Entre un ordo-libéralisme de surveillance porté à son paroxysme et de dérisoires havres radioactifs, une dystopie mélancolique et radicale.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/07/24/note-de-lecture-
la-peninsule-louis-bernard-robitaille/
Fonctionnaire relativement exemplaire et presque tout à fait sans histoires, le capitaine Jimmy Durante est un officier des Organes, plus exactement du département des Études, l'une des branches du puissant ministère de la Sécurité. Compromis à son insu dans un changement d'alignement politique qui le dépasse totalement, loin au-dessus de son niveau de paie et de responsabilité, il est en revanche bien placé pour savoir ce que représente ici une disgrâce. Avec l'aide d'un vieil ami – qui lui doit un service – d'un rang équivalent au sien, ailleurs dans l'Organisation, il parvient à fuir in extremis, juste avant d'être placé sur la dangereuse liste noire, vers le seul lieu accessible aux réprouvés disposant tout de même d'un peu d'argent et d'entregent (ou de connaissance intime de la sécurité, ce qui est bien entendu son cas) :
la Péninsule.
Presqu'île isolée mise en quarantaine définitive après un terrible accident nucléaire,
la Péninsule est un refuge et un cul-de-sac, sous les radiations aléatoires mais persistantes, où d'étranges communautés coexistent en attendant la fin de leurs vies, à l'égard du système, tout en repoussant chaque fois que nécessaires les assauts de délinquants et de vandales à la petite semaine qui essaient de s'implanter encore plus clandestinement qu'eux dans ce vrai-faux havre aux coutumes acérées où l'argent est roi, comme ailleurs. Dans cet univers restreint et largement hors d'âge où il doit vivre et composer avec d'incertains personnages tels que Oncle Ho, Ariston Pitt, Mathilde van Meegeren, Guido Borsellini, Pomodoro, Wilkinson, ou, surtout, la belle Valentina Ordjonikidze (dont le violoncelle apportera ici une tonalité presque post-exotique), Jimmy Durante parviendra-t-il à trouver une place qui ne se réduise pas à un très provisoire strapontin susceptible de se rabattre à tout moment ? Et le souhaitera-t-il ?
Publié en 2015 dans la collection Notab/lia des éditions Noir sur Blanc, le sixième roman du journaliste québécois
Louis-Bernard Robitaille, qui vit à Paris depuis 1972, où il fut très longtemps le correspondant permanent du quotidien La Presse, nous propose une étonnante dystopie à tiroirs. Une société de surveillance ultra-dominatrice, société qui, malgré le vocabulaire souvent emprunté à l'ex-Union soviétique, est bien celle de l'ordo-libéralisme contemporain, sécuritaire, spectaculaire et marchand, sous des traits hélas pas si outrés que cela (que l'on songe par exemple déjà, dans la manière de manier le droit et la règle « pour le bien de tous », au superbe « À l'aide ou le rapport W » d'
Emmanuelle Heidsieck), y coexiste avec un microcosme, refuge de rejets (jusqu'à quel point ?) du système, toléré car inoffensif (ou même utile, par des passages secrets toujours à découvrir), petite anarchie ploutocratique où le statut de la bienveillance demeure ô combien incertain, où la loi du milieu et celle de la nostalgie cohabitent sans accrocs majeurs, mais sans horizons définis non plus. Dans une atmosphère qui pourrait évoquer aussi bien le « Brazil » de
Terry Gilliam que le « Bunker Palace Hotel » d'
Enki Bilal, certains recoins ignorés d'une belle utopie telle que celle de
Stéphane Beauverger, un roman de
Julien Gracq où la violence aurait cessé d'être feutrée et intemporelle pour s'incarner décisivement, ou encore le redoutable « Cinacittà » de
Tommaso Pincio, «
La péninsule » dessine une forme rare de dystopie radicale et mélancolique.
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