Laurent Seksik embarque son lecteur dans les six derniers mois de la vie de
Stefan Zweig, le génial écrivain autrichien qui nous a laissé une oeuvre magistrale incluant des nouvelles d'une incroyable finesse.
Zweig a fui le nazisme en partant à Londres en 1934, puis il a dû mettre davantage de distance entre le monstre et lui, et s'est exilé au Brésil en 1941.
C'est de là qu'il assiste, impuissant et atterré, au déferlement de la barbarie, jusqu'au coup de grâce, en février 1942, de l'annonce de la victoire des Japonais sur les Anglais à Singapour.
"Singapour, dernier rempart de la civilisation, s'est rendu aux Japonais. Jamais on n'aurait pu imaginer. [...] le dernier bastion est tombé. maintenant, les barbares ont le monde à leurs pieds. L'horizon s'ouvre à eux. [...] Dans un an, les barbares seront à Rio. La fête est terminée. Il n'y a plus de repaire, plus d'abri nulle part." : voilà les pensées que Laurent Seksisk prête à l'écrivain rattrapé par le désespoir au lendemain d'une fête de Mardi Gras particulièrement animée à Rio.
L'auteur nous dit en fin d'ouvrage : "Ce roman repose sur des faits réels et des événements historiques recoupés dans des archives de l'époque, témoignages et documents. Les propos et réflexions de certains personnages se veulent respectueux de l'esprit dans lesquels ils ont été tenus dans les correspondances, les journaux, les articles et les livres sur les protagonistes." Mais s'il a effectué de nombreuses recherches (la bibliographie en témoigne), l'exercice était tout de même périlleux.
Les faits sont historiquement établis, mais comment rendre compte des pensées et de l'état d'esprit d'un homme sans y glisser sa propre interprétation ?
Sans sombrer dans l'émerveillement béat et écrire une hagiographie sans grand intérêt ?
Sans, inversement, rester trop neutre et produire un roman sans âme ?
Tout est une question d'équilibre. Et cet équilibre, l'auteur a très bien su le trouver.
On sent de l'admiration dans ce texte, mais qui va le reprocher à
Laurent Seksik ? Certainement pas les nombreux lecteurs de
Stefan Zweig qui font de lui l'écrivain étranger le plus lu en France au vingtième siècle.
On sent également beaucoup de respect : l'auteur en dit suffisamment, mais ne veux pas dépasser certaines limites. Il avance en quelque sorte sur la pointe des pieds, pour ne pas déranger, pour ne pas troubler l'intimité d'un homme.
Je crois qu'il n'est pas exagéré de dire que, dans un style différent,
Laurent Seksik a essayé le plus possible de faire preuve de la même finesse de pensée que
Stefan Zweig : d'une certaine façon, l'écrivain autrichien a un peu déteint sur l'auteur français qui raconte sa vie.
Laurent Seksik arrive formidablement bien à nous faire ressentir les tourments intérieurs d'un homme infiniment sensible, sa tristesse permanente qui vire à l'abattement puis au désespoir conduisant à une fin prévisible et inéluctable.
Comme il a dû souffrir, cet homme de culture, intellectuel et humaniste ! Comme il a dû ressentir dans tout son être l'horreur qui s'abattait sur le monde ! Comme il a dû être profondément et irréversiblement blessé, cet homme si fin, si délicat ! Cet homme à qui cette citation de Heinrich von
Kleist s'applique parfaitement : "Mon âme est si meurtrie que lorsque je mets le nez à la fenêtre, la lumière du jour me fait presque mal."
Quelle tristesse ! Quel gâchis !
Voilà un roman sombre et magnifique, plein de pudeur et particulièrement émouvant.
Une très belle façon pour les lecteurs de Zweig de découvrir l'homme derrière l'oeuvre. Pour les autres, cette lecture pourra leur donner envie de découvrir
La confusion des sentiments, 24 heures de la vie d'une femme, Amok... et bien d'autres chefs-d'oeuvre de ce génie dont la disparition fut une grande perte pour l'humanité.