Citations de Boileau-Narcejac (307)
Ils s’enthousiasment tous les trois. J’aime mieux m’arrêter, ce qui ne va pas sans dérapage. Je souffle comme si j’avais couru. Langogne me rejoint.
« Alors ? Votre sentiment, monsieur Blancart. Tout franc ! Tout cru !
— Vous êtes un sorcier, Langogne.
— N’est-ce pas ? s’écrie-t-il naïvement. Essayez plus haut, avec un peu de pente. Ça vaut la peine.
— Non, merci. Ça finirait par une bonne bûche. On ne demande pas à un cavalier du dimanche d’enfourcher un pur-sang.
— Tu vois qu’on ne t’a pas menti, dit Berthe.
— Tu en as tâté ?
— Bien sûr. À L’Alpe-d’Huez. Juste pour avoir un premier contact. Et je me suis retrouvée par terre. Ça n’a pas traîné.
Je retrouve tout de suite les gestes efficaces et me voilà debout, à peine appuyé sur les bâtons. Une petite impulsion. Incroyable. Je pars doucement. Cela ressemble plus à du curling qu’à du ski.
« Laissez-vous aller », crie Langogne.
Je parcours plusieurs mètres sans aucun élan, sans même distinguer la moindre pente. Ces skis paraissent doués d’une sorte de flair pour progresser d’une bosse invisible à une subtile déclivité. C’en est presque inquiétant. Cette promesse d’aérienne agilité réveille dans mes vieilles jambes une allégresse perdue.
« Poussez ! » me conseille Langogne.
Recherche instinctive de l’élan, les jarrets, les reins, tout de suite à la fête, et aussitôt je freine ; je sens que ça va aller trop vite, que je m’échappe. Je suis monté sur du vent, ma parole.
« Allez ! Allez ! »
L’expérience commence à m’amuser. C’est vrai que j’ai beaucoup aimé le ski. C’est vrai aussi qu’il a fait ma fortune : entorses, fractures, membres à rééduquer, j’ai vu passer chez moi toutes sortes d’accidentés. Voyons si le ski Combaz m’en amènera beaucoup d’autres.
« L’aspect de ces planches n’offre rien de spécial. Ce sont, en apparence, des skis Combaz de série. Fixations classiques. Même longueur. Même élasticité. Il n’y a que la semelle qui diffère. »
Mais pourquoi Isola ? Je me pose la question sans arrêt. Ce ne sont pourtant pas les endroits, autour de Grenoble, où nous aurions pu, discrètement, tester ces fameux skis. Est-ce une idée de Langogne, ou bien de moi ? Je ne m’en souviens plus. De moi, je suppose. J’avais oublié que la route, en décembre, n’est pas des plus faciles. Et il n’y a pas encore beaucoup de neige, à Isola.
« Vous comprenez, sa mère a divorcé ; son père est connu dans tous les bistros de la ville. Moi, je suis pour elle une espèce d’oncle qui cherche à la protéger. » Et ce Massombre, les yeux vifs sous les sourcils grisonnants, m’observait en hochant la tête. « Oui, je comprends parfaitement. »
Pas dupe une seconde, évidemment. J’aurais quand même voulu lui expliquer. J’avais besoin de son aide, mais surtout de son estime ; qu’il n’aille pas me prendre pour ce que je ne suis pas. Et puis, tout d’un coup, j’ai tout balayé, les scrupules, les hésitations, les pudeurs. Ce qu’il pensait de moi, je m’en foutais. Pourvu qu’il garde un œil sur Évelyne. Et maintenant ce barbu allait me trotter dans la tête.
« Allô, Massombre ?… Ah ! bien content de vous entendre. Ici, Blancart. Je suis à Port-Grimaud. Alors ?
— Elle cherche un studio à louer.
— Oui, ça, je le sais. Sa mère me l’a dit.
— Eh bien, c’est tout.
— Faites-moi le détail. (Amusant ! J’attends de lui exactement ce que Paul attend de moi. Mais moi, je ne suis pas un « privé ».)
— Le détail ?… D’abord, elle a déjeuné dans le fast-food en face de la gare.
— Seule ?
— Oui. Elle a bien échangé quelques mots avec un barbu, mais le ton copain-copain, si vous voyez. Ensuite, elle a mangé vite fait. Et puis elle a commencé la tournée des agences, sans grand succès, j’en ai l’impression.
— Et le barbu ?
— Elle ne l’a pas revu.
— C’est quelqu’un de son âge ?
— Oui, le genre étudiant, avec un petit quelque chose de clodo.
— Et l’autre ? Le grand maigre ?
— Disparu.
— Merci. Continuez.
— Vous savez, monsieur Blancart, vous jetez votre argent par les fenêtres. Moi, c’est mon métier. Bon. Que je la surveille, elle ou une autre, ça m’est égal. Mais tout ça, c’est pour rien.
— Admettons. Je tiens un journal. Est-ce que je devrai te le communiquer ?
— Inutile. Si ça marche, tu continueras. Sinon, tu laisseras tomber. »
Il a dit encore : « De temps en temps, passe-moi un coup de fil. »
Ensuite, j’ai acheté un cahier et je n’ai plus su par où commencer. J’aurais peut-être mieux fait de lui parler d’Évelyne. Tout part d’Évelyne et tout lui fait retour. C’est elle qui est ma maladie. Vous fixez un point lumineux. Il éblouit. Il emplit la tête. L’alentour disparaît. Et pendant longtemps il est encore là, il se promène comme une mouche lumineuse parmi les choses de la rue. C’est ça, Évelyne.
Paul m’a dit : « Prends une cigarette. Aujourd’hui, c’est permis. Et écoute-moi. Je connais un remède. Je ne le recommanderais pas à n’importe qui, mais je pense qu’il te conviendrait parce que tu n’as pas dû tellement changer, depuis le lycée. Tu te rappelles ? Tu griffonnais des poèmes, des bouts de nouvelles. On se disait : “Blancart est fait pour écrire.”
— Hélas ! Je n’étais surtout fait pour rien.
— Eh bien, mon vieux Georges, c’est maintenant que tu vas t’y mettre. Mon remède, le voici : à partir d’aujourd’hui tu vas tenir un journal.
- (...)Des immeubles de rapport, une propriété sur la Côte, des placements probablement avantageux et surtout ta salle de gymnastique où l’on voit passer les plus beaux muscles de Grenoble, et ton établissement de kinésithérapeute où l’on voit défiler les plus belles arthroses. J’exagère ? Attends. Je n’ai pas fini. Ton premier mariage a été un échec, soit. Quand on se marie à vingt-deux ans, mon cher Georges, c’est toujours comme ça. Mais après ?… Oui, jetons un voile, ça vaudra mieux. Je ne prononcerai même pas le nom de Berthe Combaz, quoique… Je peux ajouter un mot ? Eh bien, si tu te décidais à l’épouser… depuis le temps que vous êtes ensemble… j’ai l’impression que tu n’aurais pas besoin d’un neurologue… Le voilà, ton bilan. C’est celui d’un homme à qui tout a réussi. Regarde-toi, mon vieux. Non ? Ça t’embête. Tu es de ces gens qui ne s’aiment pas. Tu préfères avaler des tranquillisants, te droguer.
— Non. Pas du tout. Je voudrais… Ah ! si seulement je savais ce que je veux ! »
Paul m’a dit : « Mon cher Georges, tu es un anxieux, un inquiet, un tourmenté, tout ce que tu voudras, mais pas un malade. Ça t’ennuie, hein ? Tu serais content si je te parlais de dépression et peut-être même de névrose. Pas question ! Tu as… c’est sur ta fiche, soixante-cinq ans…
— Et quatre mois.
— Bon. Et quatre mois. L’âge des bilans. Faisons le tien. Côté fortune, avoue que tu es un privilégié.
— Je ne suis pas tellement riche.
— Je changerais bien avec toi.
On peut nous imiter, murmure-t-il. Je ne suis pas seul à travailler sur ce ski. Je suis bien obligé d'avoir des collaborateurs, au laboratoire, à l'atelier d'assemblage, bref, tout le long de la chaîne de fabrication. C'est pourquoi je vous le répète : le temps joue contre nous. Qu'on commence à murmurer " Il y a du nouveau chez Combaz ",, et vous verrez les concurrents pointer leur nez. Ce genre d'espionnage, ça existe. Et alors, ce sera, en moins de deux, non pas la contrefaçon mais une formule toute voisine... Enfin, quoi, je ne vais pas vous faire un dessin.
« C’est vous, Cassan ? … Bon… Vous êtes seul ? … Très bien… Sorbier vient d’être tué… Oui, je dis bien, assassiné… Écoutez-moi, car ce n’est pas tout. Le tube a été volé… Vous allez immédiatement alerter le service d’ordre. Passez au crible le personnel… Heure d’entrée, notamment. Comptez tout le monde… Faites la liste des manquants… Interrogez Ballu… Qu’on fouille partout… Le type pourrait être caché… Qu’on tire à vue sur tout individu étranger à l’usine… je prends tout sur moi… Quand je dis : à vue, vous me comprenez. Si le type a une allure suspecte… Du doigté, hein ! De la discrétion. Pas de panique. »
« Non, dit Belliard. Il ne faut toucher à rien. À cause de la police. »
C’est vrai. La police va venir. Renardeau s’éponge le front. Pourvu qu’on ne l’empêche pas de partir en vacances ! Ses yeux se fixent sur le corps, ne peuvent plus le quitter… Sorbier est habillé comme d’habitude : pantalon de flanelle, veston bleu marine, mocassins.
« Sapristi ! s’écrie Renardeau, la douille… près du classeur ! »
« Qu’est-ce qu’on peut faire ? » dit Belliard.
Renardeau écarte les bras, secoue la tête. Peut-être faudrait-il fermer toutes les issues de l’usine, fouiller. Mais ici aussi, les issues étaient fermées. Il n’y avait pas d’issue. Toujours le même obstacle sur lequel on vient buter dès qu’on essaie de renouer le fil d’une pensée cohérente.
« Tant pis, dit Renardeau. Je téléphone. On verra bien. »
« Un tube de vingt kilos, murmure Belliard. C’est quelque chose, vingt kilos ! On ne doit pas courir bien vite, avec un objet pareil dans les bras. »
Et quel objet ! de quoi faire sauter tout Courbevoie, si…
Le coffre n’a pas été forcé », remarque encore Renardeau, et il hausse les épaules, tellement cette réflexion est sotte. Mais la moindre pensée est absurde. La vérité, c’est qu’on n’ose plus penser. Et pourtant, on ne peut empêcher les idées de surgir, une à une, et chacune ajoute au malaise, à l’angoisse.
La vie reprend, peu à peu, dans l’usine. Des gens s’agitent, en bas. Le bruit doit se répandre que quelque chose est arrivé.
« Pas un endroit où se dissimuler, reprend Renardeau. Ni dans votre bureau, ni ici… »
D’un geste, il désigne, autour d’eux, les murs ripolinés, le mobilier réduit à l’essentiel. Il se rappelle une phrase de Sorbier : « Tout doit être fonctionnel ! » Il adorait ce mot… Non, personne n’est sorti. Pas d’autres issues que les fenêtres ouvertes de la façade nord. Et Legivre était dans la cour.
Au bout de la rue, la Seine coulait. L’air embrasé vibrait, à la pointe de la Grande-Jatte. Le diesel d’un chaland battait lentement, et l’été en paraissait soudain triste. Renardeau referma la porte. Au bout d’une allée de ciment s’élevait le pavillon des ingénieurs.