Une petite bombe.
Il y a vingt ans j'ouvrais ce livre… pour le refermer presque aussitôt !
Depuis j'ai attendu mon heure, le livre continuant d'exercer sur moi une attirance inexplicable.
Et mon heure est finalement venue.
La première scène à elle seule explique comment ce roman a pu m'intimider pendant tout ce temps. En un sens, une des pires scènes d'ouverture qu'on puisse imaginer pour donner envie : d'emblée, on voit un gouverneur des États-Unis congédier deux flics. On cherche à comprendre les tenants et les aboutissants, il n'y en aura finalement pas. Puis on entre dans les pensées du gouverneur, et c'est un déversoir de réflexions sociopolitiques cash et trash, aussi peu avenant par l'argot utilisé que compliqué par les digressions en cascade.
Pour relativiser, il faut reconnaître que c'est sans doute la scène la plus ardue du roman.
Pour être honnête, cette première scène n'est en rien fautive : elle introduit l'un des principaux personnages, expose immédiatement l'un des thèmes centraux du roman (la question raciale aux É.-U.) et se termine en évoquant habilement le personnage principal avec déjà quelques informations utiles sur son passé. En plus de cela, elle donne le ton.
Une entrée en matière compliquée, donc. Passé ce premier cap, pas vraiment de difficultés.
L'auteur adopte dans ce roman un style très personnel. Un style qui m'a heurté au début, avec ses appositions en série peu lisibles et récurrentes, ses incises intempestives et son argot qui m'a perdu le plus souvent. Avec le recul, j'estime que le tout est cohérent et se justifie. le langage cru colle bien à l'univers politique vu de l'intérieur. Les incises ne sont peut-être pas des plus élégantes, mais font le job pour retranscrire les arrière-pensées de ces hommes de pouvoir. Quant aux fameuses appositions, elles ne ciblent finalement que les deux personnages principaux, et tout particulièrement l'ennemi, Benedict Howards. Ces séries d'appositions dégénèrent au fil du roman, et traduisent très bien la schizophrénie qui s'empare toujours plus du milliardaire.
Pas un style qui m'attire, mais un style qui sert certainement l'atmosphère et le propos. Et, étonnamment, plutôt fluide si j'en juge ma vitesse de lecture.
Jack Barron et l'éternité, ou l'affrontement à mort de deux hommes de pouvoir, de deux volontés.
Un roman difficile à classer. Une anticipation politique ? Tout est politique dans ce roman dont l'action s'inscrit dans la société américaine de l'époque où il fut publié : 1969. Seules lubies que l'auteur s'est autorisé : la découverte par les scientifiques d'un traitement qui rend immortel, l'invention des « vidphones » et… la mort de Dylan !
Pour moi, le thème de l'immortalité, très bien exploité, reste un prétexte. Ce roman est avant tout une pépite d'expression de la critique sociale et contemporaine de l'époque, critique visant tout particulièrement le pouvoir politique, et les médias de masse, leur hypocrisie et leur contrôle qu'ils opèrent sur la population. Assurément, ce roman fait partie de ces actes engagés, de ses cris du coeur. Spinrad tire à vue sur le système et décortique les rouages du pouvoir et du spectacle qu'il semble connaître dans ses moindres recoins. Un régal, une claque !
Si tout est critique, qu'en est-il de l'intrigue, du scénario, de la fiction ?
Le scénario est à peu près réduit à cet affrontement entre Jack Barron d'une part, le présentateur iconique le plus redouté du show-business, et d'autre part le non moins irrésistible milliardaire Benedict Howards, quintessence personnifiée du capitalisme ayant découvert le secret de l'immortalité. Un long et lent affrontement, un combat de boxe à l'usure, une partie de poker qui dure et où chaque joueur abat ses cartes une à une. Et c'est à peu près tout. Rien de très compliqué donc, d'autant que nous connaissons la plupart du temps les pensées et les intentions des adversaires. Pour étoffer un peu, un affrontement politique sous-jacent porté par les personnages secondaires, qui permet surtout à l'auteur de construire sa critique politique. Pour apporter un peu de suspense et de dynamisme, quelques péripéties à base de meurtres.
Dans l'ensemble, j'ai trouvé que ce scénario minimaliste et linéaire se tenait. L'affrontement débute dès la première émission de « Bug Jack Barron ». Quant au secret de l'immortalité, il nous tient en haleine jusqu'à la dernière partie et cache un aspect un peu gore et sympa (faut aimer).
Le peu d'action et l'aspect minimaliste font presque du roman une pièce de théâtre. Souvent les scènes se succèdent et se construisent par « vidphone » interposé ou par simple téléphone. La dramaturgie est magnifiquement servie par les dilemmes posés à des personnages qui ressassent leurs pensées, leurs démons intérieurs ou leur paranoïa.
Pourquoi lire
Jack Barron et l'éternité en 2023 ?
Plus de cinquante ans après la sortie de ce roman qui a fait couler beaucoup d'encre à l'époque et certainement autant de sueur (en « faisant suer » Jack Barron, Spinrad a réussi à « faire suer » toute la bien-pensance anglo-saxonne), on peut légitimement s'interroger sur l'actualité d'une satire des jeux de pouvoir à l'oeuvre dans une Amérique en pleine mutation (époque du mouvement des droits civils).
D'abord, je dirais que l'exposé en lui-même, si l'on s'abstrait des effets de style, est d'une telle clareté qu'il a réussi à susciter mon intérêt pour cette tranche d'histoire sociopolitique étrangère. L'auteur est absolument sans concessions. Il met les pieds dans le plat dès le début (la toute première phrase embraie sur le thème du racisme). Les personnages sont cyniques, décomplexés, calculateurs, pragmatiques. La politique vue de l'intérieur, plus vraie que nature. Malgré des personnages difficiles à jauger au début et des tas de références culturelles, ce texte brillant a réussi à me mettre à l'aise avec les fondamentaux de la politique intérieure américaine (la dualité entre républicains et démocrates ; la présidence, son investiture et sa campagne, les sénateurs, les gouverneurs ; le pouvoir fédéral et le pouvoir local ; le lobbyisme, le poids de l'argent, la place des médias). le versant social est encore plus éloquent : on s'y croirait vraiment, dans cette Amérique tourmentée par les questions raciales, la pauvreté et la drogue, les hippies et les junkies. L'esthétique est rude car elle ignore les aspects positifs, mais ça fait du bien quelques fois de dire les choses.
Ensuite, l'Histoire n'a pas invalidé toutes les thèses et les constats de l'auteur, loin s'en faut.
- La ségrégation des races, identité profonde de l'Amérique, perdure subtilement aujourd'hui, sans doute entretenue par la pression économique.
- le LSD n'est peut-être plus d'époque, mais la drogue s'attache tristement au peuple américain, comme en témoigne l'affaire des opiacés (500 000 morts en vingt ans et McKinsey, entre autres, paiera quelque 1000$ « par tête » pour se blanchir et poursuivre ses activités, trop content).
- le système médiatico-politique décrit me paraît toujours valide, même si je n'y connais pas grand-chose. En particulier, le poids des milliardaires, de l'ingérence de l'argent dans le politique, et en fin de compte de la corruption généralisée, est certainement plus évident encore de nos jours.
- le concept d'image présidentielle, parfaitement expliqué par l'auteur, trouve son ultime illustration avec l'actuel président des É.-U.
- le thème de l'immortalité – qui vaut sans doute au roman son étiquette SF – est plus que d'actualité si l'on considère le mouvement transhumaniste aujourd'hui. Fait remarquable, le projet fou de l'immortalité est porté par un milliardaire mégalomane et hors contrôle dans le roman, et aujourd'hui le transhumanisme est porté par non pas un, mais pléthore de milliardaires mégalomanes et hors contrôle. Comme dans la fiction de Spinrad, nos champions et généreux sauveurs de l'humanité se sont rendus entièrement maîtres de l'industrie des biotechnologies. Mais là où notre époque a su dépasser la sympathique fiction de Spinrad, c'est que cette clique toute puissante est déjà en mesure d'imposer ses plans au monde entier ou presque comme nous le savons désormais, et que d'autre part son emprise est désormais telle qu'elle ne cherche plus à dissimuler ses desseins.
La corruption généralisée du système et du pouvoir par l'argent est peut-être le trait le plus saillant dans l'oeuvre de Spinrad, et cinquante ans plus tard, force est de constater que cette corruption est devenue obèse. Mais pouvait-il en être autrement étant donné les règles du jeu du capitalisme ?
De manière intéressante, Spinrad voyait certainement le poste de vice-président des États-Unis comme un plafond de verre absolu pour un Noir. Sur ce coup, l'Histoire l'a heureusement détrompé. Mais, comme je le dis souvent, la caste au pouvoir a beau jeu de lâcher quelque concession quand, « en même temps », elle conforte voire décuple sa domination économique. L'auteur n'est d'ailleurs pas dupe et cela se voit à travers la politique hypocrite de Greene (qui ne s'en cache pas), le magnat Howards qui se moque royalement de la couleur de peau du moment qu'on le paie, ou encore Barron lui-même, éternel blasé, qui ne sait que trop que son job consiste à apaiser un le peuple – un fourgueur de came comme un autre.
D'autres aspects que j'ai appréciés :
- le thème du prix de la vie décortiqué en long, en large, et à froid. Si McKinsey l'estime à 1000$, le roman donne quatre ou cinq autres exemples qui font réfléchir sur l'état de la corruption dans nos démocraties et le niveau réel de la moralité. La force du texte est de ne pas fermer les yeux devant l'horrible réalité, une réalité qui existe depuis la nuit des temps. J'y ai même appris que la vie de Jésus avait été estimée à 30 pièces d'argent…
- Les nombreuses références culturelles, même si beaucoup m'ont échappé. En particulier, la façon très libre qu'a le gouverneur Greene de nommer ses interlocuteurs est sympa. À un moment il traite Barron de « Huey » : un clin d'oeil à Dune, pour sûr !
- L'atmosphère, toujours. On entend les paroles de
Bob Dylan et Joan Baez faire écho à la dénonciation de la drogue, de la ségrégation, aux luttes partisanes.
- le thème pas évident de la confrontation entre l'idéalisme en politique et le réalisme. Un thème travaillé en profondeur et expliqué dans ses moindres ramifications psychologiques.
- le rendu de l'émission Bug Jack Barron. L'auteur a parfaitement capturé l'essence de ce type d'émission, avec ses phrases clés, son ton, sa technique et sa logistique.
- La complexité du personnage de Jack Barron. Avec son côté botteur de cul affiché, je craignais un peu la facilité. Spinrad en a fait un personnage difficile à cerner. Barron est en effet dévoré par un une sorte de complexe, l'enfermant dans un paradoxe. C'est le thème du « baisse froc », mâtiné de pragmatisme et de cynisme : il estime que pour conserver son poste, il doit taper sur les puissants, mais pas trop tout de même. En réalité il n'en est rien, comme on le verra par la suite.
Dans ce roman, le pouvoir a priori absolu d'un magnat comme Howards et celui que confère à Jack Barron son émission télévisuelle de grande audience semble s'équilibrer. La comparaison est édifiante si l'on considère la situation aujourd'hui en France. L'exemple le plus proche serait peut-être l'émission TPMP qui jouit d'une certaine popularité, et dont le présentateur s'affiche volontiers comme un contre-pouvoir donnant la voix au peuple, et se targue de pouvoir taper sur n'importe qui. L'émission est d'ailleurs régulièrement critiquée pour son côté populiste, court-circuitant parfois la Justice. Qu'en est-il réellement de ce pouvoir ? Aurait-on un Bug Jack Barron en France ? Voyons un peu : d'un côté, Jack Barron utilisant de son émission à large audience pour combattre un magnat. de l'autre, un milliardaire propriétaire du média qui diffuse TPMP. Une petite différence qui change tout. Un bouffon du roi, voilà tout au plus ce que nous avons, et c'est déjà pas mal. Avec neuf milliardaires possédant 90 % des médias de masse, il est certain que la situation française du point de vue de l'indépendance des médias et de leur rôle de contre-pouvoir ne peut apparaitre que comme cauchemardesque si on la compare avec celle du roman. Autre différence de taille : dans le roman, le magnat Howards s'expose systématiquement en acceptant de se défendre sur le terrain de Barron. de nos jours, et ce indépendamment du fait qu'ils sont maîtres des médias, une telle exposition des milliardaires paraît même inimaginable, ce qui montre le chemin parcouru sur le terrain de la domination de classe. Howards est sans doute un être abject et incroyablement puissant dans le roman, capable de faire et défaire des présidents et pire encore, mais il ferait sourire les magnats d'aujourd'hui…
Dans les bémols :
- le style. Pas fan, même si je reconnais qu'il est cohérent et adapté.
- Peu d'émotions au final.
- La folie du magnat Howards un peu trop marquée, ce qui le rend artificiellement facile à manoeuvrer.
- de son côté, Barron dévoile ses cartes maîtresses trop tôt, sans raison.
- Quelques longueurs. 380 pages, ça fait un peu long pour ce genre de scénario.