Es-tu encore là ? Dans quel recoin es-tu ? –
De tout cela tu as eu une si ample science,
tu as pu accomplir tant de choses en t’éloignant ainsi,
ouverte à tout, comme un jour qui commence.
Les femmes souffrent : aimer veut dire être seul,
et les artistes parfois dans leur travail pressentent
que leur devoir, quand ils aiment, est la métamorphose.
Amour, métamorphose : tu entrepris l’un et l’autre ; il y a l’un
et l’autre dans Cela qu’à présent falsifie une gloire qui te les dérobe.
Hélas, toi qui fus loin de toute gloire. Toi qui fus
de peu d’apparence ; qui avais sans bruit replié
ta beauté en toi-même, comme on baisse un drapeau
au matin gris d’un jour ouvrable,
et ne voulais rien d’autre qu’un long travail, –
travail qui n’est pas accompli : non, hélas, pas accompli.
Si tu es encore là, s’il reste encore
dans cette obscurité une place à laquelle ton esprit
vibre sensiblement, à l’unisson des ondes planes et sonores
qu’une voix, solitaire dans la nuit,
suscite dans le flux d’une haute chambre :
Alors, écoute-moi : Aide-moi. Vois, nous allons nous aussi
glisser, nous ne savons quand, revenir de notre avancée vers
quelque chose que nous n’imaginons pas, où
nous serons empêtrés comme dans un rêve,
et dans quoi nous mourrons sans nous réveiller.
Nul n’est plus avancé. À tous ceux qui ont soulevé leur sang
pour une œuvre qui s’avère longue,
il peut arriver de ne plus le tenir à bout de bras
et qu’il retombe, privé de valeur et vaincu par son poids.
Car il existe quelque part une antique hostilité
entre la vie et le noble travail.
Afin que je la discerne et la dise : aide-moi.
Ne reviens pas. Et donc – si tu le supportes–
sois morte chez les morts. Les morts ont fort à faire.
Aide-moi pourtant, sans dissiper tes forces,
comme m’aide parfois le plus lointain : en moi.
.
Leben ist nur ein Teil… Wovon ?
Leben ist nur ein Ton… Worin ?
Leben hat Sinn nur, verbunden mit vielen
Kreisen des weithin wachsenden Raumes,
Leben ist so nur der Traum eines Traumes,
Aber Wachsein ist anderswo.
Vivre n’est qu’une part… De quoi ?
Vivre n’est qu’une note… Dans quel accord ?
Vivre n’a de sens que relié aux nombreux
cercles de l’espace qui s’accroît au loin,
vivre n’est que le rêve d’un rêve
mais l’état de veille est ailleurs.
Approche, viens dans la lumière des bougies. Je ne crains pas
de contempler les morts. Quand ils viennent,
ils ont un droit à s'attarder
dans nos regards, tout autant que les autres choses.
Approche; restons un moment sans faire de bruit.
Regarde cette rose sur mon bureau;
la lumière autour d'elle n'est-elle pas aussi craintive
que sur toi : elle non plus ne devrait pas être ici.
"L"heure grave"
Poème de Rainer Maria Rilke, chanté par Colette Magny