Citations de Gaëlle Josse (1854)
Non, elle ne veut pas parler, expliquer, ni à lui ni à d'autres, elle voudrait qu'on l'oublie, qu'on la laisse tranquille, au fond de son terrier.
Au portail, le monde a freiné sa course. Il a posé les armes, le bruit, les désirs.
Pourquoi n’a-t-elle pas une vie aussi riche, aussi généreuse ? Elle repose ces vies de rêve dans le présentoir.
A ce moment-là, il lui semble découvrir combien les deux garçons sont différents alors qu'elle les avait crus si proches, si semblables, dans leurs jeux, dans leurs goûts. Si différents dans leurs réactions, dans leurs émotions. Théo parle, Benjamin se tait. Elle les imagine plus tard, devant les épreuves, l'un qui défie le ciel, l'autre qui serre les dents. Elle sait qu'ils n'auront pas la même vie, que les chagrins creuseront des torrents chez l'un, qu'ils ruisselleront chez l'autre. L'un gémira, criera, prendra le monde à témoin, puis il sèchera ses larmes, et la vie continuera ; l'autre les enfermera dans un espace lointain, dangereux, comme un bloc radioactif. L'explosion sera pour plus tard, ou pour jamais, et elle le rongera de l'intérieur. p157 et 158
Entendre Cécile, sa voix posée, a fait passer un courant d'énergie en elle ; elle se dit qu'il y a des êtres, comme ça, qui ont ce talent, ce don d'éclairer, d'alléger la vie de ceux qui les côtoient, qui savent adoucir les tracas qui leur sont confiés, parfois au risque de trop porter eux-mêmes. Elle y veillera en déballant son sac en vrac à ses pieds. Il ne faut pas abuser des natures généreuses, peut-être les miracles qu'elles dispensent pourraient-ils se tarir. p.134
Je ne demande rien , Maman, j'essaie simplement d'arrêter de me brutaliser, je fais ce que je peux.
Elle voudrait retrouver le grand vent qui fouette et rend vivant. Elle voudrait rejoindre cette part d'elle-même, cette part manquante, parfois entrevue, il y a longtemps. Vaincre cette attraction terrestre qui la cloue au sol. Elle voudrait s'alléger de tout ce qui pèse, qui peine, qui fait courber l'âme. Comme dans un déménagement, on jette, on laisse, on donne. Retrouver l'espace vierge pour accueillir ce qui compte. Chasser les ombres et les fantômes à grands coups de pied. Rire du bruit de leurs chaînes.
Je n'ai pas de goût pour les confidences que s'échangent les femmes entre elles. Trop souvent, on voit le secret de l'une, sitôt franchi ses lèvres, porté à la connaissance des autres.
Que d'heures ai ai-je passées dans ces carnets à m'en brûler les yeux et à en perdre le sommeil, transportée en des lieux que de ma vie, je ne connaîtrai. Dans ces moments là ai-je assez maudit le sort de m'avoir fait naître fille.
Elle n’est qu’un réceptacle, un révélateur, plaque sensible de la vie qui vient à elle, dans tout ce qu’elle offre. Aucune gratuité dans ses prises de vue. Aucun hasard. Extrême virtuosité, lorsqu’on connaît un peu le maniement malcommode d’un Rollei. Une photo par sujet, sauf si elle cherche à saisir une séquence, une suite d’actions. Pellicule vierge. Toile blanche. Une pellicule par jour, douze poses. Faible marge d’erreur. Le geste est parfait.
Vivian entre dans la famille des plus grands, et prend place au panthéon des photographes de rue. Comme si elle réalisait une synthèse de leurs travaux, de leurs talents, avec quelque chose d’autre, d’unique, qui n’appartient qu’à elle. En ce temps-là, ces années cinquante, soixante, ce genre photographique est un domaine pionnier ; peu de femmes se risquent à se confronter à l’espace public, vibrant d’imprévus, mais aussi de dangers. Vivian ne se pose pas cette question. Elle va au contact. Sans appréhension. La rue, elle connaît. Elle montre une société brutale, des existences âpres, malmenées, des horizons fermés, des enfances meurtries, parfois traversées par la grâce. La misère, là, celle qui dort recroquevillée sur le pavé. Dans la ville saturée de vie, de mouvement, l’humain est son territoire.
En pleine ségrégation raciale, au cœur des années cinquante, Vivian Maier photographie les Noirs, les Hispanos. Les exclus, les marginaux, les abandonnés, les abîmés, les fracassés. Et que dire de ces innombrables autoportraits qui suffiraient à faire œuvre ? Elle s’y montre dans une troublante présence-absence, en dévoilant des fragments de corps ou de visage, champ et hors-champ, décalée, décentrée, inventant une forme de désagrégation, d’effacement du sujet, comme une métaphore de sa propre existence. Une dérisoire résistance contre le néant, comme la réassurance de sa propre identité.
Humbles existences qui ne savent que traverser le monde, voir le monde, dire le monde sans s'en emparer, en vainqueurs ou en conquérants. Vivian et tant d'autres. Les voyants, ces invisibles.
Miss Maier ne parle jamais d’elle. Le secret, le silence, leitmotiv de sa vie.
C'est la lumière du soleil montant, celle des promesses du jour, que j'ai voulue pour ce tableau. La journée n'est pas encore écrite, et ne demande qu'à devenir.
page 12
Je me demande pourquoi il m'aime tant, et ce qu'il peut bien trouver à une femme comme moi, habitée d'absents, cousue d'attentes, de cauchemars et de désirs impossibles.
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J’ai trente-six ans, mon âge devrait suffire à me faire entendre raison, mais le cœur conserve des élans qu’il est douloureux de taire. Qu’ils soient impudiques, et inconvenants ne suffit pas à les faire disparaître, comme on retire un brin d’herbe sur un vêtement.
Au lit les enfants ! Oui je laisse la lumière dans le couloir...
C.est le temps des mots secrets, ceux qui permettent de dénouer la journée, de la reposer dans ses plis avant de la laisser s’enfuir, se dissoudre, cEst le temps d’apprivoiser la nuit, c.est le temps des mots sans lesquels le sommeil ne viendrait pas. Je plonge le visage dans la tiédeur des cous, des oreilles, des bras qui veulent me retenir, des doigts légers, un peu collants, qui caressent mes joues, je sombre dans la douceur des cheveux lavés, du linge frais, chut maintenant, il faut dormir,. Une fois franchie leur porte, j’entre dans la nuit, à la rencontre de la part de ma vie qui vient de brûler.
Car toujours les mères courent, courent et s’inquiètent de tout, d’un front chaud, d’un toussotement, d’une pâleur, d’une chute, d’un sommeil agité, d’une fatigue, d’un pleur, d’une plainte, d’un chagrin,. Elles s’inquiètent dans leur cœur pendant qu’elles accomplissent tout ce que le quotidien réclame, exige, et ne cède jamais. Elles se hâtent et se démultiplient, présentes à tout, à tous, tandis qu’une voix intérieure qu’elles tentent de tenir à distance, de museler, leur souffle que jamais elles ne cesseront de se tourmenter pour l’enfant sorti de leur flanc.
Chez Vivian Maier, il y a la crasse de la rue, la saleté des vêtements tachés, déchirés, il y a des chaussures trouées et des enfants qui jouent dans le caniveau. Des femmes épuisées et des hommes à terre. Et aucune tendre nostalgie à la Doisneau, avec ses gamins rêveurs sur les bancs d’école. Nous sommes dans un réel saisi de face, de front, sans embellissement aucun.