Citations de Georges-Olivier Châteaureynaud (82)
Il allait faire le tour du monde et sa tournée d'adieux, à ce drôle, drôle d'endroit où il avait chu un jour, aveugle et tout ensanglanté, du ventre de sa mère.
Sa pensée, la voix qui nommait les choses à l'intérieur de sa tête, échappait totalement à son contrôle, et jacassait, oui, jacassait, sans qu'il parvînt malgré tous ses efforts à endiguer une seconde le flot d'âneries qu'elle prononçait avec une extrême volubilité. Et ce qu'elle racontait n'avait aucun rapport, même lointain, avec la situation présente, ni avec rien d'autre; il n'était pas question d'interpréter ce discours, il n'y avait pas à proprement parler de discours, il n'y avait qu'une suite de phonèmes comme en balbutient les enfants, une gesticulation sonore traversée parfois de mots et de tronçons de phrases, une colère de perroquet.
Grandirait-il jamais ? Cet amour des ténèbres et de l'enfouissement, ces fantasmes de taupe, il s'y complaisait déjà tout enfant. La guerre, l'occupation n'étaient pas si lointaines, ni le pays des ogres et des loups-garous. Ses terreurs natives avaient trouvé dans les horreurs de cette époque prétexte et folklore. Quand les avions et les trains grondaient à l'est dans le soir, il s'ensevelissait au fond de son lit comme en un ventre de chaleur, d'ombre, de sécurité, jusqu'à perdre parfois le souffle.
’entretiens avec la poésie des rapports apaisés, depuis que, vers l’âge de vingt-trois ans, j’ai fini d’en écrire. Elle m’était, sinon un tourment, un inconfort, tandis que la prose, la prose narrative, inventer et raconter des histoires, m’apparut après quelques tâtonnements un exercice à la fois plaisant et aisé, simple comme bonjour.
Non que j’aie jamais ignoré le sérieux de ce jeu d’enfant, la fiction. Rien de plus adulte que lui. Sous couvert de divertissement il engage tout l’être, sur les fragiles fondations duquel les fictionnaires, romanciers et nouvellistes, édifient des citadelles présomptueuses, le plus souvent vouées à une ruine proche ou lointaine. Mais il faut qu’elles tiennent au moins quelques années debout, et pour cela leurs bâtisseurs doivent s’astreindre à soumettre leur spontanéité d’invention au contrôle d’un esprit critique aussi intransigeant que possible. Cet écartèlement entre imagination et rigueur, entre inspiration et métré, me convenait. Il me comblait et me sauvait. Il me contraignait à faire sans cesse en moi la part du réel, tout en ménageant celle, irréductible, de sa transgression. Le « fantastique », puisque c’était ma pente, n’était pas sans entretenir avec la poésie quelques liens. D’une certaine façon, en écrivant des histoires de ce genre, je ne prenais vis-à-vis d’elle qu’un peu de champ.
Sous le vieux crâne bosselé, nimbé de cheveux blancs crépus, les souvenirs affluaient. Il avait déjà connu tout ça, la valse-hésitation du monstre, l'attente fascinée de la population, incrédulité et peur mêlées, indissolubles. Le grondement te tenait réveillé toute la nuit. Les enfants pleuraient, les adultes restaient dehors à guetter la montagne.
-[...] Sur quoi pensez-vous que puisse déboucher l'invention d'Abo Avarias?
-Je...je ne sais pas au juste. .. La découverte de l'au-delà. ..
-Vous n'avez rien compris. Qui paye? Fiel Skeler. Cet homme se soucie comme d'une guigne de l'au-delà et de nos " frères de l'ombre"! Caïn ne tient pas à revoir Abel.
Je veux dormir, dormir plutôt que vivre.
C.B.
Dans une poche du blouson il y avait aussi un marron déjà terne et ratatiné, puisqu'on était en décembre. Il se fit la réflexion que lui aussi ramassait chaque automne un beau marron luisant sur le trottoir en bas de chez lui, et le gardait quelques temps dans sa poche. Voila au moins une chose qui le rapprochait de Donovan Dubois. Pour le ballon de foot du porte-clés, il y vit, lui qui tenait le sport pour le nouvel opium d'un peuple décervelé, le signe d'une ironie méchante, comme si, dans la coulisse du monde, quelqu'un se payait sa tête. Cela dit, pas de papiers de voiture ni de permis de conduire. Pas de carte de crédit ni de carte Vitale ni de carte orange, pas même un ticket de métro. De toute évidence, le nouveau corps de Vertumne avait appartenu à un pauvre type.
Les chats ne sont pas tout à fait d'ici. Ils n'ont qu'une patte dans cet univers. Une part de leur être vagabonde dans un autre avec leurs trois pattes restantes, d'où leur côté braque, leurs autres d'humeur. C'est qu'ils se demandent tout à coup ce qu'ils font là.
Il n'en avait au fond jamais douté, et la preuve accablante lui en était aujourd'hui administrée, l'homme arpente sa vie entière un fil tendu sur le vide, avec le seul secours du balancier de ses alliances et de ses habitudes. Quelques visages familiers, quelques obligations triviales lui font, comme à une mule sur un chemin de montagne, des oeillères salvatrices. Ôtez-les, et c'est l'affolement, la chute .Vertumne n'avait plus rien ni personne à qui se raccrocher.
Ce bonheur-là s'use comme toute chose au monde, à ce qu'on dit ...
... sa carrière brisée net. Elle n'aura pas connu de déclin.
Ma chambre est un univers autonome. Dans ma chambre, il y a tout un tas d’opérations magiques qui se mettent en place. Seuls mes frères et moi sommes témoins du secret. Ma mère et son amoureux n’y entrent jamais ou seulement pour dire bonjour – bonne nuit. C’est le règlement intérieur de notre chambre. Il s’énonce tout seul, pas besoin de le rappeler, les adultes l’entérinent d’office. Plusieurs fois, dans cette chambre, Dieu est venu me parler, à moi et à moi seule, et personne ne le sait. Depuis trois semaines, je laisse moisir des peaux de clémentine dans une boîte derrière mon lit pour observer scientifiquement leur décomposition et il n’y a que mes frères et moi qui soyons au courant de l’expérience. Le monde des adultes ne pénètre pas notre chambre. Le monde des adultes se trouve dans toutes les autres pièces de la maison mais pas ici. Partout sauf ici. Partout les adultes font leurs vies d’adultes et leurs discours d’adultes mais ici nous ne recevons pas leur fréquence. Il n’y a pas de réseau pour leur station radio. La chambre ne capte pas leurs histoires ou seulement par bribes, par intermittence quand leurs histoires sont vraiment très bruyantes, quand ils montent un peu trop fort le son.
(…) C’est un secret qui ne doit pas être révélé. Dans le monde des adultes, dire la vérité, la vraie, ne nous conduirait pas dans des bateaux-lits mais sur des divans à motifs de vieilles personnes riches qui poseraient des questions jusqu’à ce qu’ils trouvent une vérité la plus vraie possible pendant que nos yeux se transformeraient en rivière et nous feraient renier notre famille et quitter notre maison. (Millie Duyé, « Des cabanes »)
- L'Invention de Morel- , d'Adolfo Bioy Casares, est mon roman de Damas. Chaque relecture m'en laisse écrasé et régénéré, confondu et reconnaissant. Ce livre et quelques autres me prouvent (j'en ai parfois besoin) que je n'ai pas sacrifié ma vie à un songe accessoire. La littérature existe et j'y crois. (p. 54)
Sous des dehors tempérés le monde n'était que flammes cachées.
Sur cet astre exigu, berceau d'une seule race et d'un seul peuple, où l'humanité coïncidait avec la soumission au prince, il n'était pas de crime qui ne fût contenu en germe dans celui de se dresser contre lui.
Longtemps la douleur emplit Job comme l'eau emplit une bouteille.
Le bonheur est un hôte discret, qui nous laisse ignorer son nom et dont on s'aperçoit qu'il était là quand déjà il n'y est plus.
Les œillères dont s'aveuglent si volontiers les hommes, pulsion sexuelle, goût du pouvoir ou de l'argent, passion d'un métier ou d'une oeuvre, et dont il était si cruellement dépourvu, ne lui dissimulaient ni le caractère funambulesque de la condition humaine, ni le gouffre sur lequel, danseurs de corde, nous titubons jusqu'à ce que le vent de la chute, nous sifflant aux oreilles, nous éveille de notre songe. Nous éveille ? Non pas même, car nous nous rendormons entre la corde et le sol, entre le faux-pas et la mort, et d'autres songes nous visitent encore, où nous rêvons qu'un inconnu tombe et se tue sous nos yeux...
Son mode était la myopie : les grandes choses lui ayant échappé, il ne tolérait pas que les petites lui manquent.