Walden est le récit d'une expérience, deux ans de vie autarcique dans une forêt froide du Massachusetts, expérience dont Thoreau tire ses convictions et l'argumentaire pour les défendre. Son postulat est que la vie simple, proche de la nature, éloignée de la fascination de l'argent et du progrès, est une vie meilleure. Son projet est de montrer qu'elle est à la portée de chacun.
Walden est le nom de l'étang où Thoreau s'est purifié après avoir mis accidentellement le feu à une forêt voisine. Les bois qui entourent
Walden ont été mis à sa disposition par son ami le philosophe Emerson. « Je gagnai les bois parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n'affronter que les actes essentiels de la vie, et voir si je ne pourrais apprendre ce qu'elle avait à enseigner, non pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n'avais pas vécu » (p 90). Dans cette Arcadie, l'étang est le coeur de sa révélation : « Je me levais de bonne heure et me baignais dans l'Etang ; c'était un exercice religieux, et l'une des meilleures choses que je fisse » (p 88). « C'est l'oeil de la terre, où le spectateur, en y plongeant le sien, sonde la profondeur de sa propre nature » (p 185). C'est là qu'il teste son hypothèse : « Il ne serait pas sans avantage de mener une vie primitive et de frontière, quoiqu'au milieu d'une civilisation apparente, quand ce ne serait que pour apprendre en quoi consiste le grossier nécessaire de la vie et quelles méthodes on a employées pour se le procurer (p 15-16). La « civilisation apparente » est celle de Concord, sa ville natale, qui est à un mile de
Walden, et la compagnie des amis et voisins qui le visitent presque quotidiennement. le « grossier nécessaire de la vie » est décrit dans le chapitre intitulé Economie, le plus long du livre. Il ne s'agit pas de notre conception de l'économie - la production, la distribution, l'échange et la consommation de biens et de services - mais de la capacité d'un homme seul de s'assurer « le vivre, le couvert, le vêtement et le combustible ». Il montre, chiffres à l'appui, qu'un homme peut construire sa maison, simplifier sa mise, obtenir et préparer sa nourriture à peu de frais, et garder le temps et l'énergie d'observer la nature et la place qu'il y occupe.
Cette expérience, menée dans le grand essor de l'industrialisation américaine, est justement célèbre par les questions qu'elle soulève sur la modernité, opposant progrès technique, besoin de sécurité, et d'autre part surconsommation et risque écologique.
La démonstration de
Walden s'applique à une homme jeune, célibataire, motivé, qui a quelques ressources et la jouissance de la terre qu'il occupe. Consciemment ou non, Thoreau donne deux contre-exemples. Pour construire sa maison, il achète pour cinq dollars vingt-cinq cents à son voisin
James Collins, un irlandais (disons un prolétaire), les planches de sa cabane, et le voit le même après-midi sur la route : « Tout leur avoir – lit, moulin à café, miroir, poules – tenait en un seul gros paquet, tout sauf le chat » (p 45). Dans le chapitre La ferme Baker, occupée par un autre irlandais, il explique à John Field qu'il gaspille sa vie à travailler dur pour sa famille (p 203). Cette distance vis-à-vis des contraintes, ou plutôt ce choix motivé des contraintes, se retrouvent dans les thèses des libertariens modernes. Et le dédain pour « l'énergie générative » (« La chasteté est la floraison de l'homme : et ce qui a nom Génie, Héroïsme, Sainteté, et le reste, n'est que les fruits variés qui s'ensuivent » p 218) garde une actualité après que la contraception ait remplacé la chasteté : la croissance démographique est-elle acceptable, le désir d'enfant est-il une forme de narcissisme ?
Thoreau serait de nos jours un adepte de la décroissance. Il renverse les thèmes du Progrès : « Les hommes ne sont pas tant les gardiens des troupeaux que les troupeaux sont les gardiens des hommes » (p 57). « Mais si nous restons chez nous à nous occuper de ce qui nous regarde, qui donc aura besoin de chemin de fer ? Ce n'est pas nous qui roulons en chemin de fer : c'est lui qui roule sur nous (p 91, pensons à l'immense inflation de notre transport aérien). Dans « Bruits », il évoque le prix à payer : « Ecoutez ! Voici venir le train de bestiaux porteur du bétail de mille montagnes [...] Un plein wagon de bouviers aussi, au milieu, actuellement au niveau de leurs troupeaux, leur emploi disparu, bien que cramponnés encore à leur inutile bâton comme à l'insigne de leurs fonctions » (p 121) (NB : actuellement est sans doute une traduction fautive d'actually, mais je n'ai pas l'édition bilingue, voir ci-dessous). Et plus loin : « Grâce à l'avarice et l'égoïsme, et certaine basse habitude, dont aucun de nous ne s'est affranchi, de considérer le sol surtout comme de la propriété, ou le moyen d'acquérir de la propriété, le paysage se trouve déformé, l'agriculture dégradée avec nous, et le fermier mène la plus abjecte des existences. Il ne connaît la Nature qu'en voleur » (p 165-6). Thoreau exprime avec la même force son mépris pour l'appétit glouton, en particulier pour la nourriture animale : « le miracle est que vous et moi puissions vivre de cette sale existence gluante, manger et boire » (p 217).
Thoreau n'est pas qu'un imprécateur. Il sait manier les métaphores dont une face est matérielle et l'autre morale : « Comment se fait-il qu'un seau plein d'eau qui ne tarde pas à se corrompre, reste à jamais pur une fois gelé ? On prétend d'ordinaire que c'est ce qui différencie les passions de l'intelligence » (p 296). « Il suffit d'une petite pluie pour rendre l'herbe de beaucoup de tons plus verte. Ainsi s'éclaircissent nos perspectives sous l'afflux de meilleure pensées » (p 313). Il est apte à l'émerveillement : « Le lac, de l'eau-ciel » (p 187). « Le ciel est sous nos pieds tout autant que sur nos têtes » (p 284). Il pense en poète : « Le plus ancien philosophe égyptien ou hindou souleva un coin du voile qui recouvre la statue de la divinité ; et la tremblante robe demeure encore soulevée, pendant que je reste ébloui devant une splendeur aussi fraîche que celle qui l'éblouit, puisque c'est moi en lui qui eut alors cette audace, et que c'est lui en moi qui aujourd'hui retrouve la vision » (p 99). Et pour les familiers de SJ Perse : « Je perdis, il y a longtemps, un chien de chasse, un cheval bai et une tourterelle, et suis encore à leur poursuite » (p 20).
Lisez
Walden. Mais si vous achetez le livre, ne prenez par l'édition Galimard illustrée ci-contre. C'est la reproduction photomécanique faite en 2004 d'une traduction de 1922 par
Louis Fabulet. Les caractères sont peu lisibles et les fautes de frappe nombreuses. le traducteur emploie des termes imprécis ou fautifs pour le nom des multiples espèces animales et végétales citées par Thoreau, ou en donne la dénomination binominale en latin, ou encore renonce à les traduire. Il emploie des tournures ou des mots inutilement archaïques (par exemple emmi pour parmi). J'ai appris trop tard qu'il y avait une édition bilingue de 1967 et une nouvelle traduction de 2010.