Mon œil a ses raisons
Je crois que mon œil a un critère de sélection arbitraire.
À l’évidence, le paysage alentour offrait davantage :
impossible que nous ayons été seuls elle et moi sur ce brise-lames.
Je me répète, comme tout le monde. J’imagine donc
s’il y avait de la brume
lui avoir déclaré : des canots dans le brouillard sont peut-être des mirages ou des
reflets,
et cité l’ancien haïku de Harumi :
“Dans la brume
Je touche le canot incertain.
Ensuite je m’embarque.”
S’il y avait du soleil
l’avoir photographiée au creux de ma main et peut-être effarouchée
en lui disant : prends la pose seins face au vent.
Et s’il est passé des mouettes et qu’elle les ait admirées, lui avoir rappelé
que ce sont là des oiseaux carnassiers, que seul leur chant hideux est honnête.
Mon œil voyait tout, n’écartait rien.
Nous nous sommes avancés dans la mer par ce brise-lames de rochers déchiquetés.
Sur un saillant, elle a ramassé sa jupe
et fait glisser ses pied...
Sur la poésie
L’enfant a pénétré dans l’ombre de son arbre hors les murs
où il déposait quotidiennement le fruit de son labeur intestinal.
Si à l’arbre voisin un autre enfant s’accroupissait
et se soulageait
naissait entre eux
l’honnête complicité dans l’élimination
qu’ont les bêtes bien portantes.
Cette fois-ci, cependant,
une vision le tient en suspens, le fige
dans sa stupeur
sous son arbre :
au milieu d’une précédente évacuation
poussait
une petite plante frémissante et nouvelle.
L’enfant s’est ému en imaginant le voyage
de la petite graine
parcourant tout son corps, sa traversée sans encombre,
indemne,
toute à la défense
en son centre intime et délicat
de l’embryon vivant.
Et dans la mémoire de l’enfant,
avec un plaisir rétif,
a commencé à s’élever pour toujours
la plante minuscule, ton principe, ta petite bannière verte,
...
La cure
La coquille lisse de l’œuf
tenue dans le creux de la main maternelle
passée sur le corps de son fils, là-haut, dans le nord.
J’ai vu ceci :
une femme plus élémentaire que toi
effarouchant la mort par des rites privés, chantant
un œuf dans la main, prêtresse
plus modeste jamais je n’en ai vu.
Je la regardais égrener au creux de ses genoux
le maïs du déjeuner
tandis que le chien de rue s’évanouissait côté ombre
et léchait
la douleur jetée à terre
avec l’œuf miraculeux.
C’était ainsi. La vie passait sans simagrées
au milieu de gens parcimonieux, père et mère
me demandaient si je me sentais soulagé. Le seul courage
était celui de vivre.
Les nuages passaient par la claire-voie
et les poules alignaient dans leur ventre les ovules bénis
et ma mère attendait de nouveau l’œuf le plus frais
avec une conviction :
...
Colin-maillard (Goya)
Tu bouges le pied sur le gond de ta cheville
un peu comme les timides dirigent la musique, et ensuite
sollicité
tu entres dans le jeu de colin-maillard sans grand entrain,
puis, mi-erratique, mi-maladroit,
tu écoutes les cris des petits groupes, tu imagines
la cadence lourde des petites fesses en poire.
Toutes ces voix profèrent nettement, mais parmi elles il te faut en choisir une
qui te relaie.
Cette demeure n’est pas la placette démagogique et poussiéreuse
où tu échangeais prestement ton rôle
pour celui d’un autre gamin modeste
et manquant.
Ces voix que tu entends sont tes nouvelles voix. Elles auraient pu
susciter ta rancœur prévisible, mais non.
L’agnostique qui te confie son désir de croire en Dieu,
la démariée qui semble vulnérable comme biche loin du sous-bois,
l’orthodoxe et celui qui repasse les choses au crible, tous
sont honnêtes
chacun à sa manière.
Elles ne suscitent pas ta rancœur, ni non plus ton
...
Sur la route du nord
Ces minuscules oratoires
au bord des routes, jamais plus hauts
que quiconque priant à genoux, commémorent un corps
qui fut là démantibulé et tué.
À l’intérieur, dans sa nef infime, s’accommode
la mémoire de ce corps
comme un chien aérien blessé.
Où allais-tu, le corps,
quels parents quels travaux s’abolirent avec toi. Ici s’affrontèrent
avec fracas
ton passé et ton avenir
et tu fus réduit à un battement aveugle du monde, sans mémoire,
absurde, égal à zéro.
Et nous, les 60 corps vivants qui voyageons dans cet autocar véloce
nous nous fêtons
joyeusement comme des insensés, nous nous embrassons
parce que la bouche est un bienfait
et nous chantons d’aimables chansons de voyage
qui ne parlent de la finalité ni de celui-ci ni d’aucun autre voyage.
Je crois que nous voyageons librement. Et vous, paradoxaux
démantibulés, vous êtes
un meilleur rappel
à notre bref supplément d’avenir
que ces ponctuelles bornes kilométriques.