Une étoile pour les heures passées à rédiger le récit... mais c'est tout. Bon sang que cette lecture fut laborieuse et frustrante !
D'entrée de jeu, on a l'impression tenace d'avoir appuyé sur un bouton « reset » : pratiquement aucun des aboutissements de la trilogie originale n'est pris en compte ou n'a une importance (la mort de l'Autorité, la promesse de la République des Cieux, la réalisation de la prophétie des sorcières...) alors qu'ils étaient présentés comme un changement de paradigme au sein de la diégèse. Certains enjeux de la première trilogie sont à peine mentionnés (le sujet de l'aléthiomètre est tout simplement inexistant pendant une centaine de pages, alors même que la perte de son « don » de déchiffrage par Lyra était un point crucial du Miroir d'Ambre). le nombre de similitudes avec le début des Royaumes du Nord (cadre oxfordien de départ ; Lyra qui n'est toujours véritablement intégrée nulle part ; intrigue lancée uniquement par le fait qu'un protagoniste assiste par hasard à l'élément déclencheur ; voyage de Lyra planquée sur un bateau gitan ; révélation d'un lien familial aux alentours du premier tiers ; séjour de Lyra dans les Fens avec Farder Coram ; voyage dépaysant dans les pays voisins ; etc) provoque vite un côté rébarbatif dans la première moitié du roman tant l'aspect bis repetita est présent : manque d'inventivité de l'auteur ? Pullman avait pourtant proposé quelque chose de (non sans failles mais) différent avec La Belle Sauvage, mais il faut croire que concernant Lyra, il est de ceux qui suivent trop scrupuleusement ses bibles de narratologie.
Le pitch était pourtant prometteur : avec une Lyra adulte dix ans après les évènements de la trilogie d'origine, on pouvait s'attendre à de nouvelles dynamiques. Hélas, les choses n'ont pas franchement changé du côté de la protagoniste non plus... Quelle déception de ne pas retrouver dix ans plus tard une Lyra étudiante dont la spécialisation est l'alethiomètre (et pas crédible pour un sou qu'elle ne consacre qu'une séance hebdomadaire à cette étude vu sa détresse intense à la perte de son don). Quelle déception de voir que son autonomie et sa marge de manoeuvre sont à peine meilleures que dans la première trilogie (le passage expliquant qu'elle n'a jamais pensé à jeter un oeil à ses finances même à l'approche de sa majorité est idiot). Quelle déception de voir que ce personnage n'a toujours pas gagné sa légitimité dans son cadre de vie, et surtout, évolue toujours seule sur la scène ! Il est difficile à avaler que Lyra ne se soit fait aucune amie après deux ans d'études dans un collège féminin, surtout quand le Miroir d'Ambre se terminait sur une promesse d'amitiés futures. La seule camarade qu'on lui verra n'aura de présence que le temps d'un chapitre, et les autres femmes de son âge en présence desquelles elle se retrouvera ne seront prétexte qu'à une relation de rivalité, uniquement le temps d'une ou deux scènes. Comme trop souvent dans la fiction, les personnages féminins ne sont pas placés dans un cadre d'amitié (et les femmes adultes de ce roman sont généralement seules dans un monde d'hommes).
Le reste du roman ne fournira pas de quoi surmonter les faiblesses du début. La nouvelle méthode d'interprétation de l'aléthiomètre flirte avec le pouvoir magique, alors que toute la première trilogie nous a vendu l'interprétation comme une science. La révélation sur les motivations de Delamare paraît au mieux superflue : pourquoi avoir fait de cela une affaire personnelle puisque les mobiles du Magisterium contre Lyra tiennent très bien debout tout seuls ? (Les implications de la trilogie de base ont en effet tellement été occultées que le Magisterium n'a eu entretemps aucune raison de s'abstenir de continuer à cibler Lyra).
Certains passages sont simplement absurdes, comme Lyra qui semble ingénument ignorer que le Magisterium a une dent contre elle (a-t-elle vraiment vécu les évènements de la première trilogie ?). Ou encore ces scènes (récurrentes au point de donner une impression de running gag) où les personnages adultes d'Oxford évoquent systématiquement l'usage de l'aléthiomètre pour connaître la traduction d'un mot étranger : l'auteur n'a visiblement pas pensé que le réflexe d'un Érudit dans une université serait de consulter un dictionnaire...
Il faut passer outre ces éléments si l'on veut venir à bout du livre, car le roman est beaucoup trop long pour ce qu'il a à raconter - et aurait pu être aisément réduit de moitié pour garder un rythme plus dynamique et des péripéties intéressantes. Cela aurait été moins dérangeant s'il n'y n'avait pas déjà eu dans la Belle Sauvage cette impression d'un texte destiné originellement à n'être qu'une nouvelle, mais qu'un éditeur aurait souhaité voir étiré en roman pour alimenter la machine à fric. Dans la Communauté des Esprits, récit s'étale sans fin dans une succession de boucles narratives, et à partir du deuxième tiers, c'est presque la mort cérébrale tant la structure se répète à l'identique à chaque chapitre : Malcolm et Lyra passent de tableau en tableau avec toujours le même schéma : arrivée dans un nouveau lieu, constatation que la situation est au bord de l'explosion, rencontre du contact sur place (ou rencontre fortuite), une ou deux péripéties, la situation dégénère, le protagoniste fuit vers le tableau suivant. Cette redondance systématique, portée sur un nombre interminable de pages, est épuisante, si bien qu'on se surprend à souhaiter les interruptions pourtant intempestives des POV secondaires.
Le tout pour aboutir à un final qui donne envie de hurler par sa non conclusivité et par le découpage qu'il opère. Si jusqu'ici il était encore crédible que Pullman produise une histoire médiocre en toute bonne foi, il est difficile de croire qu'il (ou son éditeur) ne s'est pas ouvertement moqué de son lectorat tant cette fin est insultante. Au final, la Communauté des Esprits ne sert que d'interminable prélude au 3e tome à venir.
D'ailleurs, à partir d'environ 40% du roman, Lyra (qui l'était déjà assez peu, ou laborieusement, dans le premier tiers) ne sera tout bonnement plus du tout actrice de sa propre trajectoire. Les seuls moteurs de l'intrigue la concernant seront soit des rencontres fortuites, soit des gens qui la trouvent ou la sauvent, et l'on devra se contenter de la regarder se mouvoir au rythme du hasard en se retenant de s'exclamer à chaque fois « ça alors, quelles étaient les chances ? ». Elle ne devient qu'un personnage parmi d'autres, partageant un temps d'écran quasi-équivalent avec Malcolm, Delamare, Pantalaimon et Bonneville (ainsi que, plus marginalement, une pluralité de personnages adultes), au point qu'on se demande parfois quelle est encore l'opportunité de conserver Lyra en tant que protagoniste. (L'exemple le plus représentatif est sans doute ces deux chapitres où le récit est carrément davantage intéressé par nous donner le POV (surprenant) du patriarche de Constantinople, dont l'utilité est difficilement cernable (surtout considérant son sort qui nous est spoilé par.... un intitulé de chapitre ! Il fallait le faire...) puisqu'il enfonce surtout des portes ouvertes et donne une tenace impression que le texte cherche à faire du remplissage). Puisque l'auteur aime tellement Malcolm, pourquoi ne pas l'avoir choisi comme protagoniste de ce tome au lieu de Lyra, prolongeant ainsi la focalisation entamée dans la Belle Sauvage ?
Aussi logique qu'aurait pu être ce choix, je suis au final contente que l'auteur ne l'ait pas opéré, tant le personnage de Malcolm est une épine dans le pied de cette lecture. Bedonnant mais agile et rapide, d'origine modeste mais Érudit, costaud mais discret, pas bagarreur mais ceinture noire, multi-talents mais humble, simple mais redoutablement intelligent, etc : Malcolm est, tout simplement, un Gary Sue, qui porte vite sur les nerfs (écriture déjà en germe dans la Belle Sauvage où, malgré ses onze ans, ce personnage d'enfant n'était pas du tout écrit comme un enfant, avec une maturité et une capacité réflexive d'adulte, assurant la sécurité et la direction du duo, rôle dénié à Alice pourtant plus âgée que lui). La révélation de l'amour de Malcolm pour Lyra est un malaise total, surtout devant l'insistance avec laquelle la narration tente de nous convaincre que ce volet est naturel et valide, alors que Malcolm a vu grandir Lyra, qu'il a été son professeur, et qu'elle est mineure. Pour celles ou ceux tentés de me rétorquer que Lyra a vingt ans, il faut rappeler que de l'aveu du texte lui-même, elle était âgée de 14 ou 15 ans lorsque Malcolm, alors son professeur, a commencé à être attiré par elle (vous reprendrez bien un peu de vomi ?). Par ailleurs Bonneville, dont on nous dit qu'il est d'un âge similaire à Lyra, est qualifié par Malcolm de « vraiment très jeune » alors que Lyra est qualifiée par Malcolm de « une adulte » (on voit ici le double-standard qui s'opère selon le genre).
Il faut enfin parler de l'éléphant au milieu du couloir : le débat surnaturel vs raison qui infusera tout le récit, tentative maladroite où surnagent les amalgames (notamment : surnaturel = imagination), les incohérences (Lyra dans le camp des sceptiques après avoir voyagé entre les mondes... vraiment ?) et le manque de nuances (Église catholique très très méchante). La forme (manière dont ce débat est restitué) est tout aussi pénible que le fond : chaque itération de la boucle narrative (même schéma se répétant à chaque chapitre, dont je parlais plus haut) est saupoudrée d'un passage sur ce débat mais, plutôt que de progresser à chaque fois enrichi des enseignements du chapitre passé, le débat ne fait que ressasser sans cesse les mêmes arguments, chacun livré en plusieurs exemplaires de lui-même (et déguisé de paraphrase), sans aucun ordre logique apparemment, sinon parfois une régression visible.
Pour finir, les lecteurs de la traduction en français pâtiront de cette version, entre erreurs fréquentes de concordance des temps, maladresses grammaticales (il est fréquent de tomber sur des phrases dont le sujet est celui mentionné deux ou trois phrases avant, sans le rappeler, alors qu'il y a eu un autre (ou plusieurs) sujets entretemps, ce qui anéantit la fluidité de lecture), et surtout, dans la tradition des titres nuls de fantasy français, le raté total de ce titre, « la communauté des esprits », qui perd le mystère et le soupçon d'élégance de son original, « the secret commonwealth ».
En point positif, on notera quand même la mise en discussion des conflits entre humains et daemons ; il était temps, car le concept des daemons a été largement sous-exploité dans la trilogie de base, et il me tardait de voir la diégèse éprouver et approfondir quelque peu son concept.
Avec le 2e tome de cette nouvelle trilogie,
Philip Pullman aura, à mes yeux, succombé à la tentation malheureuse de ces artistes qui ont tenté en vain de ressusciter leur oeuvre à succès (conclusive) des années plus tard. La suite, ce sera sans moi.