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A la recherche du temps perdu - ... tome 5 sur 7

Pierre-Edmond Robert (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070381777
465 pages
Gallimard (10/11/1989)
  Existe en édition audio
4.33/5   523 notes
Résumé :
La Prisonnière : Le narrateur est de retour à Paris, dans la maison de ses parents, absents pour le moment. Il y vit avec Albertine, et Françoise, la bonne. Les deux amants ont chacun leur chambre et leur salle de bains. Le narrateur fait tout pour contrôler la vie d’Albertine, afin d’éviter qu’elle donne des rendez-vous à des femmes. Il la maintient pour ainsi dire prisonnière chez lui, et lorsqu’elle sort, il s’arrange pour qu’Andrée, une amie commune aux deux amo... >Voir plus
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On connaît bien certaines vicissitudes traversées par ce monument littéraire unique dans son genre – son achèvement irrésolu, sa réécriture incessante, jusqu'au dernier soupir de son auteur, la quantité de notes éparses, plus ou moins (in)exploitables que ce dernier laissait derrière lui, certaines intégrées au fur et à mesure de ses rééditions, d'autres pas, ou diversement selon ses éditeurs, les révisions et corrections qu'il ne put mener à terme, les contresens restés en l'état, parfois sous forme de phrases hermétiques, sans objet ou sans lien apparent à un motif précédent, ou d'incohérences dans l'intrigue d'un épisode à l'autre, dans la chronologie de certains faits historiques évoqués, voire dans l'entrée ou sortie définitive de scène de quelques-uns de ses personnages – impairs, cependant, qui finiraient non seulement par contribuer à la mythologie
créée autour de l'oeuvre et retentir sur sa plurivocité, mais aussi par en répercuter et illustrer son thème central, le labile et incertain travail de reconstitution de la mémoire. Une oeuvre, donc, dont la genèse même et la logique présidant à sa construction sont en miroir avec son motif principal, à savoir, l'émergence mouvante, involontaire, parfois aléatoire de nos réminiscences, l'interminable «relecture» de notre passé qui en découle, conduite par une mémoire défectible et indissociable de nos affects variables, de nos sensations fugitives, de notre imagination fluctuante. Une oeuvre à l'architecture incomparable, fascinante, dont la radicalité ne peut que subjuguer ou rebuter, et que certains de ses plus fidèles admirateurs (parmi lesquels je me situerais volontiers), quitte à passer pour des «snobs» de premier ordre aux yeux d'autres lecteurs, ses non moins honorables détracteurs, n'hésiteront pas à considérer comme l'un des plus grands chefs-d'oeuvre, sinon le plus grand de tous ceux ayant vu le jour au cours du XXe siècle.

Ce cinquième volume de «La Recherche», quintessence absolue du roman psychologique moderne, analyse magistrale du flux subjectif produit par le pathos amoureux, en est emblématique. Il fut légué par un Proust à bout de forces, dictant, pratiquement jusqu'à la veille de sa mort, additions et corrections au texte de celui des trois derniers tomes de «La Recherche» publiés à titre posthume auquel, confiait-il à son éditeur peu de temps avant de mourir, il s'était «acharné au détriment des deux autres».

La Prisonnière soumet à l'appréciation du lecteur une exploration anatomique minutieuse -«sous le microscope de la réalité»- (Vladimir Nabokov, je vous demande de sortir d'une fois pour toutes de mes billets!!) d'une jalousie amoureuse à un stade tumoral très avancé, en même temps qu'un précis détaillé de stratégie martiale sur la carte du tendre, lorsque la possession intégrale de la cible amoureuse s'étant avérée impossible, les combattants se voient obligés de se rabattre sur des tactiques stériles d'assaut et de repli, ou dans le meilleur des cas, à pratiquer une politique diplomatique de la «paix armée»…

Amour domination, amour abdication, amour dévotion, amour prison…Pour le Narrateur, l'amour, synonyme de possession physique et morale de son objet, serait fatalement -ainsi que le chantait notre inoubliable «Gainsbarde»- «sans issue».

«Instants doux, gais, innocents en apparence et où s'accumule pourtant la possibilité du désastre ; ce qui fait de la vie amoureuse la plus contrastée de toutes, celle où la pluie imprévisible de soufre et de poix tombe après les moments les plus riants, et où ensuite, sans avoir le courage de tirer la leçon du malheur, nous rebâtissons immédiatement sur les flancs du cratère d'où ne pourra sortir que la catastrophe.»

Sans issue également, dans le décor de l'appartement familial parisien, providentiellement vacant à ce moment-là, le huis-clos dans lequel sa jalousie l'aura séquestré en même temps qu'Albertine, tous les deux bientôt prisonniers d'une dialectique du maître et de l'esclave qui leur permettra de jouer, l'un vis-à-vis de l'autre, et sans doute par moments de «jouir» aussi, tour à tour, du rôle de geôlier ou de captif.
Suite amoureuse composée de mouvements dissonants, alternés, contradictoires, faite de battements arythmiques d'une anxiété douloureuse éveillée par les ruminations du Narrateur, lorsqu'Albertine lui semblait vouloir songer à sa libération prochaine, ou tout au moins à se soustraire momentanément à sa surveillance pour s'adonner à des plaisirs coupables dont il était exclu, se succédant à d'autres cadences plus douces, intermèdes bienheureux où une certaine harmonie semblait envisageable entre eux, mais au cours desquels, ayant été rapprivoisée et redevenue docile, Albertine se ferait au fur et à mesure moins désirer, et délaisser par son amant, paraissant bientôt aux yeux de ce dernier vouloir de nouveau concocter en sourdine les premiers accords d'une nouvelle fugue…

Recherche d'un bonheur impossible, appuyée sur une mécanique endiablée, paradoxale, qui tout en cherchant à posséder l'autre, «ne subsiste que si une partie reste à conquérir». Désir d'un désir absolu, fidèle, inconditionnel, mais qui se nourrirait pourtant davantage des dérobades d'un lièvre qui ne se laisserait pas complètement courir, que d'une proie prête à se laisser dévorer… Désir glissant, se défilant, s'ajournant et se déplaçant de ce qui a été acquis vers l'inconnu, vers ce qu'on ne possède pas encore, ou vers quelque chose d'autre -tout court-, vers par exemple «de belles femmes de chambre », un voyage tout seul à Venise ou cette tranquillité d'esprit nécessaire, chez soi, pour se mettre enfin au travail...Cercle vicieux, enfin, risquant de condamner les amants, à perpétuité, à un jeu de dupes, sans issue encore une fois, ronde infernale et quotidienne faite d'escamotages, petits mensonges, non-dits et faux-semblants.

C'est ainsi, par exemple, qu'invitée par les Verdurin à une réception à laquelle, tel que le Narrateur l'apprendrait entretemps par hasard, son ancienne amie gomorrhéenne Mlle Vinteuil devait aussi se présenter, Albertine, d'après lui, rusait en lui disant qu'elle n'avait aucune envie d'y aller, ainsi que lui-même, lorsque de son côté, terrifié à l'idée qu'Albertine soit en train de céder à des tentations saphiques qu'elle lui cache, il trouverait le jour venu tous les prétextes imaginables pour qu'elle reste auprès de lui, mais, une fois endormie, n'hésiterait pas à s'y rendre lui-même afin de pouvoir enquêter sur place sur son passé à elle et confirmer éventuellement ses soupçons à lui!

La Prisonnière fut l'un des épisodes de «La Recherche» que j'ai le mieux appréciés cette fois - sinon mon préféré, du moins jusqu'ici...
À cette temporalité particulière, «labyrinthique », à laquelle le Narrateur répondait depuis le début de ses réminiscences, depuis Combray, à l'observation détaillée de l'infiniment petit dans son monde intérieur et à la dissection de ce qui constitue le noyau dur de sa subjectivité - plus que jamais présentes dans ce volume et portées ici, à mon avis, à un niveau jamais atteint auparavant par le roman psychologique- , viennent en outre s'y rajouter une forme de resserrement thématique inédit (la jalousie obsessionnelle du narrateur), ou en tout cas beaucoup plus important que dans les tomes précédents, dans lesquels l'auteur nous avait habitués à force digressions, ramifications et récits subsidiaires ; assez inouïe, enfin, la linéarité présente autant dans la chronologie de la narration (le récit se compose de séries de journées regroupées, à quelques mois d'intervalle, suivant les saisons de cette toute dernière année vécue ensemble par les amants), ainsi que dans l'enchaînement logique conduisant de l'emprisonnement d'Albertine, au retour de Balbec, jusqu'à son évasion spectaculaire à la fin du roman.

Mais ce qui paraît surtout prodigieux, c'est que, loin d'y être revenu à des règles plus classiques de narration littéraire -unité de lieu (l'appartement du Narrateur), unité d'action et de « péril » (la surveillance stricte des faits et gestes de sa maîtresse) et unité de temps- comme l'on pourrait supposer à tort, Proust pose ici un décor et un cadre en apparence mieux repérables, mais en trompe l'oeil, afin justement de mieux pouvoir se détacher des codes consacrés du roman réaliste !

Gammes sublimes autour d'un thème unique, narration plus que jamais évanescente, générant au passage d'impressionnantes torsades temporelles, outre les ratiocinations en boucle du Narrateur, le lecteur n'aura quasiment rien d'autre de concret à se mettre sous la dent ! Toute l'action se tient dans une suspension parfaite, ce jusqu'aux tout derniers paragraphes du roman.

Moins soucieux que jamais d'une conformité à une réalité romanesque matériellement objectivable, aucune contextualisation de l'intrigue ne semble non plus indispensable (pas la moindre indication, par exemple, des raisons qui justifieraient une aussi longue absence de la famille du Narrateur de l'appartement à Paris, ni d'où serait passée entretemps la tante d'Albertine, Mme Bontemps, sans parler de bien d'autres…?).
Aussi, de la seule scène tout à fait «extérieure», et à l'appartement, et à ce qui s'y passait en huis-clos, la fameuse soirée chez les Verdurin, mise à part la description détaillée de la brouille entre Monsieur de Charlus et ces derniers, on retiendra avant tout le long monologue suscité par l'écoute du Septuor de Vinteuil joué ce soir-là, apaisant momentanément le Narrateur et l'amenant à conclure que «l'art n'est peut-être pas aussi irréel que la vie».


C'est peut-être aussi parce que tous les cours d'eaux sinueux provenant de sources en apparence éloignées les unes de autres ayant alimenté La Recherche du Temps Perdu, se rejoignent à partir d'ici sur un lit unique, encore plus profond et de plus en plus immatériel, là où cessant de vouloir faire la part entre réalité extérieure et intérieure, à l'embouchure proche du temps retrouvé, l'on espère enfin ne plus avoir à redouter que dans notre vie «le passé ne se réalise pour nous qu'après l'avenir», nous égarant alors en d'inextricables regrets et en ressassements inutiles, mais que, «conservé depuis longtemps en nous, nous apprenions tout d'un coup à le lire».


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Où il est question des vicissitudes sentimentales du narrateur pour Albertine…
Le narrateur hésite encore à épouser Albertine. Ils vivent dans le même appartement. Ils ont chacun leur chambre et leur salle de bain, jointives, ce qui leur permet de dialoguer pendant leurs ablutions. Il découvre qu'il est jaloux quand elle n'est pas avec lui, car il n'est pas sûr de sa fidélité. Il a toujours en tête des soupçons de relation saphique entre Albertine et Andrée qu'il convoite lui-même, mais aussi avec Mlle Vinteuil et Léa, comédienne et lesbienne reconnue…
« … Je me demandais si me marier avec Albertine ne gâcherait pas ma vie, tant en me faisant assumer la tâche trop lourde pour moi de me consacrer à un autre être, qu'en me forçant à vivre absent de moi-même à cause de sa présence continuelle et en me privant à jamais des joies de la solitude. Et pas de celles-là seulement.» Il souligne là un fait entendu par toutes et tous mais rarement ouvertement reconnu de cette part de liberté sacrifiée sur l'autel de la relation amoureuse et dont l'importance est toute relative à chaque individu.
Alors que la relation du narrateur avec Albertine commence à connaître le bonheur, émerge dans la pensée de celui-ci le doute. Il témoigne de ce besoin irrépressible de remettre tout en question, car si cette union a atteint son point idyllique, il arrive le moment où il ne peut penser que cela durera pour toujours. Alors l'imaginaire envahit son esprit et creuse les fondations de ce qu'il envisage comme une tragédie, avant que la conscience n'en détecte les premiers signes, ou du moins ne croie en deviner les éléments factuels. « Et si… » engage le narrateur sur la pente vertigineuse du doute qui l'entraîne sur la piste de faits dont l'explication arrangée qu'il en fait corrobore ce qu'il aurait pu craindre le plus : la trahison. Tout n'est qu'invention dans l'esprit du narrateur mais à force de tourner, virer, prend la forme exacte d'une vérité supposée. La moindre parcelle d'emploi du temps non expliquée est pour le narrateur source de turpitudes et d'interrogations laissant le libre champs à des scénarios des plus vraisemblables aux plus loufoques. L'auteur fait la démonstration de cette propension qu'a l'humain de corrompre souvent toute relation sentimentale parfaite, trop parfaite, par cette angoisse vertigineuse qu'elle se finisse ou plus simplement en ce qui concerne le narrateur de peut-être révéler par la suite sa vraie nature. Son Moi l'inonde d'informations vraies ou fausses, impossibles à vérifier mais élaborées sur la base d'indices concordant pour que lui-même soit en adéquation avec son raisonnement paranoïaque et en déduise l'infondé de cette relation. Albertine devenant coupable, le prétexte pour s'en séparer permet de faire cesser ses vicissitudes, ses hésitations, ses questionnements, recouvrir sa liberté et lui laisser le champs libre vers d'autres horizons.
« La prisonnière » est aussi l'occasion pour l'auteur d'enfin révéler la part de fiction et de réalité entourant le narrateur, et la relation intime qui les lie. « Elle retrouvait la parole, elle disait : « Mon » ou « Mon chéri », suivis l'un ou l'autre de mon nom de baptême, ce qui, en donnant au narrateur le même prénom qu'à l'auteur de ce livre eût fait : « Mon Marcel », « Mon chéri Marcel ». »
Plus il essaye « d'attraper » Albertine, plus elle lui échappe alors qu'il la voudrait sienne, soumise, « sa prisonnière ». C'est là tout le paradoxe du narrateur car lorsqu'elle serait selon ses désirs, il remarque : « Si les femmes de ce qu'on appelait autrefois les maisons closes, si les cocottes elles-mêmes (à condition que nous sachions qu'elles sont des cocottes) nous attirent si peu, ce n'est pas qu'elles soient moins belles que d'autres, c'est qu'elles sont toutes prêtes, que ce qu'on cherche précisément à atteindre, elles nous l'offrent déjà, c'est qu'elles ne sont pas des conquêtes. » Et plus loin : « On aime que ce en quoi on poursuit quelque chose d'inaccessible, on n'aime que ce qu'on ne possède pas, et bien vite je me remettais à me rendre compte que je ne possédais pas Albertine. »
La musique de Vinteuil est présentée comme une autre madeleine de Proust, élément déclencheur de souvenirs, d'impressions qui se rappellent à nous. « Dans la musique de Vinteuil, il y avait ainsi de ces visions qu'il est impossible d'exprimer et presque défendu de contempler, puisque, quand au moment de s'endormir on reçoit la caresse de leur irréel enchantement, à ce moment même, où la raison nous a déjà abandonnés, les yeux se scellent et, avant d'avoir eu le temps de connaître non seulement l'ineffable mais l'invisible, on s'endort… Ainsi rien ne ressemblait plus qu'une belle phrase de Vinteuil à ce plaisir particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple devant les clochers de Martinville, certains arbres d'une route de Balbec ou plus simplement au début de cet ouvrage, en buvant une certaine tasse de thé. »
On notera dans ce cinquième tome d' « à la poursuite du temps perdu » que l'auteur écrit deux fois le même passage, en page 165 de la collection blanche de Gallimard et en page 314, où il fait le distinguo entre ce que les gens voient de nous et l'image que nous imaginons leur envoyer. « Nous ne voyons pas notre corps, que les autres voient, et nous « suivons » notre pensée, l'objet invisible aux autres, qui est devant nous. »
Dans « La prisonnière », Marcel Proust démonte avec la précision d'un horloger les rouages de la relation amoureuse, les sentiments passionnés et ses imperfections, son pouvoir destructeur, les errements de la pensée galante mais jamais la gymnastique charnelle du couple, son incarnation physique. Son approche de la relation amoureuse est cérébrale.

« L'amour, c'est l'espace et le temps rendus sensibles au coeur. »

Editions Gallimard, 377 pages.
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Une année avec Proust #5

Bonjour Babelio !!!
Que ça fait longtemps que je n'avais plus rien posté. Trois longs mois de surcharge professionnelle qui m'ont empêché de vivre et de lire. Et vu que Babelio est assez chronophage, il st tombé dans la foulée.
L'important c'est que ça commence à se calmer et que je peux enfin vous retrouver.
Et je vous retrouve avec ce brave Marcel... Enfin brave, sur ce tome, on pourrait plus le qualifier de "gros connard" qu'autre chose. Pauvre Albertine !
Dans ce 5ème opus, Albertine vit chez le narrateur qui n'est pas Marcel, mais que c'est quand même Marcel... Nous l'appellerons donc Marcel. le problème c'est que Marcel considère Albertine pas assez bien pour lui, et il la cache. Elle est prisonnière et ne peut vraisemblablement pas sortir tandis que lui sort dans le monde, sans elle. C'est son objet, caché à la vue de tous. Elle doit même s'enfermer dans la chambre quand il reçoit.
Marcel est jaloux maladif, il lui prête des aventures avec des femmes. Il rêve de la quitter, mais le ne fait pas, et crève de mal quand elle ne l'embrasse pas.
Albertine, tu te sors de là ma grande et fissa !!!

Proust dans toute sa splendeur avec phrases à rallonge et lenteurs assommantes. J'ai mis plus de deux mois à le lire.
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Marcel analyse un peu moins pour agir un peu plus, relativisant l'intérêt des déductions issues de l'observation :

« Ceux qui apprennent sur la vie d'un autre quelque détail exact en tirent aussitôt des conséquences qui ne le sont pas et voient dans le fait nouvellement découvert l'explication de choses qui précisément n'ont aucun rapport avec lui ».

Si l'observation persiste , elle est focalisée sur l'objet de son tourment : Albertine l'a rejoint à Paris et demeure chez lui, partageant son quotidien dans des conditions proches de la séquestration. Si elle est libre de ses allées et venues c'est avec une surveillance de tous les instants et des interrogatoires en règle à son retour. Marcel a depuis longtemps décelée en elle une menteuse et qui plus est, peu finaude, s'emmêlant dans ses contradictions. Marcel traque l'existence non d'un amant mais d'une amante.

« Sans me sentir le moins du monde amoureux d'Albertine, sans faire figurer au nombre des plaisirs les moments que nous passions ensemble, j'étais resté préoccupé de l'emploi de son temps ».

On perçoit que seuls les avantages matériels d'une telle situation, elle qui n'a pas le sou soient la seule raison de sa présence, tant Marcel est insupportable. D'autant qu'il dit lui-même souhaite rompre, sans se décider. La jalousie qu'il ressent est une sorte de moteur central dans cette relation ambigüe.

Le baron de Charlus n'est pas en reste au cours de ce tome, de plus en plus imbu de sa personne, sans avouer ses meurs mais avec un certain prosélytisme tout de même. Un de ses cibles, mal choisie car sous-estimée, est Mme Verdurin dont il a tenté de vampiriser une de ses soirées où le musicien Morel était la vedette.

Au delà de des liens tissés avec son entourage, Proust rédige de très belles pages sur les bruits de la rue, ceux qu'il perçoit alors qu'il est encore couché, et met des images personnelles ur l'animation qui lui parvient.

Il développe aussi une analyse autour de la musique, à partir de la sonate de Vinteuil qui bien au delà de la petite phrase sorte de signature du musicien, comme il en existe dans toute oeuvre qu'elle soit littéraire ou artistique, atteint la sensibilité et la mémoire de Marcel.





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Ce cinquième tome de A la recherche du temps perdu est le premier des tomes de l'oeuvre de Proust qui fut publié après sa mort et qui ne fut donc pas complètement revu par l'auteur.
De ce fait, certaines incohérences mineures y subsistent telles le fait que l'un des protagonistes y évoque la mort du Dr Cottard, l'un des fidèles de « l'Eglise » des Verdurin alors que, quelques pages plus loin, ce dernier, toujours bien vivant, vient au secours du pauvre Saniette qui vient d'avoir une attaque à la sortie de la matinée organisée par les mêmes Verdurin. Aussi, la mention erronée des 10 musiciens du septuor de Vinteuil, ou celle de la tante Octave, en réalité la tante Léonie, etc....

Mais ce sont des détails qui n'altèrent en rien, en ce qui me concerne, la beauté et la profondeur du récit.
Et cela bien qu'il ne s'y passe pas grand chose, et qu'après des moments radieux de matins égayés par les cris des artisans et commerçants ambulants de Paris, des tendres partages amoureux avec sa « prisonnière » Albertine, l'enfermement jaloux dans lequel s'installe le narrateur, les affres de ses soupçons maladifs, rendent progressivement l'atmosphère pesante, jusqu'au départ subit d'Albertine qui clôt le récit.

Cependant la matinée chez les Verdurin, organisée par un Charlus toujours aussi hors normes et complètement inconscient de l'affront qu'il fait à ses hôtes (qui lui feront payer cruellement, de manière détournée), va nous conduire vers d'autres horizons. Elle va amener le narrateur à nous faire ressentir de façon forte l'émotion que lui procure l'écoute musicale du septuor du compositeur Vinteuil (mort lors du premier tome, « du coté de chez Swann » ). Et nous faire la suggestion que la sensation artistique, l'art en général, représentent un chemin vers l'appréhension du monde différent et plus fort que l'approche par « l'intelligence », c'est-à-dire la connaissance par la raison.
Tout aussi remarquable est la discussion passionnante que le narrateur va avoir avec Albertine sur la création littéraire et sur les écrivains, dont Dostoïevski. Discussion qui fait écho à la mort brutale de l'écrivain Bergotte, dans laquelle est évoqué douloureusement par ce romancier, à la vue du tableau La vue de Delft de Veermer, le sentiment de son propre échec de n'avoir pas réussi à atteindre l'absolu dans son activité créatrice.

Proust, c'est tout un monde qu'il faut savoir appréhender, ce n'est pas toujours facile, la lecture est exigeante.
Mais ce monde complexe dans lequel un narrateur, qui n'est pas Proust, ne l'oublions pas, nous emmène, est pour moi tout à la fois une analyse profonde et sans concession des comportements humains, une méditation sur la vie, aussi une réflexion sur le temps et la mémoire, sur la fonction de l'art, sur les rapports entre raison et émotion. Et tout cela sans être nullement l'habillage romancé d'une prétention philosophique. Il me semble que c'est sans équivalent dans la littérature et je ressens que je suis loin d'en avoir fait le tour.
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Citations et extraits (179) Voir plus Ajouter une citation
Je compris que ce que Brichot, peut-être sans s’en rendre compte, préférait dans l’ancien salon (…), c’était cette partie devenue purement morale, d’une couleur qui n’existait plus que pour mon vieil interlocuteur, qu’il ne pouvait pas me faire voir, cette partie qui s’est détachée du monde extérieur pour se réfugier dans notre âme, à qui elle donne une plus-value, où elle s’est assimilée à sa substance habituelle, s’y muant -maisons détruites, gens d’autrefois, compotiers de fruits des soupers que nous nous rappelons- en cet albâtre translucide de nos souvenirs, duquel nous sommes incapables de montrer la couleur qu’il n’y a que nous qui voyons, ce qui nous permet de dire véridiquement aux autres, au sujet de ces choses passées, qu’il n’en peuvent avoir une idée, que cela ne ressemble pas à ce qu’ils ont vu, et que nous ne pouvons considérer en nous-même sans une certaine émotion, en songeant que c’est de l’existence de notre pensée que dépend pour quelque temps encore leur survie, le reflet des lampes qui se sont éteintes et l’odeur des charmilles qui ne fleurissent plus.


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L’amour n’est peut-être que la propagation de ces remous qui, à la suite d’une émotion, émeuvent l’âme.

j’aurais sacrifié ma terne vie d’autrefois et ma vie à venir, passées à la gomme à effacer de l’habitude, pour cet état si particulier.

Il est, du reste, à remarquer que la constance d’une habitude est d’ordinaire en rapport avec son absurdité.

sortant aux heures où il n’y a guère rien d’autre à faire qu’à se laisser assassiner dans les rues

La belle saison, en s’enfuyant, avait emporté les oiseaux.

ces paupières abaissées mettaient dans son visage cette continuité parfaite que les yeux n’interrompaient pas. Il y a des êtres dont la face prend une beauté et une majesté inaccoutumées pour peu qu’ils n’aient plus de regard.

du sommeil elle remontait les derniers degrés de l’escalier des songes

J’avais l’insouciance de ceux qui croient leur bonheur durable.

La jalousie n’est souvent qu’un inquiet besoin de tyrannie appliqué aux choses de l’amour.

On n’aime que ce qu’on ne possède pas tout entier.

Par une sorte de chassé-croisé, son cou habituellement peu remarqué, maintenant presque trop beau, avait pris l’immense importance que ses yeux clos par le sommeil avaient perdue, ses yeux, mes interlocuteurs habituels et à qui je ne pouvais plus m’adresser depuis la retombée des paupières.

j’aurais voulu me rappeler ; c’était en vain ; ma mémoire n’avait pas été prévenue à temps ; elle avait cru inutile de garder copie.

Or dans le monde il n’y a que la conversation. Elle y est stupide, mais a le pouvoir de supprimer les femmes, qui ne sont plus que questions et réponses. Hors du monde les femmes redeviennent ce qui est si reposant pour le vieillard fatigué, un objet de contemplation.

L’univers est vrai pour nous tous et dissemblable pour chacun.

On dirait que c’est une consolation pour ces grands solitaires que de donner à leur célibat tragique l’adoucissement d’une paternité fictive.

de petites dames qui se croient des protectrices des arts parce qu’elles reprennent, une octave au-dessous, les manières de ma belle-sœur Guermantes, à la façon du geai qui croit imiter le paon.

Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela, nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil ; avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles.

je me demandais si la musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées – la communication des âmes. Elle est comme une possibilité qui n’a pas eu de suites ; l’humanité s’est engagée en d’autres voies, celle du langage parlé et écrit.

j’aperçus une autre phrase de la sonate, restant si lointaine encore que je la reconnaissais à peine ; hésitante, elle s’approcha, disparut comme effarouchée, puis revint, s’enlaça à d’autres, venues, comme je le sus plus tard, d’autres œuvres, en appela d’autres qui devenaient à leur tour attirantes et persuasives aussitôt qu’elles étaient apprivoisées, et entraient dans la ronde, dans la ronde divine mais restée invisible pour la plupart des auditeurs, lesquels, n’ayant devant eux qu’un voile épais au travers duquel ils ne voyaient rien, ponctuaient arbitrairement d’exclamations admiratives un ennui continu dont ils pensaient mourir.

L’adultère introduit l’esprit dans la lettre que bien souvent le mariage eût laissée morte.

tout cela n’était que maladif, de la folie, et pas la vraie et joyeuse méchanceté qu’elle aurait voulue. Cette idée que c’était une simulation de méchanceté seulement gâtait son plaisir.

Le monde étant le royaume du néant, il n’y a, entre les mérites des différentes femmes du monde, que des degrés insignifiants, que peuvent seulement follement majorer les rancunes ou l’imagination de M. de Charlus.

nous penserons tout de même à elle pour une autre fois ; d’ailleurs on ne peut pas ne pas se souvenir d’elle, ses yeux mêmes nous disent : ne m’oubliez pas, puisque ce sont deux myosotis

C’est encore le « Banquet », mais donné cette fois à Kœnigsberg, à la façon de là-bas, indigeste et assaisonné avec choucroute, et sans gigolos.

à tous ceux qui, n’offrant à leur intelligence d’autre réalisation que la conversation, c’est-à-dire une réalisation imparfaite, restent inassouvis même après des heures passées ensemble et se suspendent de plus en plus avidement à l’interlocuteur épuisé, dont ils réclament, par erreur, une satiété que les plaisirs sociaux sont impuissants à donner.

ils sont très polis, ils vont souvent jusqu’à me garder une place comme je suis un très vieux monsieur. Mais si, mon cher, ne protestez pas, j’ai plus de quarante ans, dit le baron, qui avait dépassé la soixantaine

Dostoïevski. Avez-vous remarqué le rôle que l’amour-propre et l’orgueil jouent chez ses personnages ? On dirait que pour lui l’amour et la haine la plus éperdue, la bonté et la traîtrise, la timidité et l’insolence, ne sont que deux états d’une même nature

Chez Dostoïevski il y a, concentré et grognon, beaucoup de ce qui s’épanouira chez Tolstoï.

dans le jardin des religieuses voisines j’entendais, riche et précieuse dans le silence comme un harmonium d’église, la modulation d’un oiseau inconnu qui, sur le mode lydien, chantait déjà matines, et au milieu de mes ténèbres mettait la riche note éclatante du soleil qu’il voyait.

appartement luxueux, en plein midi, mais si vide, si silencieux que le soleil avait l’air de mettre des housses sur le canapé

Il semble que les événements soient plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers. Certes, ils débordent sur l’avenir par la mémoire que nous en gardons, mais ils demandent une place aussi au temps qui les précède. On peut dire que nous ne les voyons pas alors tels qu’ils seront ; mais dans le souvenir ne sont-ils pas aussi modifiés ?

je pourrais arriver tout à l’heure, et les odeurs que j’y trouverais en arrivant, l’odeur du compotier de cerises et d’abricots, du cidre, du fromage de gruyère, tenues en suspens dans la lumineuse congélation de l’ombre qu’elles veinent délicatement comme l’intérieur d’une agate, tandis que les porte-couteaux en verre prismatique y irisent des arcs-en-ciel, ou piquent çà et là sur la toile cirée des ocellures de paon.
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Elle me dit (et je fus, malgré tout, profondément attendri car je pensai : certes je ne parlerais pas comme elle, mais, tout de même, sans moi elle ne parlerait pas ainsi, elle a subi profondément mon influence, elle ne peut donc pas ne pas m’aimer, elle est mon œuvre) : « Ce que j’aime dans ces nourritures criées, c’est qu’une chose entendue comme une rhapsodie change de nature à table et s’adresse à mon palais. Pour les glaces (car j’espère bien que vous ne m’en commanderez que prises dans ces moules démodés qui ont toutes les formes d’architecture possible), toutes les fois que j’en prends, temples, églises, obélisques, rochers, c’est comme une géographie pittoresque que je regarde d’abord et dont je convertis ensuite les monuments de framboise ou de vanille en fraîcheur dans mon gosier. » Je trouvais que c’était un peu trop bien dit, mais elle sentit que je trouvais que c’était bien dit et elle continua, en s’arrêtant un instant, quand sa comparaison était réussie, pour rire de son beau rire qui m’était si cruel parce qu’il était si voluptueux : « Mon Dieu, à l’hôtel Ritz je crains bien que vous ne trouviez des colonnes Vendôme de glace, de glace au chocolat ou à la framboise, et alors il en faut plusieurs pour que cela ait l’air de colonnes votives ou de pylônes élevés dans une allée à la gloire de la Fraîcheur. Ils font aussi des obélisques de framboise qui se dresseront de place en place dans le désert brûlant de ma soif et dont je ferai fondre le granit rose au fond de ma gorge qu’elles désaltéreront mieux que des oasis (et ici le rire profond éclata, soit de satisfaction de si bien parler, soit par moquerie d’elle-même de s’exprimer par images si suivies, soit, hélas ! par volupté physique de sentir en elle quelque chose de si bon, de si frais, qui lui causait l’équivalent d’une jouissance). Ces pics de glace du Ritz ont quelquefois l’air du mont Rose, et même, si la glace est au citron, je ne déteste pas qu’elle n’ait pas de forme monumentale, qu’elle soit irrégulière, abrupte, comme une montagne d’Elstir. Il ne faut pas qu’elle soit trop blanche alors, mais un peu jaunâtre, avec cet air de neige sale et blafarde qu’ont les montagnes d’Elstir. La glace a beau ne pas être grande, qu’une demi-glace si vous voulez, ces glaces au citron-là sont tout de même des montagnes réduites à une échelle toute petite, mais l’imagination rétablit les proportions, comme pour ces petits arbres japonais nains qu’on sent très bien être tout de même des cèdres, des chênes, des mancenilliers ; si bien qu’en en plaçant quelques-uns le long d’une petite rigole, dans ma chambre, j’aurais une immense forêt descendant vers un fleuve et où les petits enfants se perdraient. De même, au pied de ma demi-glace jaunâtre au citron, je vois très bien des postillons, des voyageurs, des chaises de poste sur lesquels ma langue se charge de faire rouler de glaciales avalanches qui les engloutiront (la volupté cruelle avec laquelle elle dit cela excita ma jalousie) ; de même, ajouta-t-elle, que je me charge avec mes lèvres de détruire, pilier par pilier, ces églises vénitiennes d’un porphyre qui est de la fraise et de faire tomber sur les fidèles ce que j’aurai épargné. Oui, tous ces monuments passeront de leur place de pierre dans ma poitrine où leur fraîcheur fondante palpite déjà. Mais tenez, même sans glaces, rien n’est excitant et ne donne soif comme les annonces des sources thermales. À Montjouvain, chez Mlle Vinteuil, il n’y avait pas de bon glacier dans le voisinage, mais nous faisions dans le jardin notre tour de France en buvant chaque jour une autre eau minérale gazeuse, comme l’eau de Vichy qui, dès qu’on la verse, soulève des profondeurs du verre un nuage blanc qui vient s’assoupir et se dissiper si on ne boit pas assez vite. » Mais entendre parler de Montjouvain m’était trop pénible, je l’interrompais. « Je vous ennuie, adieu, mon chéri. » Quel changement depuis Balbec où je défie Elstir lui-même d’avoir pu deviner en Albertine ces richesses de poésie, d’une poésie moins étrange, moins personnelle que celle de Céleste Albaret par exemple. Jamais Albertine n’aurait trouvé ce que Céleste me disait ; mais l’amour, même quand il semble sur le point de finir, est partial. Je préférais la géographie pittoresque des sorbets, dont la grâce assez facile me semblait une raison d’aimer Albertine et une preuve que j’avais du pouvoir sur elle, qu’elle m’aimait.
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De quelle façon allons-nous nous endormir ? Et une fois que nous le serons, par quels chemins étranges, sur quelles cimes, dans quels gouffres inexplorés le maître tout puissant nous conduira-t-il ? Quel groupement nouveau de sensations allons-nous connaître dans ce voyage ? Nous mènera-t-il au malaise ? À la béatitude ? À la mort ? Celle de Bergotte survint le lendemain de ce jour-là où il s’était ainsi confié à un de ces amis (ami ? ennemi ?) trop puissant. Il mourut dans les circonstances suivantes : une crise d’urémie assez légère était cause qu’on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que la Vue de Delft de Ver Meer [sic] (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu’il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l’exposition. Dès les premières marches qu’il eut à gravir, il fut pris d’étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l’impression de la sécheresse et de l’inutilité d’un art si factice, et qui ne valait pas les courants d’air et de soleil d’un palazzo de Venise ou d’une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant Ver Meer, qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentèrent ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait un petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu’il avait imprudemment donné la première pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. »
Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit : « C’est une simple indigestion que m’ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien. » Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Certes, les expériences spirites pas plus que les dogmes religieux n'apportent de preuve que l'âme subsiste. »

162 - [Le Livre de poche n° 2126, p. 198/199]
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Mais alors, n’est-ce pas que ces éléments, tout ce résidu réel que nous sommes obligés de garder pour nous-mêmes, que la causerie ne peut transmettre même de l’ami à l’ami, du maître au disciple, de l’amant à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que chacun a senti et qu’il est obligé de laisser au seuil des phrases où il ne peut communiquer avec autrui qu’en se limitant à des points extérieurs communs à tous et sans intérêt, l’art le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nous appelons les individus, et que sans l’art nous ne connaîtrions jamais?


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