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EAN : 9782070323388
320 pages
Gallimard (23/01/1986)
3.58/5   6 notes
Résumé :
Après tout, rappelons une évidence : il est faux que les œuvres littéraires ou artistiques soient attendues, justifiées, normalement produites en leur temps pour la satisfaction ultérieure de l'historien, des musées ou des professeurs.
Au commencement est la violence, l'effraction, souvent le scandale. Chaque nom, ici, représente une réalité qui n'aurait pas dû avoir lieu, une exception qui ne confirme aucune règle. Ces noms ? Des écrivains, d'abord. Lucrèce,... >Voir plus
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Sollers et la théorie des exceptions
(entretien, 1986)

Il y a trente ans donc, Sollers publiait Théorie des exceptions dans la collection folio (n° 28). Rancière y répond d’une certaine manière, quinze ans plus tard, poussé par Yann Ciret. Voici l’entretien que Sollers accordait au Monde, le 24 février 1986, à l’occasion de la publication de Théorie des exceptions. On peut y voir aussi des éléments de réponse anticipée à certaines des objections de Rancière : sur la « rupture », le « pathos », la « modernité », l’« avant-garde » et la défense d’expériences intérieures, de noms, dans la littérature, la philosophie et l’art — contre la banalisation des singularités dans des « ensembles » quels qu’ils soient.

Le journal titrait : « Sollers éruditologue ».

Quelque vingt ans après Théorie d’ensemble, lié au collectif Tel quel, vous publiez Théorie des exceptions [8]... Titre d’autant plus remarquable que vous assignez à "théorie" un sens aussi étymologique que provocateur : "défilé, ou plutôt danse d’exceptions". Est-ce un pied de nez à votre image persistante de théoricien ?

Il est vrai que théorie et exception sont tenues pour contradictoires : on ne fait que la théorie des généralités, et l’exception confirme la règle. Ici, elle l’infirme. Donc, elle prouve que la règle est infirme. La théorie que je présente n’est pas un système rigide, elle déploie de grandes amplitudes, des ressemblances là où on ne les attendait pas. De Lucrèce à Picasso, de Saint-Simon à Webern, il s’agit de penser ensemble des expériences disjointes dans le temps, diverses dans leur nature — littérature, musique ou peinture, — différentes dans leur approche — de la méditation à la première personne, comme pour Lucrèce, à l’essai, comme pour Sade ou Dostoïevski. Cette "théorie" des exceptions dit les mêmes éléments minimaux : une violente récusation de l’apparence, une réflexion sur le mal, sa nature et sa fonction, une critique de la nécessité du mal à être nécessaire, et une apologie frontale ou discrète de la jouissance.

Si "théorie" prend ici un sens inattendu, votre intérêt pour l’exception n’est pas neuf. En 1972, le groupe Tel quel se voulait un "accélérateur d’exceptions".

J’y souscris toujours. Accélérateur d’exceptions, comme on dit accélérateur de particules. Ce livre, comme un appareil permettant de voir des rapprochements, des enjambements, c’est une métaphore qui me convient. Mais c’est aussi un livre qui veut établir des résonances. Il commence par une citation d’Homère — Achille bondissant dans la plaine, qui fait écho à une citation de Kafka : "Écrire, c’est bondir hors du rang des meurtriers." Manière de dire, de l’exergue à la quatrième de couverture, que toutes les exceptions n’en font peut-être qu’une. Borges, à propos d’Homère justement, pensait qu’il n’y avait peut-être qu’un seul écrivain qui se poursuivait, sous des apparences variées, dans l’espace et le temps...
J’insiste là-dessus, parce qu’il y a une "doxa" moderne en matière de littérature : Flaubert nous introduirait à la transgression majeure de l’écriture qui se pense elle-même, et il y aurait un parallèle entre ce geste et un progrès historique. Je dis exactement le contraire : il y a des actes de transgression multiples, à des époques différentes, qui visent la même révélation.

Au commencement de votre livre est Lucrèce...

Lucrèce, c’est le poète dont on ne sait rien, mais celui qui a poussé à bout une philosophie inacceptable. L’histoire de la culture occidentale est ponctuée par les dénégations et les dévoiements de Lucrèce. Sur fond de science, presque tout le monde admet l’éventualité que nous soyons des atomes en train de tomber dans le vide. Mais la peur qu’inspire le poème de Lucrèce tient à son parcours : il commence par une dédicace à la volupté et s’achève sur la peste. Et, simultanément, il pose une équivalence, réelle et non métaphorique, entre rassemblement, l’articulation du monde physique et l’articulation de l’écriture. C’est terriblement perturbant si l’ordre du discours a cette force de vérité du réel physique. Il y a chez Lucrèce une alliance de la philosophie, de la littérature et de la connaissance scientifique dont l’ennemi constant est ce que Joseph de Maistre appelait le "philosophisme".
C’est fascinant, ces mêmes pièces sur le même échiquier. Ce qui fait illusion, c’est que le préjugé philosophiste se double d’un préjugé biologique, à savoir qu’on a raison parce qu’on est là et que les autres n’y sont plus... On risque d’en déduire que les vivants sont plus vivants que les morts, ce qui n’est pas forcément vrai... Mais comment pourrait-on accepter que quelqu’un qui vit en même temps que soi ait la même fonction, exactement, qu’un mort énigmatique dont on se demande comment il a pu exister ? "Heureusement, je suis parfaitement mort", disait Mallarmé. Mais, heureusement, pour beaucoup, on n’est pas obligé de le croire.

En somme, la notion de progrès est une mystification entretenue par le philosophisme.

La fable, c’est par exemple celle de l’art moderne comme table rase. C’est pourquoi l’installation du musée Picasso à l’hôtel Salé est un si grand événement, qui change la ville elle-même, et devrait changer son rapport à la chronologie. Nul n’a médité plus plastiquement et plus profondément que Picasso sur le passé, sur Velasquez, Delacroix ou Manet. Certains disent que ce musée devrait être à la Défense. Cela aurait été, au nom de la "mode" et du "moderne", une méconnaissance totale de la réinterprétation que fait Picasso de la tradition. Alors, dans Théorie des exceptions, Watteau parle de Picasso, et Saint-Simon de Proust ?
Le livre est fait aussi pour cela, pour attaquer de plusieurs côtés, marquer un angle, biseauter les choses. De ce point de vue, c’est un livre un peu cubiste.

Le changement d’angle — presque le cubisme — c’est un peu ce qui caractérise vos trois modes actuels d’écriture. D’une part, ces essais et, d’autres parts, vos récents romans, Femmes, Portrait du joueur et Paradis, que vous poursuivez. Faites-vous une hiérarchie entre ces modes d’expression ?

Aucune hiérarchie. Ils procèdent tous du même amour du langage. Mais ce jeu sur les formes a un sens. L’actuel préjugé, c’est qu’un auteur doit être identique à lui-même. Il est assigné à un genre comme on est assigné à résidence. Toute aptitude rhétorique au changement de ton jette une suspicion sur l’identité de celui qui s’y prête.
L’institution sociale préfère un auteur qu’on peut mettre à une place fixe : on le félicitera de représenter le mort qu’il est déjà. Cioran m’a dédicacé son livre en réponse à l’envoi de Théorie des exceptions ainsi : "Vivant, trop vivant, ce reproche est un éloge." C’est étonnant, et tellement révélateur. Actuellement, le nihilisme est tenu comme une ascèse de la vérité. C’est digne, c’est bien. Ce qui est mal, c’est une position constamment affirmative qui se déploierait dans des circonstances différentes, et sous des masques différents. Le mal, c’est l’affirmation positive d’une crise d’identité. C’est ce que je fais, partout.
Il y a, dans ce que j’écris, des physiologies différentes. Avec Paradis, c’est d’un corps — au sens physique — que je m’occupe. Une extrême lenteur d’écriture destinée à un débit de lecture rapide — Paradis est un traité sur la voix. Les essais sont un autre corps. Et puis il y a des figurations tordues, comme Femmes ou Portrait du joueur... Picasso a fait des tas de femmes, des tas de corps du même corps... Ces différences de points d’activité, c’est une tradition très française : Diderot, Baudelaire.
Il est un peu inquiétant que les Français l’oublient ainsi. Cela risque de provoquer en retour un processus de violence analphabète à tendance fasciste... Pourquoi les Français ont-ils tant de mal à penser leur tradition changeante, mobile ? Il ne me déplairait pas, comme ça, en passant, d’être le symptôme qui permettrait non de résoudre, mais de penser cette question... J’aime beaucoup le concept que propose Jean-Didier Vincent dans Biologie des passions [9], celui d’"état central fluctuant"... C’est un état qui n’a rien à voir avec la représentation stéréotypée de la conscience, une complexité d’organisation biologique dont ne donne guère l’idée l’homme caricaturé par Daumier. Et pourtant lui aussi fonctionne ainsi...

Mais, en même temps que vous acquiescez à ces complexités, à ces "vivant, trop vivant", vos derniers romans semblent mimer une "recherche du temps perdu" et, au-delà même, une sorte d’annulation du temps. Dans Portrait du joueur, la formule que vous proposez est "Thèse, antithèse, hors thèse"...

Je ne crois pas qu’il y ait un lieu à retrouver, même si je le feins dans Portrait du joueur. On ne retrouve ni un lieu ni un état. On a simplement le sentiment de quelque chose de tout à fait lumineux qui est sans cesse perdu, égaré, oublié. Était-ce là à l’origine, comme le disent les mythes ? Je ne le crois pas. Mais on pense que c’est enfoui, quelque part, dans le passé. On fait des psychanalyses pour cela, parce que l’on pense qu’on a oublié la partition, le texte. En fait, il s’agit d’éluder l’expérience du temps en tant que tel, de l’instant pur. Si on pouvait le penser, on ne serait plus soumis à ces cycles d’oubli, de renaissances, de lueurs dans la nuit. On serait en dehors. On trouverait le trou. Le "sans temps". Dante, dans la Divine Comédie, pose deux temps absolument définitifs. En enfer, c’est la pétrification, l’enfermement corporel et, en même temps, l’éructation de stéréotypes. Au paradis, c’est le mouvement, l’allégresse, la voix qui sort du corps, et l’énonciation qui modèle la matière.

Le temps, c’est le corps ?

S’il devient un tombeau. Quand les gens sont convaincus qu’ils sont dans leur corps, c’est l’enfermement dans le temps. C’est à cela que sert une causalité biologique, un "miracle de la vie", l’idée que le langage sort du corps, qu’il le contente et s’en contente, alors qu’il y a toujours plus de langage que de corps, dan
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Tout est calme ce matin dans la campagne romaine, d’un calme qui fait penser au vide au-delà duquel se trouvent les dieux. Le moment est venu pour moi d’apprécier l’ensemble de mon entreprise. J’écris ici un examen rapide, mais je brûlerai sans doute ce document. Rien ne doit rester que le poème. Il est là, sous mes yeux. J’en suis encore, après huit jours, à me répéter les dernières et les premières syllabes. Les dernières : « Multo cum sanguine saepe rixantes potius quam corpora desererentur. » Les premières : « Æneadum genetrix, hominum diuomque uoluptas »... Je pense que c’est assez clair. La volupté, la mort, l’arrivée des corps et leur fin, le plaisir qui rapproche, la peste qui désagrège, j’ai tracé le cercle, je l’ai parcouru.

Ils ne sauront rien de ma vie, j’ai pris les précautions élémentaires. Ils diront probablement que j’étais fou ; que je me suis tué. Toujours la même méthode. Quand on échappe à leur surveillance, à leur malveillance inlassable, ils recourent à la grande exclusion : un monstre, voilà ce qu’ils seront obligés de répandre sur mon compte. Ils auraient préféré le silence complet, la disparition intégrale, mais le poème est là, il circulera, ils savent déjà qu’ils ne pourront pas mettre la main sur toutes les copies, notre groupe est encore assez puissant pour les cacher et les diffuser, il faudra donc qu’ils m’inventent, qu’ils me réfutent. J’imagine ici leur travail de déformation dans les années qui viennent et au cours des âges. Que m’importe ? Désormais, je ne suis plus dans le même battement du temps.

Un écrit n’est rien s’il n’entraîne pas une adhésion raisonnable fondée sur l’enthousiasme de la vérité la plus difficile, et symétriquement la haine venant du mensonge qui convient au plus grand nombre et à ceux qui en jouent. Ce que j’ai dit, ils ne sauraient l’admettre. Ce qu’ils diront sera pourtant indéfiniment contesté par ma démonstration. J’ai toujours insisté, comme notre Maître lui-même, sur la nécessité de réserver notre doctrine aux plus nobles, aux plus éprouvés. Malheur à nous si un jour, après mille persécutions, un quelconque tribun de la plèbe se mettait à approuver nos idées, voire à s’en servir pour dominer la cité. Le risque serait grand, alors, d’une terreur exercée par le désespoir et fondée sur lui. Car de même que notre vision entraîne le maximum de liberté pour celui qui sait la pénétrer et se taire, de même elle pourrait provoquer le pire esclavage si elle était utilisée par le pouvoir du ressentiment médiocre et pervers ou le fanatisme policier.

Ce que nous soutenons est insupportable pour la plupart. Et pourtant, il a bien fallu prendre le risque de le révéler. Mais cette révélation ne s’adresse que d’un à un, si je peux dire, elle te vise personnellement, toi, lecteur, et toi seul. Nous ne sommes pas des philosophes comme les autres, encore moins des écrivains ou des poètes dont la superficialité ajoute des ornements précieux à la philosophie. Non : notre vérité est au-delà, simultanément, de la philosophie et de la poésie. Elle est la science en train de parler mélodiquement à l’oreille humaine. Jamais la science ne pourra dire que nous avions tort, telle est ma certitude. Nous servirons peut-être provisoirement des erreurs, mais elles finiront par se dissoudre, notre doctrine n’en sera même pas affectée.

Il faut toujours en revenir aux principes : le monde n’est pas éternel, il aura une fin ; les astres ne nous sont donc en rien supérieurs, bien au contraire ; les dieux sont insensibles à la faveur comme à la colère ; la pensée doit s’étendre par-delà le vide, l’infini, les atomes et la déclinaison qui les lie. Le plus grand criminel est donc celui qui fera l’apologie de la religio, du modus, du nœud. On le reconnaît infailliblement à ce signe. Ce qu’il veut ainsi, c’est s’engorger avec toi dans le plaisir sombre de la mort immortelle. Vampire facile à démasquer d’après nous, mais non sans faire effort sur soi-même. Car chacun d’entre nous, formé comme il l’est du même mélange passionné, adhère à cette passion. Les noeuds succéderont aux noeuds, les illusions aux illusions, les croyances aux croyances. Et pourtant, invinciblement, la claire conscience de l’inanité universelle, libre, portant ses tourbillons de corps élémentaires, reviendra, chez quelques-uns, l’emporter.

Qui sait ? Une époque viendra peut-être où, par le développement sans fin de la technique, les hommes pourront observer ces particules dont tout est tissé. Nous a-t-on assez reproché d’invoquer des fantômes ! Des inventions de notre imagination surchauffée ! Et si encore nous ne parlions que des substances des mondes ! Des soleils ou des minéraux ! Mais leur rage, c’est évident, vient surtout de notre lucidité sur l’amour. Que nous ayons nettement décrit le rôle et la pression des semences, les simulacres qui s’ensuivent, les rêves qui en découlent, les vanités comme les appétits qui se déploient et ravagent les destinées à partir de trois fois rien, voilà le scandale.

Mais encore une fois, qui sait ? Qui peut savoir si le temps ne viendra pas où l’on pourra voir clairement le mécanisme de l’engendrement ? La conjonction du mâle et de la femelle ? Le principe de la fécondation ? Allons plus loin : ne peut-on pas penser qu’il sera possible d’induire des rapprochements, des greffes ? De fabriquer la vie de toutes pièces à partir des liquides qui en portent la nécessité ? Folie ! disent-ils. Ou encore : horreur ! Comme ils sont intéressés à maintenir ce mystère où leur vanité se prend ! Comme ils aiment leurs charlatans, écrivains, prêtres, philosophes ! Nous avons ruiné, jusqu’à la racine, leur prétention délirante. Nous avons envisagé, les preuves viendront, que l’existence n’avait aucune raison fondamentale, aucune justification en soi. Nous avons détruit tous les nœuds présentés comme des liens respectables. Et en premier lieu, peut-être, l’incroyable, la pitoyable puissance du miroir sur le cerveau de notre condition passagère. Tant est grand l’orgueil et l’aveuglement terrestre !

Notre orgueil, lui, est pleinement justifié. La plus grande humilité le garantit. Je regarde mon manuscrit. La disposition des mots et des lettres est rigoureuse. Elle parle de la disposition de tout ce qui peut se voir, s’entendre, se toucher, se sentir, se parler. Une même combinatoire règle les phénomènes physiques et l’entrelacement des phrases. Bien plus : je sais que, grâce à l’infini, cette constatation a déjà eu lieu. Je me suis déjà produit, j’ai vécu, j’ai pensé cela, j’ai tracé les signes, je n’en garde aucun souvenir. La mort a introduit entre moi et moi une coupure complète. En quelle langue ai-je déjà écrit cet hymne perdu ? Je ne sais pas. En quelle langue, dans quel paysage futur, sera-t-il à nouveau écrit par moi qui n’aurais plus le moindre souvenir du moi que je suis à l’instant ? Impossible à prévoir. Utilisera-t-on seulement les mêmes caractères ? Rome sera-t-elle dans Rome ? Y aura-t-il encore quelqu’un pour connaître le secret de Vénus ?

Notre École peut être dispersée, vaincue. C’est dans l’ordre. J’ai fait ce que je devais faire : rythmer ses connaissances pour qu’elles soient transmises et apprises par cœur. Le soleil se couche, maintenant. L’ombre commence à épaissir sous le grand pin parasol de la villa où je suis réfugié. Je sais qu’ils me cherchent. Je sais exactement qui, pourquoi, comment. Vieille histoire ! Ils me trouveront seul. Ils fouilleront partout sans trouver le document qu’on leur a dit de saisir à tout prix avant de m’avoir tué. Peut-être me tortureront-ils, les infâmes ? Ce n’est pas si grave, l’évanouissement nous sauve de la trop grande douleur. Je pense même pouvoir m’inciter à en finir, de l’intérieur, par une sorte d’arrêt du souffle que nous a enseignée un de nos adeptes médecin. Non, ils n’auront pas réussi à me rendre fou. Non, je ne me suiciderai pas. C’est simplement la vieille prison humaine qui se referme sur elle-même pour perpétuer son imposture. Nous ne sommes pas de ce monde. Nous l’avons dit. Nous le redirons un jour.

Philippe Sollers, Le Monde du 14 août 1983.
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L’Assomption... Je rêve bien sûr que mon intervention soit illustrée par le tableau qui convient, l’Assomption d’un certain Titien qui se trouve à Venise. Je rêve qu’un jour il devienne clair que c’est à travers l’art que la logique théologique a eu sa force irrépressible de démonstration. Je rêve qu’à l’opposé de la négation philosophique faible, la négation théologique fasse mieux voir l’enjeu de l’art. En tout cas, en partant de ce Titien empourpré, j’affirme qu’à faire tourner en profondeur le langage, on en vient toujours à anticiper sur la logique de la théologie, c’est-à-dire sur ce qui met fin au fantasme de l’existence. Assomption, dans le dictionnaire français, se situe exactement entre le mot assommoir et le mot assonance. Pour une fois, ce qui arrive d’ailleurs assez souvent, le dictionnaire fait assez bien les choses, car pas moyen d’échapper à l’assommant et de comprendre ce qu’il en est de l’assonance sans passer par l’assomption. Assonance, ça veut dire faire écho. L’effet B.V.M. est un effet d’écho, de résonance. L’assomption répond à l’ascension de la résurrection. C’est un effet de doublure de l’effet majeur qui est l’effet P.F.S.E., Père, Fils et Saint-Esprit, lequel sans cet effet de doublure n’est pas audible. D’où l’enjeu brûlant dans l’histoire et dans la pensée de cet effet B.V.M. Sans écho, on ne peut pas être sûr d’un son. C’est le mérite, esthétique, de la folie catholique d’avoir voulu, je dirai acoustiquement, maintenir la possibilité de démonstration de l’écho... Assomption : du latin adsumere. Si je dis adsum, je dis que je suis là, présent. Mais adsumere c’est prendre pour soi, avec soi, user d’un bien pris à autrui et qui ne vous appartient pas en propre. Cicéron, par exemple, dit : « Sacra Cereris adsumpta de Graecia » : le culte de Cérès emprunté à la Grèce. Second sens : adsumere c’est s’approprier, se réserver. Tacite : « conservatoris sibi nomen adsumpsit », il se fit appeler Sauveur. Adsumere c’est aussi prétendre à, revendiquer, « quod est oratoris proprium, si id mihi adsumo », dit encore Cicéron : ce qui est le propre de l’orateur, si je me le réserve. Il y a un troisième sens : prendre en plus, joindre, adjoindre à ce qu’on avait ; et un quatrième sens : poser la mineure d’un syllogisme (entre parenthèses, s’il y a une mineure qui a fait du bruit c’est bien celle-là, la B.V.M.). Poser la mineure d’un syllogisme, c’est crucial, on appelle ça une assomption. Tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme... « Or Socrate est un homme », c’est ce qu’on appelle l’assomption. Vous voyez le côté fragile de cet exemple fameux puisqu’il s’agit toujours de prouver que l’un est comme les autres. On ne peut ici que recourir à la mort, c’est-à-dire à la religion fondamentale, pour l’établir, et le nom propre intervient dans la mineure (l’assomption), pour lier ce nom à un ensemble qui n’en a pas. Tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme... voilà un coup de force logique absolument fou si l’on veut bien y songer. Cinquième sens : c’est un terme de rhétorique qui définit la façon de prendre !es mots dans un sens métaphorique ; « verba quae adsumpta sunt » (Quintilien), les mots qui sont pris métaphoriquement. Pour essayer de définir ce qu’est l’assomption, il faut comprendre que c’est une façon de juger de la force de la métaphore. L’énorme majorité des êtres parlants, vous le savez, sont enclins à juger tout à la lettre et c’est Freud lui-même qui nous dit que l’hystérie ça consiste à ne pas comprendre la dimension métaphorique d’un énoncé. Son érectibilité, en somme.

Donc, vous voyez que cette façon de prendre, d’emprunter, de dire en plus et de donner au discours sa fonction métaphorique ultime, passe par le mécanisme logique de l’assomption. Pourquoi mettre sous ce nom d’assomption l’effet B.V.M.? On ne va pas dire que Socrate est un homme pour le ramener à la mort, on dit, en théologique, qu’une femme au moins n’en est pas une comme les autres parce qu’elle a donné la vie triomphant de la mort. Disons les choses : un dogme c’est ce que tout le monde est tenu de croire pour n’avoir pas à réfléchir. Mais il n’est pas interdit de réfléchir, d’autant plus que si on réfléchit on s’aperçoit de la justesse des dogmes. Ceux qui y adhèrent comme ceux qui les rejettent sont l’objet d’une même paresse, pas tout à fait la même cependant : ceux qui y adhèrent reconnaissent par là même qu’ils sont incapables ou qu’ils n’ont pas le temps de réfléchir, prouvant par là une humilité estimable. Tandis que ceux qui les rejettent se supposent savoir de quoi il s’agit, et finissent d’habitude dans une vanité atroce qui les condamne à l’enfer de leur propre proximité. On ne dit pas que Socrate est un homme, on pose qu’il y en a une, et une seule, qui ne meurt pas. Que l’on renvoie. Dans le Nom. Subversion ! non seulement du syllogisme en tant que tel, mais de la religion humaine.

La théologie n’est rien d’autre que la logique qui consiste :
1) à rappeler qu’il n’y a pas d’espèce humaine sans religion, la pire étant bien entendu celle qui ne se reconnaît pas comme telle ;
2) à montrer comment on peut arriver à la nier, cette religion.
Pour la nier jusqu’au bout, il faut donc étrangement poser qu’il y en aurait une, et pas la, une qu’on nomme, Marie, conçue sans péché et qui, donc, ne meurt pas.
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Triomphe de Bach
« D’où vient ce côté « sans âge » de la musique de Bach ? D’où vient qu’elle semble de plus en plus planer au-dessus du temps et du bruit, des millions d’enregistrements de toutes natures ? D’où lui vient cette fraîcheur séparée ? Cette paternité furieuse et joyeuse ? De Dieu. Du seul vrai Dieu. Qui tient le coup. Qui résiste à tout. Et qui parle.

Dieu n’est pas une idée, ni seulement une loi. C’est un événement musical. Un événement d’une telle simplicité et d’une telle complexité qu’on a l’infini devant soi pour en rendre compte. Un souffle, un rien, une allusion, un frémissement, un silence marqué. Ou, au contraire, une violence, une exubérance soudaine, trompette et tonnerre, grandes orgues et fugue des ailes de la durée fondant sur l’oreille. Mais surtout : une insistance, une persistance. Le rythme fondamental. On porte Bach en soi. On le sent. On le respire. Il va plus loin que votre mémoire, il est votre mémoire en action. Quelle est sa couleur la plus nette ? Le clavecin des nerfs ? Le violoncelle foncier ? Le violon vibrant ? Les choeurs ? Les voix ? Les cuivres souverains ? Les bassons familiers ? Oui, tout ça, emporté par l’ouverture de la Bible. Mais voici peut-être la signature la plus intime, celle qui, pour moi en tout cas, vaut comme une confidence directe de l’âme du musicien lui-même en train de passer dans son tableau impalpable : le hautbois, le hautbois d’amour. Ah !, ce hautbois de Bach !

« Je suis là, dit-il, sauvé, indirect, oblique. Je viens des profondeurs de la matière, mais je suis éclairé par le soleil vers lequel se dirigent toutes les notes de la création. Je suis le souffle à peine dégagé des pesanteurs minérales, je monte vers le sommet du crâne, je suis le nez de la mélodie. J’emmène toutes les femmes possibles avec moi, je les fais tourner sur mon axe, je les chauffe, je déploie, parallèlement à leur gorge, le tapis d’herbe dont elles ont besoin pour voler. J’ai tout mon temps, je reviendrai indéfiniment dans le temps, je suis le moyen du temps. Je suis l’auteur vivant de la partition et, voyez, je viens en personne chanter en elle. Réveillez-vous. Suivez-moi. Ne désespérez pas. Marchez avec moi de l’autre côté de la mort vaincue par la parole. Doucement. Fermement. Voilà. »

Radio-Bach : ici la vérité et la liberté. Le moindre éclat capté dans la nuit sur les routes, dans les avions au dessus de l’océan, et tout à coup le chaos s’ordonne, la verticale est présente, l’angoisse ou la terreur n’était rien, la résurrection a eu lieu, on l’avait oubliée, on l’oublie toujours. Bach se répétera autant de fois qu’il faudra. Fabuleuse répétition : encore et encore. Et encore. Et encore de nouveau. Et toujours. Le monde est ennuyeux, il se passera éternellement la même chose, intrigue et passion, complot et pulsion, si vous n’arrivez pas à prier sans fin de la même manière pour conjurer cet accablement, cette souffrance inlassable des phénomènes, cette plaie qu’est la vie, la vie de la mort, la jalousie recommencée de la mort en vie. Bach est, par excellence, le musicien que vous pouvez réécouter indéfiniment. Remettez-moi ce disque. Et puis, tiens, remettez-le moi une fois de plus. Bach du dimanche matin. Chaque fragment de Bach est dimanche. L’intraitable oui de la messe. La messe en si.

Que le christiannisme soit prouvé par Bach, c’est l’évidence. On a un peu honte pour ceux qui ne s’en sont pas encore aperçus. Le Credo médité par lui est le comble de la connaissance théologique. Le père, le Fils et le Saint-Esprit sont ici chez eux, ils le disent. Ce luthérien a célébré, comme aucun catholique, l’unam sanctam catholicam et apostolicam ecclesiam. Ecoutez-le jouer avec l’AM ! Message codé. Fleur secrète. Une syllabe modulée, l’essentiel. NAM ! CAM ! ZIAM ! Quelle certitude ! Quelle joie !

Bach plane, il descend, il se pose à peine, il repart, il s’élève, tonne, foudroie, chuchote, interpelle, souffre, jouit, s’en va. Il joue à être trois en un, dans les siècles des siècles. Il est dans la passion, il expire, il exulte, ill condamne, il pardonne, il se repose, il est en lévitation, il respire encore au fond des neutrons, il se relève dans sa forme humaine, il monte au ciel, il revient donner une fête dans un château baroque, il endort les puissants, il sauve les humbles. "Deposuit potentes de sede et exaltavit humiles." Le cinquième Evangéliste ? Bien sûr. C’est comme ça. »
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Le jour où on me dira qu’une jeune personne dans une grotte a vu un trou, j’irai. D’ici là, ça peut attendre. D’ailleurs l’Église, avec subtilité, utilise les apparitions modérément. Ce n’est pas non plus qu’il faut refuser l’apparition, ce serait brutal. Il n’y a pas lieu de ne pas tenir compte du délire des gens : ils ont le droit d’entrer dans la vérité par le délire, ils ont droit à l’hallucination, il ne s’agit pas de leur dire aussitôt « allez vous faire voir ailleurs ». Tout ça se traite, c’est la cure, et la cure, je suis pour. Rendons-nous donc à cette évidence : du trou s’est produit là. Autrement dit : si vous proposez de la représentation des corps le maximum de consistance métaphorique, vous aboutissez au trou. La Bienheureuse Vierge Marie — c’est pourquoi, arrivé en ce point de mon discours, je la salue —, est cet effet indispensable de trou dont on comprend bien pourquoi il a fallu si longtemps avant de le distinguer d’une conception naturelle et comment il a fallu encore un peu plus de temps pour que ce trou aille se faire couronner par la Trinité. Dans le Paradis du Tintoret (issu, comme des tas de merveilles, du Concile de Trente), vous avez dans le point de fuite lumineux en haut, le Père, le Fils et le Saint-Esprit couronnant ce quatrième terme si décisif. En effet, si vous n’avez pas ce quatrième terme en écho, en doublure, comme médiatrice, pour parler comme les théologiens, comme corédemptrice, si vous n’avez pas cet effet de réverbération, votre Trinité ne tiendra pas le coup. Sans le trou, vous n’aurez pas les Trois qui ne sont pas de ce monde. Il est à remarquer que dans l’Histoire, ceux qui ont le mieux compris ça sont ceux qui sont partis dans le sens franciscain, celui de la stigmatisation séraphique. On s’aperçoit aussi que, dans cette longue cure pour faire aboutir la meilleure définition du trou comme tel, et surtout pas du corps comprenant un trou, les franciscains ont toujours trouvé appui, bien entendu, chez les jésuites. Les fils de saint François et les fils de saint Ignace ont toujours été alliés face, disons, à la lourdeur parfois papale, parce que le papal est pris souvent dans des compromis multiples, quelque chose comme la pression euphrasique se trouve là parfois dominant. Les franciscains et les jésuites, eux, deux catégories d’existants transitoires bien méconnus, ont tenu bon dans cette affaire, les uns à coups d’extase comme on dit, et surtout à coups d’art, et les autres à coups de mathématique et de subtilités dialectiques. Il est de fait que l’effet B.V.M. a fondé l’ampleur du phénomène esthétique occidental. C’est une banalité, mais précisons que nous ne sommes pas du tout à Éphèse, pas du tout dans le registre de l’art de la grande déesse (même si on l’emprunte), on est dans celui qui doit prouver comment tout ce qui est palpable est susceptible d’aller vers une disparition. C’est trop simple de penser que tout se reproduit dans le palpable ou que l’essentiel est, à jamais, invisible. La vérité est que c’est les deux à la fois. Il n’y a pas lieu de se rouler seulement dans les phénomènes, mais il n’y a pas lieu non plus de se reposer dans un principe qui les surplomberait à jamais.

Je parlais de jouissance... Pas de « la jouissance féminine ! » Dernier leurre... Que le trou jouisse, comme tel, la soi-disant jouissance féminine serait plutôt là pour le cacher. Quant aux hommes, on ne peut pas leur demander grand-chose sur la question, vu qu’ils se satisfont de presque rien. Ils ne voient pas plus loin que le bout de leur gros nez-nez, ils vont le mettre ici ou là, dans des faux trous, et le drôle c’est qu’ils se suspectent les uns les autres de ne pas savoir de quel bon faux trou il s’agit, alors ça fait des Histoires d’envers et d’endroit, et la mécanique marche ! C’est précisément ce que la grande déesse indélogeable attend ; car, à gigoter dans les faux trous, à l’envers et à l’endroit, ça mène toujours à la reconduction de la reproduction et du Saint des Saints, ou encore du Sanctuaire, comme dirait Faulkner dont l’héroïne ne s’appelait pas par hasard Temple... Avec la B.V.M. vous avez le sanctuaire mais en même temps c’est fini ! Donc : Infini ! Eh bien, je souhaite bonne chance à ceux ou à celles qui auront l’audace de venir voir là si j’y suis.
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Dialogue autour de l'oeuvre de Philippe Sollers (1936-2023). Pour lire des extraits et se procurer l'essai SOLLERS EN SPIRALE : https://laggg2020.wordpress.com/sollers-en-spirale/ 00:04:45 Début
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