Citations de Emmanuelle Lambert (82)
Comment connaître la solitude de ceux qui ont regardé la Grande Guerre fixement ? (p. 17)
Une idée commune voudrait que les écrivains, les poètes, les artistes soient de braves gens tout occupés à notre consolation. C'est une envie de notre époque. Pourquoi pas. Une chose est sûre : ils sont, depuis toujours, tout aussi occupés à bien autre chose. ils façonnent la glaise du temps avec leurs mains. Ils regardent la mort de face. Ils savent le dérisoire de la vie, pourtant la seule chose qui tienne, et lui redonnent de la grandeur. Ils sont traversés par les choses. Et Giono, comme eux, est traversé par un éclair qui ne peut exister sans l'ombre qu'il vient fendre. (p. 34)
Il ne me la fera pas. Je vais le lire et je vais le prendre, par tous les livres et par toutes les lignes, et j'irai le chercher dans ses contradictions et ses délires, dans son moi d'écrivain qui se dérobe car je sais qu'écrire, c'est toujours se mettre à l'abri de son oeuvre, même si l'on affecte de se dévoiler. (p. 34)
Peut-être était-il difficile de le [Giono ]saisir plus jeune. Les grands livres ont ceci que nous ne lisons jamais la même chose lorsque nous les relisons. Peut-être me fallait-il avoir empilé suffisamment d'épaisseur de temps, de joies, d'échecs et de lenteur pour comprendre ce que Giono dit, depuis son siècle lointain. (p. 36)
Giono a publié son premier livre, -Colline-, en 1929. C'était il y a quatre-vingt dix ans.
Les écrivains, alors, avaient dans la gorge la terre d'où ils venaient. (p. 13)
Les mots que nous prononçons, Provence, bonté, humanité, ont pour lui un sens que lui seul, Giono, connait. (...)
Mais la Provence écrite par Giono provient de tout ce qui l'a construit lui, lecteur et écrivain né là-bas, qui a connu la dureté des êtres et des paysages arides, puis s'est trempé dans le métal fondu de la guerre avant d'en revenir tout raide, tout coléreux, et ne plus bouger. C'est une vérité , une vision grise. La Provence de Giono est une lumière de fer. (p. 26)
Agitez trop la postérité, elle vous explose à la figure: caricature, dogmatisme, lieu commun sont les menaces qu'elle traîne à sa suite. La notoriété fige, et la fixité, c'est la mort. (...)(p. 26)
Elle n’avait pas été détruite, ni ne s’était suicidée, pas plus qu’elle n’avait essayé de négocier, de le faire chanter, de se venger. Elle s’était contentée de déserter le terrain de leur affrontement.
Puis cette question finale : " Je me demande si tout ne vient pas de l'abandon par la mère." Madame G., avant d'être flic, a été assistante sociale.
Ouvrir le dossier de pupille de Jean Genet requiert quelque précaution car il s'agit de la vie d'une enfance et qu'on ne bouscule pas les enfants.
Il faut tout lire, se faire avaler par le siphon de l'évier, ramper le long du tuyau. Et s'en remettre.
Quatre jours après sa disparition, il s’était rendu en bas de son immeuble. Il était resté longtemps immobile, face à la porte cochère ; elle n’était pas apparue. Il avait aussitôt regretté son inertie des premiers jours. Il était revenu le lendemain, le surlendemain et le jour d’après. Jamais elle n’était venue. Même, le cinquième jour, il s’était rendu dans le nord de Paris, en bas de chez l’homme qu’elle fréquentait et jusque chez qui, un soir, il l’avait suivie.
Il craignait alors que cette pute, cette petite misère stupide, ne se fût suicidée en laissant une lettre qui l’aurait accusé. Il avait souhaité mettre à profit les quelques jours restant avant le déchaînement administratif à venir (procédure de licenciement, signalement aux personnes disparues, enquête) pour tenter d’y voir clair, et peut-être la retrouver.
Toute organisation humaine appelle une verticalité.
Toute association de personnes étant faite de leurs humeurs, de leurs incohérences, de leurs hauts et de leurs bas et de leur vanité et surtout, la plaie des plaies, de leur opinion, toutes ces personnes, lorsqu’elles sont réunies dans un but productif, ont besoin d’instances supérieures, rationnelles, décisionnaires, pour donner forme et nécessité à leur agrégat.
Il le croyait, il le savait.
Et quand bien même ces fonctions d’encadrement sont remplies par des êtres de chair, avec leur psychologie et leurs sentiments – avec leurs limites –, elles sont nécessairement inhumaines. Ou plutôt, non humaines. Ou encore, hors humaines.
Chaque matin, face au miroir, il se disait : « J’incarne l’ordre nécessaire à nos missions », avec une variante : « La mission est belle, elle est noble. » Et tous les matins, il se rêvait l’incarnant toujours plus, toujours moins humain, dissous dans l’idée de lui-même jusqu’à la disparition finale de son être réel.
Il le savait, cela lui convenait. Sans ordre, pas de société, pas de progrès, pas de réalisations ; une bouillie dépourvue de destination ; une purée de chaos. Cela lui convenait, même, cela lui plaisait. Il était un Cavalier luttant contre l’Apocalypse de la confusion.
Il exultait à l’idée de bientôt se fondre dans le tout d’une vie (par vie, entendez la vie à la grande échelle, la vie sur terre et non ce qu’il tenait pour ses irruptions aléatoires, les êtres humains) dont les mouvements seraient tous prévisibles et donc, encadrés – par des gens comme lui, des fantassins de la raison. Croyant sans Église, il se savait répondre à une autorité supérieure lui conférant une puissance secrète. Sa fonction était sacrée. Sans lui, pas d’ordre. Pas d’organisation. Ceux qui l’avaient recruté ignoraient la part mystique de son être ; lui, avait des renseignements sur tous.
Le potimarron avait porté le coup fatal au dîner.
Quatre jours après sa disparition, il s'était rendu en bas de son immeuble. Il était resté longtemps immobile, face à la porte cochère ; elle n'était pas apparue.
Toute organisation humaine appelle une verticalité?
Eva absente, il lui gardait son amour ; il avait fait le pari que, depuis la signification secrète qu'il avait accordée au mot de collision, les aléas des événements seraient les échos répercutés d'un chant qu'ils avaient entrepris tous deux, et dont la ligne mélodique perdurerait par-dessus le temps et par de-là leurs deux vies
Si elle répétait volontiers que c'est elle qui avait disparu, qu'elle les avait laissés, qu'elle avait déserté, elle savait que c'était plutôt eux qui l'avaient éloignée, comme ils l'auraient fait d'un corps étranger, si agressif qu'il suscite des mécanismes de défense appelant l'expulsion définitive pour cause de survie sociale, morale et affective.
Avant, la vie allait de soi, les jours, les heures et les minutes, parfois elle pensait même aux secondes, les instants, la vie coulait, le travail, les rares amis, mais surtout le travail, ses missions, son importance, sa noblesse, oui, sa noblesse, et les rituels de la routine, la vie coulait, rythmée par le déroulé des jours, la répétition des tâches et des lieux, des choses à faire, des choses qu’on fait, prendre un café, faire une pause, voir les gens, sortir, sortir pour des dîners, des soirées, des apéritifs, avoir des discussions, appeler la famille, sa vie coulait, réglée, sans heurts, elle allait de soi jusqu’au jour où elle la refusa et elle ne saurait pas pourquoi. Elle ne saurait pas car ce n’était pas la question ici, la question, c’est un mouvement de bascule, la vie coule et, d’un coup d’un seul, tout s’effondre, tout.
Paul avait en effet abandonné toute enquête ; la foi se passe de compréhension ; elle laisse filer vers l’inconnu, sûre de sa justesse. Il avait donc renoncé à comprendre et se contentait d’aimer. Depuis qu’elle avait disparu, depuis cinq ans, un mois et vingt-huit jours, il persévérait dans son ravissement. Il l’attendait.