Citations de Azouz Begag (250)
J’étais au chevet de son lit médicalisé. Elle vivait ses derniers instants. L’eau avait tout inondé autour de nous. La marée montait. Il fallait faire vite. Une barque était à quai, l’équipage au taquet, les nœuds des cordes d’amarrage défaits, la grand-voile se hissait. Je m’agrippais à ses mains pour la retenir, mais elle était à bout, si décharnée, et murmurait : « N’aie pas peur de la mort, mon fils, n’aie pas peur d’elle. » Elle m’exhortait à la laisser s’en aller, alors que l’inondation gagnait. Impossible de m’y résoudre. Elle avait besoin de moi. J’étais son enfant, elle m’avait fait, je ne pouvais pas la défaire. Puis elle voulut que je me penche vers elle. « Les gaufrettes, derrière toi… » murmura-t-elle. Elle délirait, depuis des jours elle ne pouvait plus rien avaler. Je me suis quand même retourné. Un paquet de biscuits était posé sur une chaise. Je lâchai une seconde ses mains pour aller le chercher. Quand je l’eus rapporté, une écume blanchâtre fuyait de ses lèvres desséchées. Elle était partie. Un long moment, je guettai une braise à raviver sur sa poitrine. En vain. La barque avait pris le large et je ne pouvais rien faire d’autre que la regarder s’éloigner comme un enfant trahi. Les eaux se refermèrent derrière elle telle une fermeture à glissière. Et puis plus rien.
Si t'as vu de l'or, il est forcément dans les livres. C'est toujours plein de richesses dans les livres
J'ai bien caché mes souffrances. On a tout exigé de moi, de suite. On m'a critiqué, de suite. On m'a injurié, de suite. On m'a traité d'Arabe de service, sans budget, sans pouvoirs. On ne m'a pas fait de cadeaux. Je n'en ai pas réclamé. Quand je me demande comment j'ai supporté cette violence, je constate que j'ai toujours vécu dans l'angoisse et la peur.
- Ji parle tri bien le francisse, même si ji jami alli à l'icoule !
(…)
Il parle français comme bon lui semble. C'est un homme libre, il est chef de lui-même. (p.65)
De mon père je tenais cette philosophie : ne partager avec les autres que le meilleur de soi et garder ses malheurs au fond, sous la godasse, jusqu'à ce que le temps les réduise en poussière, parce que le malheur est le plus grand dénominateur commun entre les humains.
Un homme qui n'a plus de fou rire est un homme tari.
- L'homme est un devenant, pas un revenant, alors il faut devenir sans lâcheté. Tous les chemins sont circulaires et ne mènent qu'à soi-même.
On n'exige pas la clause Molière pour s’exprimer, mais quand même ! Ce n’est pas parce qu’on est économiquement faible qu’on doit être linguistiquement grossier.
- Ah ça non, mon fils. Si tu travailles à l'école, c'est pour toi et pas pour moi. C'est ta vie que tu prépares, pas la mienne.
J'ai malgré tout pris le vélo rouge et effectué un tour d'essai sous son œil anxieux.
J'observe ma mère heureuse, si vaillante, et je ne sais pas pourquoi je me souviens avoir réalisé un jour qu'elle était devenue vieille lorsqu'elle ne pouvait plus enfiler le fil à coudre dans le trou de l'aiguille. (...) Alors elle m'a demandé de le faire à sa place. Il me semblait que ne plus être capable de coudre rabaissait cette battante qui a toujours compté sur son fil et son aiguille pour recoudre ses plaies. (p. 174)
L'exil à plusieurs fait moins mal qu'en solitaire. (p. 180)
Comme pour mon père, le Café du Soleil est leur centre d'animation sociale, et même de réanimation sociale, quand ils ont le moral dans les chaussettes et que la nostalgie noue leur gorge, le jour, et leur coeur, les nuits. (...)
ils se battent contre l'isolation humaine. (p. 137)
La mémoire, quand elle s'assèche, tout s'évanouit, des espèces entières disparaissent.
Et les poètes meurent. (p. 90)
Avec les livres, Fatma, on peut aller n'importe où dans le monde...
C'est à ce moment qu'Abboué s'est laissé aller.
- Quoi? Quoi? C'est des Françaises que vous voulez, bandes de chiens! Vous voulez salir notre nom, notre race! Vous voulez faire des enfants que vous appellerez Jacques... Allez, allez épouser des Françaises : quand vous pleurerez parce qu'elles vous auront traité de "bicou", vous reviendrez chez votre vieux qui comprend rien.
Debout sur ses deux jambes d'Algérien, de musulman, de paysan sétifien, de maçon acharné et fatigué, il a insulté pendant encore longtemps toute sa vie, sa famille et la France. J'en avais marre. J'ai pris le coran de ma chaine entre mes doigts et je l'ai posé sur la table.
- Pourquoi tu enlèves ça, toi? a demandé ma mère.
J'ai dit que je ne voulais plus le porter parce que j'avais de plus en plus peur de le perdre. Elle m'a dit de faire ce que je voulais. Mon petit frère Ali est arrivé comme une pie, s'est emparé de l'or et s'est offert une nouvelle décoration.
Je bégayais, je ne savais plus comment m'y prendre pour partager avec mes filles mes petits bonheurs de chemin. Je ne savais pas faire père, c'était une certitude.
La haine a une haleine plus forte que celle du bonheur. Elle écrabouillent les jours heureux qui devaient rester éternels dans les souvenirs parce qu'ils donnent le goût de vivre.
C'est horrible de ne pas comprendre les nuances linguistiques. Je crevais de peur à chaque confrontation avec des mots inconnus. Je me sentais handicapé.
J’ai toujours été convaincu que, si on ne met pas de mots sur les choses, elles n’existent pas. Chaque mot, une chose. Pas de mots, pas de choses.
Elles n’existent pas. Elles restent sur le seuil comme des idées, des augures.
En parlant de la rentrée scolaire:
"Hier soir, Emme m'a astiqué comme son frigo, dans la bassine verte. J'ai la peau blanche. Les autres élèves, qui attendent le bus avec moi, me regardent de temps à autres, penauds, timides, aussi blancs que moi."