Citations de Edgar Hilsenrath (401)
Enfin!
Un État juif!
Quoique coupé, petit, rikiki. Quoique pas aussi long et gros qu'Itzig Finkelstein et Yankl Schwarz l'avaient espéré. Un État dans ses frontières historiques. Petit ou pas : un État, c'est un État!
Mieux vaut petit que rien du tout.
- Nous aussi, nous sommes ressuscités. Il y a deux formes de résurrection.
- Comment ça, Itzig Finkelstein ?
- Il y a la résurrection des vrais morts, et celle des faux vivants.
- Nous étions des faux vivants ?
- Oui, Hanna. Tous les Juifs en exil sont des faux vivants. Vivre sans pouvoir prendre racine, ce n'est pas une vie.
- Comment ça, Itzig Finkelstein ?
- Les faux vivants viennent ici, Hanna, pour prendre racine.
- Comme les arbres ?
- Oui, Hanna, à peu de choses près.
Moi, le premier Jacob Bronsky, je ne suis qu'une pensée. J'ai vécu dans six millions de corps, jusqu'au jour où leurs noms furent effacés.
Je ne sais pas pourquoi, les jobs, ça ne marchait pas. Soit on me virait au bout de quelques heures, soit je gagnais si peu que le lendemain je n'y retournais même plus. Un jour, j'ai décidé d'avoir une franche explication avec Silberstein. Dès le matin, je me suis rendu à son agence à Warren Street. Bien que Mickey Silberstein m'ait vu entrer, il faisait évidemment celui qui n'avait rien remarqué. Même le matin, la pièce était bondée. Les clodos étaient comme toujours assis sur les longues banquettes, somnolents. Pourtant, il y avait quelque chose de changé. J'ai constaté qu'il n'y avait plus de bouteilles vides de whisky ou de gin sur le sol crasseux. Aucun des clodos ne semblait plus picoler aujourd'hui. Ils étaient assis là, pliés en deux, fumant, attendant. Puis, j'ai remarqué le grand panneau au-dessus du bureau de Mickey Silberstein : PAS DE JOB POUR LES POIVROTS !
Sept journées et sept nuits s’écoulèrent avant que Wartan réussît enfin à connaître sa femme.
- Elle a un puits desséché entre les cuisses, avait-il dit à son père.
Et son père avait dit : Son puits n’est pas desséché. C’est à toi, mon fils, qu’il appartient de le sonder adroitement, patiemment et avec beaucoup de tendresse, et tu verras alors comment la source vive ne demandait qu’à jaillir
- Mais je n’y arrive pas, dit Wartan.
- Dans ce cas, il te faut employer de la graisse de mouton, mon fils. La bonne graisse aplanit le terrain et facilite l’accès.
"Vous aviez peur ?" demanda Mary Stone.
"J 'avais peur."
"Vous aviez faim ?"
"J'avais faim."
"En hiver, vous aviez froid ?"
"En hiver j'avais froid."
"Aviez-vous de l'espoir ?"
"Parfois", je dis. "Dans cette nuit sans fin, il y a eu parfois des lueurs d'espoir."
"Est-ce l'espoir qui vous a fait vivre ?"
"C'est l'espoir qui m'a fait vivre."
En novembre 1938, il y a eu un pogrom - que nous avons appelé la Nuit de cristal. Ce jour-là, nous avons donné l'assaut. Enfin, un tour de chauffe quoi.
Où je me suis réfugié ? Où voulez-vous qu’un juif se réfugie en Pologne ? Dans la forêt évidemment. Je me méfiais des Polonais, ils étaient encore plus antisémites que les nazis.
Au commencement était la peur, je dis. A vrai dire, c'était chaud et confortable dans le ventre de ma mère. Et pourtant, j'avais peur. Une peur terrible. Ce fut comme si, minuscule embryon déjà, je savais ce qui m'attendait dehors.
Mesdames et messieurs, l'ambitieuse littérature allemande d'aujourd'hui est l'œuvre d'auteurs ennuyeux, c'est un fait bien connu que personne ne veut reconnaître ou n'ose même pas exprimer à haute voix. L'auteur ennuyeux produit dans un «laboratoire», c'est du moins ainsi que les experts nomment ce lieu sacré et confiné où il se livre à l'onanisme et à l'analyse nombriliste.
Mesdames et messieurs, les ennuyeux ne sont pas bêtes, ils savent bien que plus leur production est énigmatique et incompréhensible, plus elle impressionnera les gardiens du Graal. Car les gardiens du Graal se plaisent à encourager ce qu'ils ne comprennent pas, afin de nous faire croire qu'ils sont les seuls à le comprendre.
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L’antisémitisme d’autrefois ne se rencontre plus guère dans la jeunesse. Nous assistons plutôt à un nouveau phénomène. Les fils et filles de ceux qui criaient « Sieg Heil ! » voudraient bien relaver la veste de l’histoire allemande. Ils ont trouvé un truc. Cela s’appelle « vision objective de l’histoire ». Voilà à peu près ce que ça dit : « Tout cela n’est pas si grave. Qu’ont fait les Américains au Vietnam ? Et les horreurs commises par les Russes. Et le Cambodge etc. Mais surtout, les Israéliens. Ce qu’ils font avec les Arabes. Et la crise du Liban. Ce n’était pas un génocide, peut-être ? – J’ai vu mes amis de gauche soupirer de soulagement pendant la guerre du Liban : “Enfin ! Maintenant nous pouvons dire que les Juifs sont eux-mêmes des nazis. Tout ça n’est pas si grave. Nos pères l’ont fait avant. Ils le font maintenant. Oublions tout ça.” » Eh bien non, ça ne marche pas comme cela. Je n’ai pas bombardé le Vietnam, ni tué de Cambodgiens, ni touché un seul cheveu d’un Arabe. Une partie de ma famille a disparu à Auschwitz et dans d’autres camps, d’autres ont été fusillés en Pologne et en Russie. Tout ce que mon père et ma mère possédaient nous a été arraché, et j’ai moi-même été poursuivi pendant des années. J’ai donc le droit de rappeler le souvenir, même si je ne recherche pas la vengeance. Les six millions. Qu’ont-ils à voir avec le conflit israélo-palestinien ? À l’époque, il n’y avait ni Israël, ni guerre du Liban. Pour les six millions, il n’y a pas d’excuse, et aussi longtemps que je devrai exprimer leur plainte, je l’exprimerai. Il n’existe pas de considération objective de l’histoire, c’est-à-dire, elle existe, mais elle n’a aucune validité. Tout ce qui s’est passé en Allemagne et ailleurs au nom du peuple allemand ne peut pas être balayé par des événements qui n’ont rien à voir avec ceux qui l’ont subi et ceux qui l’ont commis.
("Cher Monsieur Blumenthal", lettre d’Edgar Hilsenrath, p. 136-137)
Lorsque je repense à cette époque, fin des années cinquante et début des années soixante, je suis bien obligé de dire que ce n’était pas facile. Le jour, je travaillais comme débarrasseur dans un restaurant, un petit boulot qui me permettait de garder la tête hors de l’eau, la nuit j’étais écrivain ou disons, un écrivain qui croyait fermement qu’il le deviendrait. C’était aussi une époque solitaire, car je vivais là-bas [à New York] comme auteur allemand en exil (alors qu’officiellement je n’en étais même pas un), autrement dit, j’écrivais en allemand dans un environnement linguistique étranger. Ce qui rend marginal. Je me battais tous les jours pour la langue allemande, je me battais contre un monde qui aurait bien voulu que je pense en anglais et que, comme la plupart des émigrants, je raccroche la langue allemande au clou.
("Ce qu’il ne faut pas faire", p. 88)
On peut aimer l'allemand sans aimer les Allemands.
Et quand la guerre a été finie, il y a eu, tout d'un coup, deux Jakob Bronsky.
[...]
Le premier Jakob Bronsky, mort avec les six millions, et l'autre Jakob Bronsky, celui qui a survécu aux six millions.
Dans ce pays, un intellectuel n'a aucune chance de devenir président. [...]
Eisenhower est devenu président parce qu'il souriait mieux que cet intellectuel de Stevenson. C'est le plus beau sourire qui devient président dans ce pays.
P. 67
Ces deux grandes armées –les Turcs d’un côté et les Rouges de l’autre –allaient tout bonnement écraser le faible Etat arménien. Et parce que les paysans ne voulaient pas les croire –le fait étant qu’ils manquaient d’imagination au point d’être incapables de se représenter comment un Etat pouvait être écrasé-, l’un des commerçants saisit de sa grosse main avide l’œuf d’une jeune poule et l’écrabouilla lentement et voluptueusement. Comme ça, dit le commerçant. Tout simplement comme ça.
- Dommage pour l’œuf, dirent les paysans. Ils comprenaient maintenant ce que les commerçants avaient voulu dire, mais ils n’étaient pas contents du tout car ils y perdaient un bon œuf d’une jeune poule, et cet acte du commerçant, c’était du gaspillage pur et simple, une offense à Allah.
Nino Pepperoni porte un cache-œil noir (sa femme Clara Pepperoni lui ayant par mégarde crevé l'œil gauche). Il ressemble vaguement à Moshe Dayan, le ministre israélien de la Défense — simple illusion d'optique due à ce cache-œil noir. Nino Pepperoni est mince contrairement à sa femme Clara Pepperoni, quatre cents livres bien pesées, dont le gigantesque postérieur ne saurait trouver dans toute l'Amérique de lunette de WC à sa mesure.
Mr Slivovitz roulait sans se presser. Une voiture de sport n'est pas faite pour rouler vite, mais pour vous faire rajeunir. Elle confère à son conducteur fût-il d'âge mûr, une aura d'intrépide jeune mâle nimbé de vent, de soleil et de pluie…La plupart des femmes s'y laissent prendre…N'importe quel conducteur de voiture de sport vous le confirmera.
- Le tan est fait avec du madsoun, le yoghourt arménien. C’est à peu près la même chose que l’ayran turc. Mais le tan a meilleur goût, du moins celui que l’on prépare chez nous, peut-être parce que ma mère y ajoute quelques épices. Mais je ne saurais vous dire lesquelles. En tout cas, la préparation est légèrement sucrée, et je suppose que cela vient de ce que ma mère y ajoute une pointe de miel.
- Une sorte de potion magique arménienne ?
- Je ne sais pas, Mudir Bey.
Le visage d’Enver Pacha est doux comme celui d’une jeune femme, sa moustache est si fine qu’on pourrait la croire postiche. Les mains qui retiennent les rênes du cheval sont douces aussi, les longs doigts font penser à ceux d’un pianiste. Un homme sympathique, doté de mains sensibles et d’un visage sensible. Voilà le bourreau des Arméniens.