traduire comme
Le Cavalier de... cuivre ! ; ceci dit, on peut facilement comprendre la prédilection de nos traducteurs pour la noblesse et la notion d'éternité de cet alliage, ainsi que leur respect de la réalité : la statue, conçue par un sculpteur français, est bien évidemment en bronze !) et aucune ne m'a enchantée.
A. Dumas était pris d'un étrange envol poétique en 1865, en ajoutant au "Cavalier" quelques fioritures romantiques de son cru, et, probablement épuisé par tant d'efforts, il n'a jamais fini la traduction en entier.
La version de J. Chuzeville de 1946 (qu'on trouve très facilement en ligne) est fidèle à l'original, mais elle reste en prose. Quel dommage, pour la culture qui a tant inspiré et influencé les poètes et les prosateurs russes de cette époque,
Pouchkine (qui était parfaitement bilingue et féru de littérature française au point qu'on le surnommait ironiquement "le Français") en premier.