Lors de la rencontre du 12 juin 2014 à la librairie Georges, pour la présentation du livre le chant des possibles, disponible sur www.lacheminante.fr
-Impressions mouvantes-
[...]
C’était un éternel passé
qui tardait à venir.
La fenêtre ouverte laissait flouer toutes les pensées
les plus osées -les moins formelles.
Des embruns crépitaient sous les senteurs de résine.
Ton corps alangui sur la couche
-si nu, si beau, si doux-
tressautait au moindre souffle du vent.
Cette envie de te toucher
de faire l’amour
de renaître aux jours anciens
-tous ceux qui fleurissaient comme les roses de Noël-
et puis
ce demain qui déboulait tellement vite
que,
sitôt que je pus ouvrir mes yeux purulents,
je ne sus remonter
tout à l’envers
du temps
Never more
Je tourne ma fange dans sa boue
jusqu’à
sept fois dans la semaine
du 1er de l’an
jusqu’à
la Saint-Sylvestre.
Mais déjà
le temps qui passe jamais ne se recompte
et,
au défilé des refrains séculaires,
je rêverai souvent d’autres aubes diamantaires.
Jamais plus ne viendras
toi,
la compagne éprise.
J’ai beau tourner et retourner dans ma tête
cette musique qui m’obsède,
il est bien tard déjà
pour conjuguer le verbe aimer...

-Songes-
Déjà,
ce sont vêpres qui tonnent
la mer est ivoirine
un albatros couleur de vent
déploie « ses ailes de géant »
et moi,
immobile,
je m’empêche de marcher
Tant de fleurs du mal
se sont encanaillées dans ma vie
j’effeuille tout ce qui passe
je soliloque à l’avenir
et me moque du paon qui tasse
et étale
ses plumes de néant
Ô vieille nuit de mes vers
nuit d’hiver à la neige à la pluie
comment ai-je pu tant courir
autour de tous tes sortilèges ?
Mon tour viendra
-et tôt sera sans doute-
de ne plus entendre tonner les cloches
Ni vêpres
Ni mâtines
Il pleure des larmes de verre sur
le chemin qui n’en finit pas
Il plane encore un peu de nuit sur
l’herbe gelée
un oiseau suspendu attend
que
naisse enfin l’aurore
que
fonde cet abîme
que
les couleurs l’emportent
Je me souviens de ce jour qui n’a jamais été
et jamais ne sera
C’est ma mémoire enfuie
enfouie
que j’hésite à exhumer
C’est une mer de nuages
un hourvari de temps anciens
une galopade de tout ce qui aurait pu être
ici-bas
sous la houppelande de la voûte
là où s’accrochent en vain les étoiles
là où commence ce chemin
qui,
jamais,
ne
finira
demain

La petite ouvrit un œil et observa un moment les deux cœurs blancs qui fluaient des volets. Dehors, un chien aboya, et elle entendit aussi des chocs de sabots sur les pierres de la route. Lentement, elle sortait de la torpeur du sommeil de la nuit tandis que le monde extérieur prenait pour elle une apparence de plus en plus tangible. Tout en gardant les yeux ouverts, elle s’enfonça pourtant plus encore sous les couvertures. Le drap de chanvre était rêche au contact de la peau, mais cela n’était pas une sensation désagréable et, comme tout un chacun à la maison, elle avait fini par s’y habituer.
Sa sœur aînée, à sa gauche dans le lit, soupira et se tourna de l’autre côté, face contre le mur. Julie était née en 1901, avait deux ans de plus qu’elle, Maria, qui, en ce matin d’octobre 1910, allait connaître, pour la première fois de sa vie, une rentrée des classes.
L’école ! Bien sûr, Julie lui en avait parlé, et jusque tard la veille au soir, alors qu’Auguste, leur petit frère qui couchait dans la même chambre qu’elles, dans le lit à côté, rouspétait que les « grandes » l’empêchaient de dormir. En vérité, c’était elle, Maria, qui n’avait pu trouver le sommeil, tellement cette seule idée d’aller à l’école la tourmentait.

La nuit épandait son encre. D’un fontis s’éleva un bruit de galopade que suivit le couinement d’une bête en maraude débusquée par un prédateur. Plainte ; puis silence. Et souffle de la brise à jouer dans les feuillages fripés de ce début octobre. Murmures. Silence. Respirations d’automne.
A l’épaule d’une colline se hissa la lune pleine. Laiteuse patène, on la guettait depuis un gros quart d’heure grâce à l’orbe clair dessiné dans le ciel de sa naissance. Les reliefs se détachèrent plus distinctement. Plus nettement aussi les camaïeux de gris des chênes et des fayards, les vert sombre des sapins, les brumes montantes de la zone des étangs.
Et puis cet éclat soudain. Une explosion issue de la partie haute de Puissochet. Cela fusa ainsi qu’un éclair et s’embrasa comme du vif-argent. Des lueurs orangées, parsemées d’étincelles, poussèrent des langues obliques jusqu’à la zone d’ombres. Cris. Aboiements de chiens. Appels de maison à maison.
Et maintenant cet immense brasier que, de l’endroit où il était posté, Tan Hung ne se lassait pas de contempler. Des lueurs passèrent dans ses yeux. Yeux bridés. Yeux de jais.
Il balança dans son dos son havresac rempli aux trois-quarts de bolets et de chanterelles et poursuivit sa route dans la nuit.
La lune était haute déjà…
Mais si la vie réserve parfois des surprises, et des évènements imprévus surviennent, qui suffisent à gripper la belle mécanique et à remettre en cause les plans les mieux échafaudés.
Julien n'avait d'yeux que pour Marielle. Sa présence seule pouvait expliquer qu'il fût en ces lieux pour ce dernier dimanche de l'Avent. Il lisait sur ses lèvres les prières qu'elle récitait, tournait avec elle les pages de son missel, suivait en pensée les notes de sa partition quand montaient sous les voûtes les cantiques interprétés par la chorale.
Le firmament s'illuminait de gerbes rouges, bleues, vertes, orangées. Les fusées jaillissaient en un souffle assourdi puis disparaissaient durant quelques secondes pour éclater soudain en altitude avant de se fondre dans le noir. Des applaudissements nourris accompagnaient chacun des tirs, et cela dura jusqu'aux pétarades rugissantes du bouquet final.
Une lueur de sang rose troua la nuit du côté du levant. On pensait que la journée serait belle dans la montagne du Sancy, sur laquelle s’effaçaient, les unes après les autres, les constellations d'étoiles. La petite station de sports d'hiver s'éveillait lentement en ce vendredi matin, veille de Noël.
- Miladiou ! v’là le tocsin qui sonne !
Baptiste Charpotier s’arrêta de sarcler, gratta la râpe de sa barbe et cracha par terre. Là-bas, à Bellevue, les cloches menaient le branle. À Fonterre aussi, vers le couchant, c’était le même refrain qu’essaimait la tour basse de l’église. Tout près, dans une ferme, un chien hurla à la mort.
- Cette fois-ci, c’est la guerre, proféra Baptiste qui en fut quitte pour un second crachat.
Il ramassa la sarclette et marcha en direction du village. La veille était parvenue la nouvelle de l’assassinat de Jaurès. C’était dans une brasserie à Paris. Il se rappelait à présent que Claudius Vialard, son menuisier de voisin, avait prédit : « Ils ont eu sa peau. Plus personne ne pourra maintenant empêcher que les armes tonnent. »