Lecteurs, lectrices, finissez vite ce que vous avez en cours et jetez-vous sans plus attendre sur ce roman ! Il est en tout point magnifique.
... Hmm ? Pardon ? Il faut que j'argumente ? Bon. C'est vous qui l'aurez voulu !
Tout d'abord... tout d'abord, il y a l'écriture. Un style puissant, qui sait aussi bien manier les longues phrases denses, pleines de sève, où tout un monde se compose et prend vie, que les petites phrases incisives, juste à point, où l'essentiel se concentre en quelques mots. Qui fait alterner dans le même temps passé et présent - l'ampleur de l'un et la vivacité de l'autre. Un récit qui se glisse au plus intime de ses personnages mais sait aussi s'en détacher pour mieux les remettre en perspective, avec l'auteur qui s'invite dans son texte, pour quelques lignes, non sans malice, nous prend à témoin puis disparaît pour mieux nous rendre à l'histoire, complices désormais autant que lecteurs. Un sens du suspense impeccable, tissé de petites allusions, d'ouvertures fugace sur la suite qui en disent beaucoup trop ou beaucoup trop peu, sans qu'on sache jamais, bon sang ! comment tout ça va bien pouvoir tourner.
Une narration qui accroche dès la première page et retient tout entier, jusqu'à la toute dernière. Bien après, même.
Ensuite, il y a les personnages. Des personnages ambigus, pétris d'autant de bon que de mauvais, jamais entièrement haïssables pour les pires, jamais exclusivement aimables pour les meilleurs. Victimes, souvent, d'une éducation sans amour, d'un milieu sans esprit, primaire, étriqué et mesquin. Mais capables, malgré tout, de dépasser ce conditionnement - par le travail de toute une vie ou le temps d'une pensée, d'un geste, d'un espoir, d'un remords.
Charlemagne s'arrache à l'abrutissement des siens par l'ambition féroce, le travail acharné, qui sont aussi débordement de vie, d'énergie, de volonté, créatrices autant que destructrices. S'il reste au fond une brute aux violences intolérables, un tyran détestable, il se révèle aussi capable d'amour et de générosité, et au fond bien moins mesquin que ceux qu'il écrase.
Face à ce fort, Alma, jeune oie blanche dressée depuis toujours à l'obéissance, le corps et l'esprit barricadés derrière les conventions de son milieu, spectatrice d'une vie qui se décide sans elle, peut-elle être autre chose que victime ? Petite-bourgeoise jusqu'au bout des ongles, dans tout ce que le terme a de moins flatteur, mais trop conditionnée pour ne pas être touchante plus encore que méprisable, et assez sensible pour sentir l'absurdité des barrières que la vie lui impose, pour envier, du sommet de sa fortune, la richesse de ceux qui ne possèdent rien que la liberté et l'amour.
Fruit de leur union, Ernest a la passivité insensible de ceux à qui la vie a tout donné, sauf l'attention et l'amour indispensables. Faible et froid, sans grande intelligence, avec plus de sensiblerie que de sensibilité, mais largement racheté par la conscience croissante de ses propres défauts et de la vacuité de sa vie. Par ses élans toujours avortés, ses folies, ses échecs, sa malchance et sa lucidité, qui en font finalement un des personnages les plus attachants de l'histoire. Lui... et un autre, franchement lumineux celui-là, un peu trop peut-être mais dont la présence en filigranne aère agréablement ce récit souvent très sombre.
Il y a cette finesse dans l'analyse psychologique des personnages et des ressorts sociaux qui les sous-tendent. La documentation, solide et intelligente. Ce talent pour donner vie, jusque dans le moindre détail, à un univers historique bien précis : celui de ces petites bourgades de province, longtemps modestes, endormies, puis gonflées soudain par l'essor industriel, la multiplication des usines et l'exode rural qui l'accompagne. Rien n'y manque : l'entrée en scène de nouvelles élites, leurs tactiques d'intrusion auprès des familles déjà affirmées, la confrontation inéluctable, difficilement conciliable, entre esprit paysan et esprit citadin, malgré tous les renouveaux, la cruauté de la vie dans les usines et les revendications qu'elle entraîne. Sans grande indulgence, mais sans manichéisme, jamais.
Christian Chavassieux s'inspire ici des plus grands - des Zola, Balzac, Hugo, Flaubert -, et sait face à eux s'affirmer par un style, une voix bien à lui. J'ai bien envie de dire qu'il n'a rien à envier à leur talent, avec même plus de finesse et d'esprit que certains.
Un grand merci à l'opération Masse Critique Babelio, pour me l'avoir fait découvrir, et aux éditions Phébus, pour publier de si bons textes.
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