Après avoir abordé la lecture des surréalistes dont des femmes comme
Leonora Carrington (1917-2011) ou
Remedios Varo (1908-1963), il était évident de retourner aux égéries telles que
Unica Zürn (1916-1970) ou
Leonor Fini (1908-1996). Si la première a été la compagne de
Max Ernst, et la seconde celle de
Benjamin Péret, Unica se liait assez vite avec
Hans Bellmer, tandis que Leonor se réfugiait chez
André Pieyre de Mandiargues.
Toutes ont peint et/ou écrit, laissant des
oeuvres différentes, souvent méconnues, mais pleines de charme et de poésie. Leurs textes sont souvent difficiles d'accès, souvent mises à l'écart car dérangeantes, et quelquefois supplantées par l'oeuvre graphique.
Pour mieux aborder les textes, il convient d'examiner le parcours biographique de ces femmes, qui passe parfois par une dépression profonde, voire une attitude proche de la schizophrénie. Il devient alors difficile de démêler les causes et conséquences de ces alternance de maladie/écriture ou peinture, tant il apparait que les créations sont une issue (ou quelquefois une cause) à la déviance.
Unica Zürn est née Nora Berta Unica Ruth Zürn, à Berlin-Grunewald en 1916. C'est un quartier excentré à l'Ouest, entre Berlin et Potsdam, bordé par la rivière-lac
Havel. Elle commence à écrire vers la fin des années 1940, et publie des petits récits dans des journaux allemands et suisses. Après la guerre,
Unica Zürn est très proche du milieu culturel allemand de l'après-guerre. En 1953, elle rencontre
Hans Bellmer, artiste surréaliste.
Unica Zürn s'engage alors dans une véritable démarche artistique et littéraire. La rencontre avec
Bellmer est décisive. Il l'encourage à pratiquer le dessin automatique. et à composer des
anagrammes. En effet,
Bellmer travaille alors sur des
anagrammes pour la version allemande de son ouvrage « Petite anatomie de l'inconscient psychique ou L'Anatomie de l'image » (1978,
Eric Losfeld, 71 p.) avec 10 dessins de
Bellmer.
Bellmer parle en ces termes de l'intérêt vif et soudain qui naît chez
Unica Zürn pour cette forme d'écriture : « En me voyant faire mes
anagrammes mystérieuses, elle commençait à m'aider un peu dans ces rébus ou puzzles à résoudre, avec une obstination et une joie fiévreuse » écrit-il au docteur
Gaston Ferdière, citées dans «
Lettres au docteur Ferdière », correspondance de Hans et Unica (2003, Séguier, 146 p.). Ce médecin, chef du service de psychiatrie de l'asile de Rodez a soigné
Antonin Artaud de 1943 à 1946. Jusqu'en 1964,
Unica Zürn compose cent vingt-quatre
anagrammes. Pendant les huit dernières années de sa vie,
Unica Zürn est internée à plusieurs reprises dans des cliniques psychiatriques. Elle se suicide le 19 octobre 1970.
Quelques-unes de ces
anagrammes sont réunies dans deux recueils « Annagrammes » et « Oracles et Spectacles ». le premier «
Anagrammes » traduit par
Marc Payen et Romain, avec des dessins de
Unica Zürn (1982, Revue « Transitions » # 11-12, 95 p.). Joli petit livre à couverture rose et illustration de
Unica Zürn, avec une préface de Françoise Buisson. Des commentaires et documents cliniques rassemblés par
Jean François Reverzy complètent l'ouvrage. le second, « Oracles et spectacles » comprend quatorze
poèmes-
anagrammes et huit eaux fortes. Introduction de
Patrick Waldberg. Frontispice et post-scriptum de
Hans Bellmer (1967, G. Visat, 47 p.). Il évident que les
anagrammes, écrits en allemand, n'ont souvent pas de correspondance une fois traduits. On pourra toujours se reporter à « Im Staub dieses Lebens. Dreiundsechzig Anagramme ». (1980, Alphëus, 70 p.), « Gesamtausgabe » édition compilée par Günter Bose et Erich Brinkmann (1988, Brinkmann und Bose, 176 p.) et « Dein Ich ist ein Gramm Dichtang » (2001, Passagen Verlag, 304 p.).
Vers la fin de ces années consacrées en grande partie à la composition des
anagrammes,
Zürn se lance dans un autre important projet d'écriture. Les autres livres de
Unica Zürn comprennent «
Le Blanc au point rouge » (1959), suivi de « En embuscade », édition bilingue, traduite par
Hélène Quiniou et
Thomas Hippler (2011, Ypsilon, 80 p.). «
Sombre printemps » (1969) traduit par
Ruth Henry et
Robert Valancay (2003, Serpent à Plumes, 180 p.) et «
Vacances à Maison blanche (1970) traduit par
Ruth Henry (2000, Editions
Joëlle Losfeld, 191 p.) forment l'ensemble des
oeuvres. Il faut y ajouter «
L'Homme Jasmin » traduit par
Ruth Henry et
Robert Valançay (1999, L'Imaginaire #409, 280 p.).
Il est difficile de commenter ou de critiquer ces
anagrammes qui sont souvent cachés. Langue, il suffit d'intervertir les lettes entre elles. Avec pour exemple simple « image » et « magie ». La permutation peut aussi porter sur un groupe de lettres ou être parfois réparties sur plusieurs éléments de phrase. La traduction dans une autre langue rend encore plus difficile ces transpositions. Pour
Unica Zürn ce sont essentiellement des
anagrammes en allemand,
En voici un exemple de Perec, avec ses deux présentations typographiques. Ce sont les sept derniers vers de « Ulcérations » de George Perec (1974, Bibliothèque Oulipienne #1, Paris, 22 p.). le recueil contient 13
poèmes basés sur des
anagrammes de mots de onze lettres. Perec a utilisé les onze lettres les plus fréquentes dans un texte en langue française un peu étendu sont celles qui figurent dans le mot ulcérations Au lieu de la lettre « c » qui est la moins fréquente des onze lettres de « ulcérations », on peut utiliser une autre des quinze lettres restantes de l'alphabet. Ce sont alors des hétérogrammes en ton de b, de f, ou de g. les
poèmes qui en résultent et qui suivent ces contraintes sont intitulés. « Détournais » / « Régulation ! » / « Ondulerais » / « Adulerions » / « Journaliste » / « Soutiendra, » / « Soulignera, » / « Tourmalines » / « Engloutira ! » / « Fleuraison » / « Tabulerions » / « Fluorisante ! » / « Consulterai »
Le résultat pour « Ulcérations » fournit les mots suivants « TALIONCREUS / ETLAOINCURS / IONTUASLECR / ITURELACONS / CRITENULOSA / TRACESLOIUN / SILOUNECART » qui peut s'écrire différemment sous forme de « Talion : creuset. / Là, O, incursion ! tu as / L'écriture, la conscrite. / Nu, l'os à traces. / Loi : un silo, / un écart ». Difficile dans ce cas de remonter au mot originel.
Les
anagrammes de
Unica Zürn relèvent d'une multitude de significations. Néanmoins, il est possible d'identifier certains thèmes, comme ceux qui s'inspirent de sa nouvelle vie à Paris. Il y a une première période depuis 1953 et sa rencontre avec
Hans Bellmer, où il est souvent question du corps, de l'amour et des relations avec les hommes. Puis, en 1957, des créations empruntent aux
poèmes d'
Henri Michaux, avec lequel elle entretiendra définitivement une relation amoureuse fantasmée. Les
anagrammes portent sur des chiffres symboliques (3, 6 et 9), dans lesquels elle inverse le 6 et le 9. C'est alors le signe de mort (6) qui devient signe de vie (9). Ils comportent également des lettres (H, M, B), qui parfois restent seules, qui font penser aux personnes importantes à ses yeux respectivement à Hans, Michaux et
Bellmer. Mais aussi à d'autres encore sur l'enfance, la jeunesse, la mort. A ces
anagrammes, ou échanges de lettres, il faut ajouter des hétérogrammes dans lesquels chaque lettre ne peut être utilisée qu'une seule fois.
« Meine Kindheit ist das Glueck meines Lebens / Hinten – die kleine Stimme des Augenblicks. Es / Ist meine beste Kugel im Sinken. Das Endliche / hinkt leise um die gelben
Ecken. Das ist's – mein / Ende… liege im Stein, stinke im Buckel – hassend / meines Lebens Glueck, das meine Kindheit ist » composé par
Unica Zürn à Ermenonville en 1959. On peut y associer les deux propositions de traduction en français : celle littérale de Gabrielle Noss « Mon enfance est le bonheur de ma vie / Au fond – la petite voix de l'instant /C'est ma meilleure balle m'enfonçant / le fini tourne doucement les coins jaunis en boitant. / C'est cela – ma fin… gisant dans la pierre, répandant une mauvaise odeur / dans mon dos – laissant le bonheur de ma vie qu'est mon enfance ». Et celle en lecture parallèle de Marcelle Fonfreide :« Au fond – la petite voix de l'instant. Elle, / elle est ma plus lourde balle m'enfonçant. / Quand le Fini, boiteux, tourne les pages aux coins jaunis du présent / Voilà ma fin… Haïssant – / Sous la pierre étendue, la puanteur tient mon dos – / le bonheur de ma vie, mon enfance ».
En 1962, elle commence la rédaction de «
L'Homme-Jasmin. Impressions d'une malade mentale ». C'est sans aucun doute un livre capital dans son oeuvre. A la fois autobiographie, moyen d'exorciser, et témoignage clinique de son expérience de la folie. de fait, elle a été diagnostiquée en tant que schizophrène en 1960. Et durant les huit dernières années de sa vie, elle a effectué plusieurs séjours dans des cliniques psychiatriques, en France et en Allemagne. Comme un exorcisme, la rédaction de «
L'Homme Jasmin » marque le déclin, puis la fin, de sa production d'
anagrammes. C'est à la fois la fin et le début de deux formes d'écriture, à savoir le jeu du langage sous forme de poème et l'écriture en prose. La construction des
anagrammes suppose l'épuisement des combinaisons des lettres, alors que la prose est libre, en soi, suivant une trame qui peut être évolutive. Les deux formes d'écriture sont à priori exclusives l'une de l'autre, laissant s'écrouler les codes et éclater les structures.
En plus des
anagrammes cachées dans «
L'Homme Jasmin », deux textes postérieurs en contiennent. Ce sont « En Embuscade » traduit de « Im Hinterhalt » par
Hélène Quiniou et
Thomas Hippler (2011, Ypsilon Editeur, 80 p.) et « Die Trompeten von Jericho » traduit en anglais par Christina Svendsen en « The Trumpets of Jericho » (1991, Wakefield Press, 55 p.).
Il existe aussi un manuscrit « En l'honneur du chiffre 9 », cité dans «
L'Homme Jasmin ». Déjà annoncé dans son journal sur son anémie physique et mentale, « Notizen einer Blutarmen », elle envisage la fin sa vie pour 1957. « le 29 décembre 1957, dans deux jours cette année se terminera et avec elle, je crois, le signe du 99. Comme je suis puérile, comme je suis têtue prise au piège des oracles et je ne veux pas du tout être libérée. Cela ressemble aux tâches que je me suis fixée le samedi après-midi à Grunewald. Les tests de courage consistaient à sauter 3 fois du mur le plus haut, escalader 3 fois la branche la plus haute, faire le tour de la maison 3 fois aussi vite que possible - (et je n'ai jamais été bon à la course) ».
Elle se base sur la symbolique des chiffres, notamment les chiffres, le 6 et le 9, pour obtenir de l'aide, en y attachant une signification métaphysique. le « Un », individu unique, est le nombre pur, divin. « Deux » est aussi unique, comme le premier nombre pair et divisible. Il représente via l'accouplement des sexes, le symbole signifiant « impureté ». « Six » est le préféré d'
Unica Zürn, car c'est le chiffre de la création. Alors que la période pré chrétienne considérait le « huit » comme un signe d'achèvement, le « neuf » est devenu le nombre des anges à l'époque chrétienne. La valeur numérique des lettres grecques d'Amen est 99. « Lorsqu'[elle] découvre à un arrêt d'autobus à Paris le 999 comme numéro d'appel, elle est heureuse. ». Ou encore « Que dit l'homme qui est né en l'an 99 lorsqu'il se réveille le matin de l'an 66 ? Son beau 99 s'est chamboulé avec le temps, et il sait mieux que quiconque ce que cela signifie : le 66 est prêt à tomber éperdument avec lui dans l'éternité ».
Il en va de même de certaines lettres qui lui permettent de déchiffrer, sous le sens premier d'un message banal en apparence, un second sens dont elle est l'unique destinataire, puisque signifiant un sens uniquement pour elle. C'est ainsi que « Les lettres
H.L.M. de l'entreprise parisienne de construction d'immeubles sont à ses yeux un salut, un grand sourire qu'on lui envoie ». de toute évidence il y a un rapport entre le « l'», soit « elle » prise entre le H et le M, symbole de
Henri Michaux sur lequel elle fait une fixation fantasmée et platonique.
« Die Neunundneunzig ist unsere Schicksalszahl. / Nun sucht Dich sein sinnendes Auge als Ziel. Kurz / sind unsere Tage und sinken zu schnell zu Eis. Ach, / unsere Schicksalszahl ist die Neunundneunzig ». (« Quatre-vingt-dix-neuf est notre numéro du destin. / Maintenant, son oeil pensif vous cherche comme cible. Courts / sont nos jours et se transforment trop vite en glace. Oh, / notre numéro de destin est quatre-vingt-dix-neuf »).