Mon premier vrai coup de cœur de l’année ! Un petit bijou de sensibilité et de justesse, dans un choix des mots toujours très opportun (et en tout cas une traduction bien menée), pour une histoire qui peut toucher tout un chacun.
Pourtant, rien ne me prédestinait à lire ce livre, qui n’était même pas dans ma wish-list. Mais voilà : j'ai terminé le mois de septembre réellement « au finish », avec deux livres d'auteur.e.s chilien.ne.s, pour grapiller au moins quelques points dans le challenge géographique (sur Livraddict) auquel je participe pour la 2e année. J'avais bien entendu fait un rapide tour des différents auteurs de ce pays qui pouvaient m'intéresser, et avais retenu quelques auteurs de polars, jusqu’à être interpelée par le nom de cette autrice, qui ne sonne définitivement pas espagnol (là, je parle de la langue, évidemment). Mais bon, on le sait : l’Amérique latine telle qu’on la connaît aujourd’hui, et certainement les deux longs États du Sud, se sont construits à travers une émigration européenne de tous horizons, alors pourquoi pas ? Le titre, lui aussi, m’intriguait, alors tant qu’à faire, j’ai tenté…
On a là un roman choral à trois voix, qui se reconnaissent non pas à un entête évident, mais à un signe hiéroglyphique différent mais récurrent pour chacun.
Le héros principal est notre jeune Tommy (son symbole est une flèche barrée pointant vers le haut), 12 ans : enfant précoce et ultra-sensible (les deux étant souvent liés), il souffre d’une maladie cardiaque qui l’empêche aussi bien de se développer que de vivre une vie d’enfant « normal ». Il a le physique d’un enfant de 8 ans, tandis que tout effort - comme le foot omniprésent par exemple – lui est strictement interdit ; en outre, cette différence, qu’il n’assume qu’en se refermant sur lui-même, provoque aussi l’inimitié des enfants de son âge, ce qui peut aller jusqu’au harcèlement. Ainsi, Tommy vit volontiers dans son monde imaginaire, et passe du temps, outre la lecture, à enregistrer sur son mp3 diverses pensées qui lui viennent à l’esprit… ou les conversations des adultes, qu’il espionne çà et là. Jusqu’au bouleversement, quand il apprend que sa mère, au nom prédestiné de Soledad (la solitude, en espagnol ! quel dommage que le traducteur n’ait pas pensé à le spécifier !), qu’il a perdue plusieurs années plus tôt, n’est pas morte de maladie comme on le lui avait toujours dit, mais se serait suicidée…
Il est ainsi surprotégé par son père, Juan, chirurgien cardiaque qui prend sa profession comme un sacerdoce, au point d’en délaisser un peu trop souvent sa famille, tout en maintenant envers et contre tout ce carcan protecteur, mais carcan quand même, dans lequel il permet à Tommy de grandir. C’est le seul symbole que j’ai pu identifier clairement : le sablier, comme ce temps qui s’écoule sans qu’on puisse jamais l’arrêter, ce temps que Juan consacre bien davantage à ses patients qu’à sa propre famille.
Et cette famille, c’est aussi sa deuxième femme, Alma (représentée quant à elle par une double vague), plus jeune que lui, étudiante en cinéma, et déjà enceinte quand ils se sont rencontrés. Alma se cherchait alors, en choisissant l’éloignement d’une mère très libertaire et d’un père trop absent, qu’elle évoque à plusieurs reprises et qu’elle rejette à tout prix, elle qui a choisi le contrepied, justement, en épousant un médecin à la vie bien organisée… mais notre famille ne fait-elle pas partie de nous ?
À travers ces trois voix, qui s’expriment sans tour de rôle bien défini (et on se rend bien vite compte que ce n’est pas tellement important), on assiste au lent délitement d’une famille recomposée atypique – mais existe-t-il une seule famille, recomposée ou pas d’ailleurs, qui ne soit pas unique en son genre ? On voit, on ressent même profondément, les fêlures profondes de chacun, les efforts qu’ils tentent pourtant pour tenir ensemble malgré tout… ou peut-être pas ?, les interactions avec toute une série d’autres acteurs (le père très « vieille école », autoritaire et probablement raciste, de Juan ; ou la mère, femme forte sans morale apparente, d’Alma), et tous les malentendus qui peuvent survenir ici ou là. Tous les silences, aussi, qui ont chacun leur valeur, et ne sont pas forcément négatifs – on a de ces « silences qui remplissent l’espace au lieu de le vider », mais ils peuvent aussi être noirs quand on est seul et perdu dans son coin, ou au contraire lumineux.
Ces personnages sont ainsi abordés au plus intime d’eux-mêmes, et Carla Guelfenbein a réussi ce tour de force que, outre les « signes » représentant chacun, on reconnaît presque aussitôt chaque voix, car même s’ils d’expriment à tour de rôle à la 1re personne du singulier, ils ont chacun leur propre intonation, leur propre vocabulaire, leur propre rythme.
Par ailleurs, l’autrice a réussi à ne pas tomber dans un piège manichéen, qui aurait pourtant été si « facile » ! Tommy, à qui on s’attache immédiatement, n’est pas seulement la pauvre petite victime de sa maladie, mais a aussi son petit côté provocateur et manipulateur, comme n’importe quel préado en somme, indépendamment de sa maladie ! Alma, qui laisse un goût un peu amer de femme potentiellement infidèle dès les premières pages, parvient néanmoins à nous toucher très vite elle aussi, en évoquant comme je disais son enfance et adolescence, qui n’ont rien eu de stable et qui expliquent (peut-être) bien des choses, mais surtout parce qu’on comprend très vite à quel point elle a réussi à s’attacher à Tommy, qui lui rend cette affection et ils vivent ainsi une évidente complicité, bien un peu hantée par le besoin de fidélité de Tommy envers sa mère défunte qu’il a à peine connue (il avait 3 ans à sa mort !) et par la réserve que garde Alma face aux recommandations de Juan sur la santé du garçon.
Enfin, Juan est d’abord perçu comme le « sale type » qui se croit indispensable pour une opération alors qu’il avait promis un week-end en amoureux avec Alma, et que son assistant était capable de gérer seul ; on a aussi, d’emblée, du mal à accepter les limites en tout genre qu’il impose à son fils « pour son bien »… mais je crois que, pour ce point, seuls les parents d’un enfant véritablement, et gravement malade, pourraient comprendre son souci de chaque jour, de chaque heure et, en ce sens, c’est merveilleusement bien rendu ! Et puis peu à peu, on creuse aussi ce personnage, qui n’est pas si intouchable que ça, malgré sa réserve peut-être un chouïa stéréotypée, mais je dis ça parce qu’il faut bien trouver quelque chose…
Tous trois évoluent ainsi, tandis que Tommy cherche à en savoir plus sur sa mère dans le secret le plus absolu, qu’Alma lutte contre les prémices d’une infidélité pourtant tellement facile, et que Juan se noie dans le travail sans trop voir que sa famille part en vrille… Le silence a beau être un « personnage » central de ce roman, l’autrice laisse aussi clairement entendre que la communication est tellement importante au sein d’une famille. Cette communication, composée autant de parole que d’écoute, mais on sait tellement comme c'est plus facile à énoncer qu’à mettre en œuvre !
Iront-ils ainsi jusqu’au drame, ou jusqu’à la rédemption ? Je pense que chaque lecteur peut se faire sa propre idée, même si, sans vouloir divulgâcher (certains ne se sont pas gênés pour le faire, dans certains commentaires !), la fin est véritablement déchirante, et pourtant tout à fait cohérente.
Comme je disais d’emblée : ce livre a été pour moi un petit bijou, au goût parfois amer, et enveloppé des différents valeurs du silence toujours très justement mis en scène, un vrai bonheur de lecteur tout en sensibilité !
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