Résumer ce livre de
Jean Rouaud est une tâche compliquée. de la bouteille à bouchon verseur pour remplir l'encrier de classe au grand-oncle tombé au combat, du père bricoleur au saint Joseph charpentier dans les pénombres de Georges de la Tour, de l'histoire de Nils Holgersson aux apparitions mariales de Bernadette Soubirous, cherchez le point commun, c'est
Jean Rouaud en soliste des souvenances et à la baguette de cette investigation : comment l'auteur est-il advenu ? L'orchestration est, comme toujours, parfaite et la symphonie aux motifs éclectiques est inclassable, ce qui contraint Wikipédia, sans trancher pour l'autobiographie familiale ou l'essai, à la ranger à côté des "autres", comme "
L'imitation du bonheur" ou "
La femme promise".
"
L'invention de l'auteur" : invention non pour création de l'esprit mais, selon le sens ancien, découverte de ce qui est camouflé, comme l'invention d'une grotte, d'un corps qu'on déterre. Rouaud explique : "Ici, c'est poser qu'on se découvre, et non qu'on se fabrique, auteur.
Rimbaud disait en substance «Je me suis reconnu poète»." Il avoue faire son métier d'écrire comme d'autres lancent des balles en l'air, "ce qui est incongru par les temps qui courent où l'on demande à la parole d'avoir la foi qui sauve", mais "c'est mon art, ces miroitements de la langue, et je n'ai rien d'autre à proposer que ce savoir-faire de verrier pour donner une transparence colorée aux fables du monde."
"Les fables du monde", ce sont ses mots, n'attendez donc pas de
Jean Rouaud un essai cérébral sur la notion d'auteur à la
Maurice Blanchot ou
Roland Barthes, avec l'outillage classique de la réflexion théorique, il aime trop le romanesque, et sa quête des origines de la vocation passe d'abord par l'imagination et le coeur. Et si l'on s'ennuie, c'est que l'on n'aime pas les irisations opalines de sa musique.
Mots justes de "Lectures au coeur" sur cette écriture : "... l'écrivain ne la conçoit que belle, d'une beauté à renverser le souffle, lisse, ample, harmonieuse. Ce n'est pas qu'il ait tant de choses à raconter, mais l'esthétique de la phrase, il y tient." C'est bien comme cela, au bout de longues phrases comme d'une fugue, l'on ne sait plus très bien par où l'on est passé, d'où l'on vient, d'incises en digressions et parenthèses, mais des accointances s'installent et perdurent.
L'écrivain dit par ailleurs que le rapport au réel ne se résume pas à une histoire de vrai ou faux, ce que les romanciers savent depuis longtemps. Et puisque lui revient cette "phrase de bon secours" que "pour aller où l'on ne sait pas, il faut passer par où l'on ne sait pas" (saint
Jean de la Croix), il invente un leitmotiv, cette femme aux yeux clairs, cette "pluie de jade", qui célèbre dans un CD-Rom son père alpiniste mort en escalade, l'homme qui lui racontait l'histoire de Nils sur l'oie survolant la Suède lorsqu'elle était petite fille. Cette femme pour laquelle l'auteur a un geste cent fois réécrit et interprété au long du livre : "C'est au moment de vous saluer que j'eus ce geste qui a modifié cette vague idée que vous emportiez et vous a amenée à m'écrire. Constatant que votre main disparaissait sous le poignet de votre blouson, de fait nettement trop large pour vous, j'ai pris sur moi, sans réfléchir, et là, oui, ce fut naturel, de le retourner comme on fait pour les enfants qui bien souvent récupèrent d'un aîné des affaires une ou deux tailles au-dessus, mais en vous disant quelque chose que j'ai oublié mais dont vous m'avez rappelé le sens. Était-ce que maintenant nous étions devenus grands ?"
Rouaud, pour son invention, interroge le procédé de l'hypertexte numérique mais, sur la feuille de son projet, il ne peut ouvrir des images qu'en écartant les mailles du texte. "Car si l'écriture est à deux dimensions – la seule façon d'ouvrir le texte est d'user de l'incise, laquelle ne peut s'étendre longuement sous peine de perdre le fil du récit, et de toute manière elle reste en surface et ne crée pas cet effet de profondeur que vous obtenez par l'hypertexte –, c'est l'empilement des livres, la mise en abîme de la même histoire qui autorise à passer à la troisième dimension."
Parcourir la troisième dimension roualdienne n'est certainement pas le moindre des plaisirs littéraires.
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