AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Critiques de Jacques Abeille (165)
Classer par:   Titre   Date   Les plus appréciées


Les Jardins statuaires

Poésie minérale, lyrisme végétal pour symphonie surréaliste…



Ce livre a un charme singulier et magnétique. Dès les premières lignes il vous envoute de son onirisme, de son écriture ciselée, puis sa musique élégante, son rythme apaisant, son ambiance surréaliste, son chant lyrique, sa façon atemporelle de narrer à la façon d'une fable philosophique ou d'un conte d'apprentissage, son originalité poétique ne vous lâchent plus et vous invitent à déguster sensuellement chaque page de ce bijou précieux à mille facettes. Un immense coup de coeur.





« Je vis de grands champs d'hiver couverts d'oiseaux morts. Leurs ailes raidies traçaient à l'infini d'indéchiffrables sillons. Ce fut la nuit. J'étais entré dans la province des jardins statuaires».



Ainsi débute le périple d'un voyageur qui arrive en cette étrange contrée des jardins statuaires, pays divisé en domaines vivant repliés sur eux-mêmes, ceints de hauts murs que surplombent des frondaisons noires et bordés de larges rues austères, où les hommes s'adonnent à la curieuse culture des statues. Des jardiniers qui cultivent en effet les statues en terre, telles des plantes délicates nécessitant des soins précis et cycliques depuis leur naissance, petits bulbes blancs rapprochés dessinant sur le fond plus sombre du terreau des lignes régulières, en passant par les nombreuses tailles au fur et à mesure de leur croissance donnant une forme bien déterminée aux statues, jusqu'à la sortie de l'étreinte douce du terreau, pour aller les vendre à l'extérieur du domaine. Des soins constants apportant spécificité aux statues, en termes de formes et de styles, suivant le domaine dans lequel elles ont poussé, suivant notamment la qualité de la terre où elles ont pris racine, suivant peut-être aussi la sensibilité des jardiniers, leur univers, leur état d'esprit, leurs efforts, qui en ont pris soin : sculptures guerrières, nymphes ou éphèbes, statues sensuelles et érotiques, statues aux formes rondes et nuageuses, statues longues et filiformes, statues qui maigrissent, statues lacérées par les vents sablonneux, et, par moment, de façon surprenante, des sculptures imparfaites, non équilibrées, telle une dissonance dans toute cette harmonie réglée comme du papier à musique…



« Si on brise la statue, on ne trouvera rien

Elle est si pleine qu'elle n'a pas d'intérieur ».



Notre voyageur, installé dans un hôtel extérieur aux domaines dont le logeur devient peu à peu le confident, est fasciné par la paix qui se dégage des différents domaines visités, domaines du Sud, de l'Ouest et de l'Est. Il observe les faits et gestes communs aux différents domaines, les singularités de chaque province, et est particulièrement interpellé par les règles, les codes, les rites de ces sociétés dans lesquelles, alors que les hommes manient la pierre, les femmes restent invisibles à tous, sauf à leur époux, cloitrées dans un jardin labyrinthique à la flamboyance toute végétale qui n'est pas sans rappeler le jardin d'Éden.



« La plupart des arbustes ornementaux sont aussi des arbres fruitiers. On découvre que le plumet des carottes délimite avec bonheur un massif de sauge pourprée et l'on voit plaisamment une haie de pieds de tomates encadrer des bouquets de marguerites ou des anémones se pencher au chevet des cressonnières. Il n'y a pas d'allées ; on se déplace d'un endroit en un autre en marchant sur une pelouse continue et tout est conçu pour le libre déploiement de la grâce qui, semblable aux étoffes jouant dans la lumière de son corps, accompagne le moindre pas de toute femme. Car le lieu le plus intime d'une femme, son plus proche espace, n'est-il pas, ténu comme un plissé de l'air, son linge ? ».



Mais ces femmes enfermées et soumises à cette implacable destinée, notamment au rite immuable du mariage que l'auteur rapporte avec une magnifique minutie, le sort réservé aux orphelins ou aux enfants nés hors mariage, l'exclusion faite aux femmes non mariées qui n'ont d'autre choix que de se prostituer dans des hôtels hors des domaines, ou encore la présence lointaine du mystérieux gardien du gouffre laissent entrevoir au voyageur certaines failles dans cette harmonie première, des fissures béantes venant battre en brèche une certaine idée de l'utopie qu'il a bien cru trouvé en arrivant tant il ressentait un émerveillement complet par lequel il se sentait devenir meilleur.



Cette impression sera confirmée et renforcée par la découverte des arides et austères domaines du Nord, proches des peuples nomades des Steppes dont un certain chef légendaire fascine les adolescents. Domaines à l'abandon, statues monstrueuses dont la pierre éclate sans contrôle telles des concrétions de tous les vices et passions des hommes, route des statues abandonnées, hommes sauvages à la tête d'une insurrection et menaçant les domaines des jardins statuaires, autant d'images qui parviennent peu à peu aux oreilles et aux yeux de notre voyageur qui va errer en ces contrées et y vivre des péripéties.



Pour nous lecteur, plus que d'une distance, ce voyage nous laisse le souvenir de son épaisseur. A travers ce périple étrange et surréaliste dans lequel des jardiniers cultivent en terre des statues, le livre explore la question de l'organisation en communauté et la gestion politique de toute vie collective.

Mais surtout, les thèmes de la création artistique, de l'imaginaire et de la relation entre l'art et la vie sont mis en valeur. L'art doit-il naitre tout seul, émerger naturellement, surgir, comme provenant de la terre ou au contraire doit-il être travaillé par l'homme ? L'opposition entre les jardiniers qui assistent à l'émergence des statues et ne font que guider la nature, l'aider, via les tailles, via les boutures, et les sculpteurs qui taillent dans le bois ou dans le métal en est une belle métaphore dans le livre.



« Nous, les statues, nous les cultivons. Nous les soignons en pleine terre, nous les aidons à mûrir, à se développer, à devenir. Alors que lui, dans un métal anonyme et qui n'est plus destiné à rien, il imprime de force les images de son caprice ».





Par ailleurs, les statues élevées en terre dans ces jardins qui sont en quelque sorte un reflet des hommes qui les façonnent permettant également d'interroger la question de l'identité d'un peuple, de son image et de l'idée qu'il se fait de son image. Façonnons nous les statues à notre image, voire sommes-nous des statues ? Une belle métaphore surréaliste…

« Tôt ou tard les hommes, et les femmes, à leur tour, deviennent les images de leurs images. Images perturbées, inversées même parfois, mais n'ayant pas un degré de réalité supérieure ».





Sans oublier le rôle des hommes dans les sociétés, la statue ayant une symbolique virile et phallique évidente. L'homme, narcissique, consacre toute sa vie à édifier quelque chose à son image tandis que la femme, cachée et sans image, passe sa vie à cultiver le potager pour nourrir la communauté… Sans contrôle, sans règle, comme un retour à un monde sauvage, la fureur minérale symbolisée par l'explosion de statues monstrueuses qui ne cessent de croître, s'oppose à la colère végétale échevelée appréhendée à travers le jardin labyrinthique à l'abandon, comme le reflet de rapports de force larvés entre les hommes et les femmes, envers du décor des rites policés par la communauté qui semblent guider ces relations ancestrales ? Les plantes à l'abandon ont tendance à recouvrir et étouffer les pierres… jusqu'au retournement violent de la force minérale…

« Les plantes sont aussi folles que les pierres ; plus folles encore s'il est possible. Il y a une sorte de guerre entre elles et les statues ».





Publié pour la première fois en 1982, « Les jardins statuaires » est un roman du romancier et peintre Jacques Abeille, un livre de science-fiction, de fantaisie plutôt, qualifié de chef d'oeuvre pourtant longtemps méconnu. Un livre maudit qui aura connu beaucoup de déboires ayant été perdu, ayant brûlé dans un incendie, dont la maison d'édition fit faillite, maintes fois réécrit. Ce livre a ainsi acquis le statut de livre maudit. Bien que "Les jardins statuaires" ne soit pas un livre aussi largement connu que certains autres classiques de la science-fiction ou de la fantaisie, il a été acclamé par la critique et a obtenu un certain succès auprès des lecteurs qui ont découvert cette oeuvre.



Dans sa façon d'amener un voyageur en quête d'ailleurs sur une terre inconnue et d'en découvrir avec lui les us et coutumes surprenantes, codes que le voyageur se donne pour objectif de mettre sur papier, ce roman m'a fait penser de prime abord au livre « Les saisons » de Maurice Pons. de prime abord seulement. Car l'accueil réservé à notre voyageur est bien plus bienveillant et propice à une réelle immersion autorisant une analyse quasi anthropologique et ethnologique des provinces, récit proche de ceux de Michel Leiris ou de Lévi-Strauss.

Quant à son ambiance et son style, à la fois merveilleux mais aussi inquiétant, il me fait penser au Balcon en forêt de Julien Gracq ou au lyrisme d'un Gérard de Nerval, enchâssé de conte philosophique à la Voltaire ou Montesquieu dans lequel un voyageur est révélateur de populations et de territoires repliés sur leurs traditions…Mais qu'importent les comparaisons, c'est bien un livre unique, singulier, original que nous avons entre les mains.

Il me tarde de poursuivre ce cycle des contrées de Jacques Abeille, cycle débuté en 1982 et terminé en 2012 pour lequel Jacques Abeille a reçu le prix Wepler. Ce cycle inclut Les veilleurs du jour, Les voyages du fils, Les chroniques scandaleuses de Terrèbre, Les barbares et La barbarie et deux livres hors du cycle : La clé des ombres et Les carnets de l'explorateur perdu. Rien que les titres augurent du beau périple qui attend le lecteur…

Jacques Abeille a reçu par ailleurs en 2015 le Prix Jean Arp de Littérature Francophone. Il est également peintre et a illustré de nombreux livres, notamment de poésie. Il est enfin l'auteur d'une oeuvre érotique importante, publiée pour partie sous le pseudonyme de Léo Barthe



Il m'est d'avis qu'il y a une multitude de façons d'interpréter tous les éléments contenus dans ce récit, et une lecture seule ne suffit pas. C'est un livre qui mérite plusieurs lectures tant sa philosophie est riche. En cela, il a toute sa place sur une île déserte. Sans parler de son onirisme, de sa poésie, de sa beauté…un récit à nul autre pareil qui est gros d'engendrements à venir et de virtualités à explorer! Un livre rare, très rare !

« Les signes pullulent. Il faut que le regard s'abîme. Pourtant d'autres contrées sont à venir. Il y aura des pays »…





Pour résumer cette expérience de littérature dans laquelle je suis plongée depuis quelques jours sans pouvoir lâcher ce livre plus de quelques heures, voici un passage qui résume à merveille mon sentiment :



« le brouillard humide dans lequel je vivais depuis plusieurs jours était dispersé, les nuées de sable, un instant soulevées, s'abattirent et ce fut comme un coup de cymbales sur les voutes de l'espace. Un ciel bleu de fable tombait roide sur l'ossuaire serti d'ocre et de mauve de la cité morte. J'eus un vrai sursaut devant tant de splendeur ».





Commenter  J’apprécie          9543
Les Jardins statuaires

« Je vis de grands champs d’hiver couverts d’oiseaux morts. Leurs ailes raidies traçaient à l’infini d’indéchiffrables sillons. Ce fut la nuit. J’étais entré dans la province des jardins statuaires »

Ainsi débute le périple inédit du conteur de cette histoire, voyageur en quête d’ailleurs, pénétrant dans la contrée mystérieuse des jardins statuaires. Dans ce pays divisé en domaines ceints de hauts murs et bordés de larges rues austères, les hommes d’adonnent à une bien étrange activité, la culture des statues. Aussi délicates que des plantes, les statues sortent de terre en jeunes pousses tendres et fragiles, croissent et se développent sous les soins constants des hommes jardiniers, se transformant ainsi en sculptures guerrières, nymphes ou cariatides, idoles de marbre ou figures d’airain selon la qualité de la terre d’où elles ont pris racine.

Fasciné par la vision d’un monde où règnent tant de paix et d’harmonie, le voyageur-narrateur parcourt le pays, fait halte dans les nombreux domaines, se familiarise avec une population dont il désire entreprendre le récit circonstancié mais dont les us et coutumes ne tardent pas à le laisser perplexe tant ils regorgent de rites, de gestes et d’actions dans lesquels la spontanéité et le libre arbitre n’ont finalement que bien peu de part.

Tout ici semble régi par des codes et des règles, des cérémonies et des chants qui scandent la vie de la communauté.

Ainsi, la femme, être invisible en cette contrée, cloîtrée à l’abri des regards masculins - hormis ceux de son époux - dans un jardin labyrinthique. Ainsi l’étrange rôle du gardien du gouffre ou le sort réservé aux orphelins, ou encore la douloureuse condition des femmes non-mariées, reléguées au rang de filles perdues.

A mesure qu’il pénètre à l’intérieur des terres, le narrateur sent se fissurer le sentiment utopique d’une société idéale dont il s’était préalablement laissé bercer. Progressivement lui parviennent des rumeurs de rébellion, des échos encore informels sur un jeune chef avide de conquêtes, à la tête des peuples nomades des steppes.

Le voyageur s’aventure alors dans les territoires arides délimitant les frontières du Nord du pays, à la recherche de ce légendaire jeune homme qui menace l’ordre fixe, l’immobilité autarcique des jardins statuaires.



Heureux le lecteur qui pénètrera dans le monde paisible et bienveillant des jardins statuaires ! Le bonheur qui sera le sien de découvrir ou redécouvrir un chef-d’œuvre trop longtemps méconnu ! C’est que l’histoire de ce manuscrit comme frappé du sceau d’une malédiction, serait elle-même digne d’un roman. En effet, écrit par le romancier et peintre Jacques Abeille en 1982, Les Jardins Statuaires n’ont cessé de se dérober à l’édition. Manuscrit perdu, incendie, faillite…une série d’infortunes a longtemps soustrait aux regards l’ampleur de ce chef-d’œuvre de la littérature de l’imaginaire.

Seuls, quelques rares et fervents amateurs de l’étrange, avaient jusqu’ici hissé Jacques Abeille au rang des auteurs culte.

Trente ans plus tard, les éditions Attila mettent un terme au sortilège en rééditant ce somptueux récit qui peut enfin ouvrir grands les portes de son ailleurs aux lecteurs-voyageurs que nous sommes. Le sort s’est désormais inversé ; c’est nous-mêmes dès à présent qui sommes ensorcelés, pris par la magie d’un phrasé aux forts pouvoirs magnétiques et l’expression d’une pure poésie aux accents magnifiquement évocateurs et enchanteurs.

Récit de voyage, conte fantastique, quête initiatique, roman onirique, allégorie, Les Jardins Statuaires, échappent à toute velléités de classification. C’est qu’ils sont tout cela à la fois, aussi méticuleux dans la description quasi-ethnologique d’une civilisation aux frontières du mythe, que dans le travail d’orfèvre et la qualité exceptionnelle de leur forme écrite.

A la narration minutieuse des principes de vie d’une société, comparable aux écrits d’un Lévi-Strauss, aux explorations d’Utopie d’un Thomas More ou aux pérégrinations d’un Candide, se joignent le surréalisme d’un Buzzati et la poésie extatique des romantiques du XIXème siècle.

La langue de Jacques Abeille, à ce point ciselée, sertie de rêves, enchâssée d’émotions, vaste pays lui-même à découvrir, est un bijou précieux que tous les amoureux des mots, les épris de littérature et d’imaginaire se feront une intense joie d’appréhender.



« Les réseaux se nouent, se superposent, s’effacent. Les signes pullulent. Il faut que le regard s’abîme.

Pourtant d’autres contrées sont à venir. Il y aura des pays… »







Commenter  J’apprécie          580
Les Jardins statuaires

"Je crus avoir écrit l'oeuvre d'un fou."

Jacques Abeille



Auteur découvert grâce à Chrystèle (HordeDuContrevent) et à son magnifique billet, « Les Jardins statuaires » est le premier tome du cycle romanesque des Contrées débuté dans les années 1980.



Dès les premières pages du roman, je me suis laissée séduire, charmer, emporter par la plume poétique de Jacques Abeille, par son récit contemplatif proche de la rêverie, par son personnage attachant, et surtout par ce monde statuaire fascinant qui lie l'art au minéral et au végétal.



C'est un roman sans pareil, une porte ouverte vers une contrée lointaine, hors du temps, un récit de voyage inoubliable au pays des statues.



*

Guidée par l'écriture pleine de grâce de Jacques Abeille, j'ai suivi le narrateur dans son voyage, à la découverte d'un monde mystérieux et étrange où, dans des grands domaines protégés par de hautes murailles, des jardiniers cultivent des statues. Leur savoir-faire s'apparente à un art qui requiert beaucoup de patience et de méticulosité.

Les statues se développent de la même manière que les plantes, ayant besoin d'un terreau fertile pour développer un système racinaire qui s'amoncèlera pour devenir un socle dense et compact, capable de soutenir la statue une fois achevée. Inlassablement, les jardiniers sèment, plantent, soignent et transplantent les pierres. Ils sont comme des tailleurs de pierre élaguant, polissant, façonnant suivant leur sensibilité, leur personnalité, leurs émotions pour donner la forme définitive aux statues.



« Pour moi, j'y voyais la concrétion de toutes les passions humaines, cette façon que nous avons d'être mi-partie dehors, mi-partie dedans les choses. »



Instruit par le doyen de chaque domaine, l'homme découvre ces espaces clos, énigmatiques, coupés du monde extérieur. le temps y paraît suspendu, soumis au rythme des pulsations organiques des statues, créant une atmosphère magique et féérique.



Mais si les domaines du sud sont riches et prospères, sculptant des oeuvres abouties, variées et spectaculaires, les domaines du nord au sol pauvre façonnent des statues d'un tout autre genre.



« En vérité je ne sais d'où ces statues tiennent cet air de présenter chacune à sa manière une déchirure profonde, et secrète, mais comment n'en serait-on pas touché? »



*

Si j'ai été éblouie par la beauté esthétique des sculptures réalisées par ces artistes jardiniers, « Les jardins statuaires » n'est pas un simple roman d'ambiance : s'il traite de la création artistique et du pouvoir de l'imagination des hommes, la beauté du texte résonnent d'idées et de réflexions approfondies sur les sociétés enfermées dans les carcans de lois ancestrales et de coutumes rétrogrades.



En effet, la forme sociétale de ces micro-sociétés semble se refléter dans la rigidité et l'aspect des statues.



« Quand nous fûmes plus près, je remarquai que les jardiniers maniaient marteaux et burins.

— Ils procèdent à la taille. À chaque étape de sa croissance la statue pousse de toutes parts un bourgeonnement désordonné. Chaque fois, la forme définitive, vers laquelle obscurément elle se développe, est tout entière remise en jeu. Il faut donc sans cesse la reprendre, la confirmer, et, pour ce faire, détacher à temps les membres en excédent qui menacent de la rendre tout à fait informe et monstrueuse. »



C'est à coups de cisailles et de masses qu'ils modèlent l'organisation de leur vie communautaire par un ensemble de règles qui régissent leur société, allant jusqu'à créer à l'intérieur de chaque domaine, un enclos pour les femmes dissimulé derrière un rideau labyrinthique de végétation.



« … ceux qui viendront après moi feront ce que j'ai fait ; ils inventeront quelque chose qui ruinera peut-être ce que j'ai entrepris. Quelle importance ? Je vous concède que l'idée de progrès est une des plus ineptes qu'ait jamais conçues l'entendement humain, mais elle est nécessaire. Il faut bien que les hommes se racontent quelque fable pour se justifier de ne pas laisser le monde en l'état où ils l'ont trouvé. Et comment supporteraient-ils la disparition de leurs ancêtres s'ils n'étaient capables d'entretenir en eux-mêmes l'illusion de valoir mieux qu'eux ? Croyez-moi, c'est une ineptie féconde. »



Il fait réfléchir le lecteur sur de nombreux thèmes qui ont une portée particulièrement actuelle, développant des thématiques autour des relations entre hommes et femmes, des fonctions sociales de chacun, et en particulier autour du rôle des femmes, excessivement limité, borné.



« Vous voyez comme il est difficile de parler des femmes quand on est un jardinier ! Nous les connaissons mal et elles ne cessent de nourrir nos rêves. Elles nous parlent fort peu. Ce que je vais vous dire est aventureux, puisque je n'ai aucune connaissance directe de la chose, cependant il me semble que les couples qui se forment et qui sont heureux…, de tels couples doivent communiquer autrement que par des mots, chacun doit pressentir l'autre à ses gestes, à son souffle. Or il paraît que ce grand silence, qui s'étend entre les hommes et les femmes et qui, d'une certaine manière, a cours aussi entre les hommes…, ce grand silence, les femmes ne le laissent pas s'établir entre elles. Il paraît qu'elles parlent, qu'elles parlent beaucoup entre elles, et des hommes notamment. On suppose même qu'elles sont, entre elles, d'une très grande indécence. Nous y pensons souvent. Comme je vous l'ai dit, nous en rêvons. »



En même temps, le narrateur, sorte de anti-héros, véhicule à travers ses pensées, de belles valeurs sur l'égalité entre les hommes et les femmes, la liberté, l'entraide, le bonheur, l'amour, la paternité.



*

Dans le premier tiers du récit, le décor harmonieux et la culture des statues se dévoilent avec lenteur, suavité et délicatesse, insufflant une atmosphère propice à la flânerie et à la contemplation. J'y ai même trouvé un côté sensuel et presque charnel dans ce rapport à la pierre, à la terre, à l'eau.



Puis la promenade devient au fil des pages plus étrange, plus intrigante et plus inquiétante lorsque le voyageur dirige ses pas vers le nord où vivent des marginaux et des guerriers. Cela laisse une impression de tragédie muette et menaçante qui sommeille mais ne demande qu'à exploser.



*

Dans ce récit, le style est plutôt exigent, le vocabulaire est recherché mais la prose emplie d'une douceur poétique conserve un charme fou.

Entre conte philosophique et voyage initiatique, entre rêve fantastique et roman d'aventure, ce roman se lit lentement, se laisse refermer pour mieux s'en imprégner. On le rouvre avec délice, se délectant à nouveau de cette ambiance surréaliste et étrange à laquelle j'ai été particulièrement sensible.



*

Pour résumer, « Les jardins statuaires » est un récit, très visuel et descriptif, liant la nature à l'art.

Chaque escale de ce long voyage m'a transportée dans des décors différents, merveilleux et fascinants, paisibles ou monstrueux.

C'est une expérience immersive conçue pour encourager le lecteur à la contemplation, au silence, mais aussi à la réflexion.

Un très beau roman aussi beau sur le fond que sur la forme que je vous invite à découvrir.
Commenter  J’apprécie          4336
Il n'y a pas de meilleur ami qu'un livre

"Livres, je vous salue ! d'Alain Roussel



Je viens ici vous rendre hommage pour m'avoir aidé à vivre, appris à rêver et à penser, et sans doute à aimer, car l'amour s'invente d'abord dans la langue, avant même le premier baiser. (p. 152)"



Une anthologie de textes d'une cinquantaine d'écrivains , qui expriment leurs émotions, leurs élans face à la lecture et aux livres !! Un ouvrage que j'ai déniché à la médiathèque... Je fais toujours un petit tour , par curiosité, du côté d'un petit secteur consacré aux Livres, à la Lecture et je suis

tombée sur ce volume des plus attrayants, avec une maquette fort réussie..





D'autres digressions sur l'édition, les petits éditeurs et la "grosse cavalerie", le futur du livre avec la progression du numérique et des nouvelles technologies... ce qui m'a le plus intéressée ce sont les débuts , la naissance de l'émotion, la curiosité pour les livres... de tous ces auteurs, romanciers,

poètes, essayistes...comme cet extrait éblouissant de Joël Vernet... mais je dois me freiner car j'ai noté beaucoup de passages très forts sur notre passion commune du Livre-papier... même si il y a aussi des auteurs-lecteurs qui ne négligent nullement les liseuses... tout en gardant intactes toutes les sensations du "Livre-papier"... Par contre, j'allais écrire involontairement mes réserves toutes personnelles, en voulant nommer les "Vrais-livres" , ceux qu'on touche, qu'on respire, qu'on souligne, qu'on relit, etc.



"Lire pour vivre de Joël Vernet



Lire m'a permis de vivre, lire m'a sauvé. A donné quelque titre à la vie sauvage. (...)Lire, pour le narrateur que je suis devenu, est mon trésor le plus précieux, que je n'échangerais contre aucun autre, sauf celui de l'amour, mais c'est un peu la même chose, lire, aimer, c'est élever sa solitude à hauteur universelle, c'est commencer le dialogue avec celle ou celui qui écrit, qui vit très loin, dans une autre région, un autre pays, une autre langue. Lire, c'est bâtir des ponts pour que la liberté ne s'essouffle pas, mais au contraire prenne de l'ampleur.

J'ai le souvenir de tant de belles pages habitées par la vie humaine, qu'il m'est impossible de les citer ici, mais ceux qui nous donnent à lire la vie profonde, nous sauvent un peu, nous rendent meilleur, accroissent notre vision, déplacent nos limites, inventent une lumière dont on a de jour en jour un besoin irrépressible. (...) Alors ne cessons pas de lire, d'écrire, en somme de respirer.De poursuivre ce très lent travail artisanal qui ne rapporte rien, mais qui est irremplaçable" (p. 178)



Je suis partie à la médiathèque pour rendre cet ouvrage... et puis finalement je me suis octroyée une journée de plus, en sa compagnie ! Un volume à la maquette des plus réussies, entre fond rouge et une gravure en vignette des plus élégantes, représentant un sol de livres ouverts... et dans le ciel, un lecteur volant sur un tapis magique... le tapis magique étant bien sûr un livre !!!



Un très plaisant moment de rencontres avec d'autres passionnés du LIVRE... complété, in-fine, par de "Brèves considérations de quelques auteurs morts ou vifs " !!!



"Livres de papier de Marie Huot



Les livres ont toujours été mes cabanes dans les arbres. J'y monte, je retire l'échelle, j'habite là, je suis au monde, au présent. On le sait, un livre ouvert posé sur une tête est déjà un petit toit. "(p. 88)

Commenter  J’apprécie          423
Les Jardins statuaires

Dans un monde et une époque inconnue, nous partons en voyage dans cet univers où les statuts sont cultivés dans d'immenses domaines. Oui, oui, cultivées… Les statuts poussent de façon particulière et de nombreux hommes leur dédient leur vie. Jacques Abeille est un auteur et un peintre surréaliste et nous propose ici un univers original, particulier et rempli de code.



Difficile d'écrire cette critique tant le niveau de cette oeuvre est impressionnant. Des mois après ma lecture, j'en suis toujours autant chamboulée et émerveillée. Jacques Abeille est un auteur avec énormément de talent. Son écriture est travaillée au possible, je crois que c'est la première fois que je suis autant émerveillée par un style. Une écriture qui touche et qui nous transperce directement. Les Jardins statuaires est bien plus qu'un roman de fantasy. C'est un roman où l'on se découvre, on apprend à se connaitre, c'est un véritable récit philosophique. A travers son monde et ses codes, Jacques Abeille nous interroge directement et nous fait passer des messages forts. C'est assez indescriptible. le Jardin statuaire demande de prendre son temps car c'est un récit qui demande beaucoup d'énergie mais qui vaut le coup que l'on lui offre. Sous la forme d'un récit de voyage, nous découvrons en même temps que le protagoniste (dont on sait finalement peu de choses, seulement qu'il est étranger, comme nous, des jardins statuaires) cet univers, et tout autant que lui, on est charmé et curieux d'en apprendre plus. En plus de nous proposer une écriture superbe et des messages forts, l'auteur nous propose une intrigue complète et intelligente et nous offre une fin impactante.



J'ai l'impression de faire un déshonneur total en écrivant une critique aussi basique et avec mon style aussi peu travaillé tant Les Jardins Statuaires fait partie des chefs d'oeuvre pour moi mais je pense que ce roman mérite beaucoup plus de succès qu'il en a. Merci Folio d'avoir réédité ce titre, je serais surement passée à côté sinon.
Commenter  J’apprécie          385
Les Jardins statuaires

J'ai lu ce livre par curiosité et par chauvinisme, l'auteur étant bordelais comme comme moi.

Ce roman est classé SF ce qui est carrément hors de ma zone de confort.

Au début le rythme de l'histoire est lent, l'auteur se livre à un travail de création extraordinaire. Il se révèle capable de décrire un monde dans lequel, un voyageur désirant connaître et écrire un livre, découvre la façon de vivre de ces jardiniers qui cultivent des statues.

Tout une société nous est révélée dans ce qu'elle a de plus beau, un vrai travail d'ethnologie. L'auteur pousse jusque dans les moindres détails cette société qui affiche sa plus belle façade au voyageur mais l'aubergiste de l'hôtel où il vit, va lui montrer le côté sombre de cette civilisation. Poussé par la curiosité, notre voyageur ne cesse de parcourir les contrées afin de visiter plusieurs jardins statuaires.

Le dernier tiers du roman accélère le rythme, comporte un peu plus d'actions, ce qui n'est pas pour me déplaire et me pousse à lire la suite.

Mon seul bémol et pas des moindres est la place faite aux femmes dans ce monde, à mon goût plutôt réducteur. En effet, si elles ne sont pas chassées des jardins et ainsi elles ne peuvent être que des prostituées dont les hôtels gèrent le circuit, elles restent dans les jardins où elles sont réduites à être cachées aux yeux des hommes, bonnes à faire à manger et à élever des enfants, un peu réducteur à mon goût. J'ai trouvé peu de personnages féminins intéressants et une société trop masculine pour moi.

Je ne m'arrête pas là pour autant, je vais poursuivre la lecture du cycle et je verrai ce que ça donne.
Commenter  J’apprécie          290
Les Jardins statuaires

Les livres originaux existent-ils encore ? Les gros lecteurs peuvent se poser la question, car au fil des romans, les ficelles maintes fois exploitées finissent par se voir et par lasser. Alors lorsque j'ai découvert le synopsis totalement hors normes de "Les jardins statuaires" ainsi que sa publication bourrée de péripéties (manuscrit perdu, incendie...), je me suis dit qu'on tenait très probablement une pépite !



Voilà une lecture qui sort tellement des cadres qu'il est difficile de savoir par où commencer. Déjà, le livre fait partie de ces lectures difficilement catégorisables tant elle croise et mélange les genres. On retrouve quelques points communs avec des romans comme "Le Rivage des Syrtes" de Julien Gracq, car l'action ne se passe ni dans lieu, ni à une époque spécifique. C'est un peu comme un conte brumeux, une parenthèse dans la réalité.



Et comme dans beaucoup de contes, le lecteur fait face à une univers à la fois poétique et inquiétant. le narrateur est un voyageur sans attache qui fait halte dans une contrée lointaine et méconnue. Ce pays est divisée en vaste domaines n'ayant que peu de liens les uns avec les autres. L'activité principale des habitants est de faire grandir et s'occuper de statues démesurées qui poussent hors du sol. Jacques Abeille construit autour de ce bien étrange phénomène une société aux rites et traditions abscons pour l'oeil extérieur, mais qui apporte de la cohérence à l'univers créé.



Tout comme le narrateur, nous sommes dans un premier temps séduits par cette société à première vue utopique qui repose sur la cohésion du groupe et des valeurs communautaires fortes. Mais très vite, cet aspect utopique se délite face à une réalité plus sombre. En effet, les domaines observent des règles strictes promptes à isoler et exclure certaines catégories de la population, quitte à prohiber violemment toute forme de rébellion et de protestation.



L'absence des femmes apparaît rapidement comme problématique. Elles sont inexistantes, cachées aux yeux des hommes dans de vastes jardins labyrinthique où elles sont prisonnières. Les activités des hommes leur sont interdites, leur destin est tout tracé dès la naissance : mariée ou prostituée. Quant aux homosexuels, ils sont considérés comme des aberrations dont on ose à peine parler.



Le tout est porté par une écriture limpide, l'auteur entrecoupe son récit de moments très poétiques ou de réflexions philosophiques menées par le narrateur. Jacques Abeille n'hésite pas à utiliser des tournures presque synesthésiques pour brosser le portrait de sa contrée, mélangeant les sens dans l'association des formules.



Le point faible peut se trouver dans une certaines froideur dans l'écriture, ce qui empêche une totale empathie envers les personnages, car ces derniers m'ont paru à certaines reprises distants. Autrement, il n'y a pas vraiment d'éléments rédhibitoires. Mais bien sûr, la singularité de l'oeuvre fait que le livre ne plaira pas à tout le monde ;)



En somme, le livre est parfait si vous cherchez une lecture hors des sentiers battus. On entre même en territoire sauvage ! Avec son univers poétique, Jacques Abeille nous offre une expérience envoûtante unique. Mais loin d'être une simple curiosité littéraire, Les jardins statuaires nous met face à des problématiques sociales poussées : place des femmes, légitimité des normes, fin d'une société étouffée par ses rites et ses traditions, discrimination... A lire donc ? Totalement !
Commenter  J’apprécie          293
Fins de carrière

ET À LA FIN, L'ÉCRITURE.



Jacques Abeille est ce que l'on peut appeler un écrivain rare. Rare, d'abord parce qu'on fait le tour de sa bibliographie, échelonnée sur plus d'une trentaine d'année, assez rapidement (d'autant plus que nombre de ses ouvrages sont épuisés). Rare, parce que ses livres tout autant que sa plume, sa marque de fabrique dirions-nous, sont reconnaissables entre mille. Rare enfin parce qu'avec un nombre restreint mais fidèle de lecteurs, l'homme ne court ni les grands médias ni les magazines et ses œuvres en disent assez peu de ce qu'il est.



Les sept nouvelles rassemblées ici par les éditions béarnaises in8 font en quelque sorte exception à la règle. Parues pour la plupart vers la fin des années quatre-vingt, elles ont pour thématiques communes la lecture, l'écriture et la place de l'écrivain face à lui-même et face au monde.

Mais Jacques Abeille ne serait pas l'auteur du fabuleux et inclassable roman "Les jardins statuaires" s'il n'avait abordé ces thèmes sous l'angle de ce fantastique si personnel et par le biais de mondes imaginaires qui, sous sa plume, prennent étrangement vie.



Ainsi, cet «homme qui devint sans le vouloir navigateur en chambre" de la nouvelle introductive et qui nous embarque nuitamment, au sens littéral, vers ces îles imaginaires où il va croiser Robinson Crusoé, Barbe-noire, courir après Marie Morgan sans la rattraper ; plus loin, il va s'effrayer d'îles maudites où les hommes sont des animaux et des animaux des hommes, comme s'il avait rejoint L'Île du docteur Moreau, fameuse et monstrueuse ; il va enfin croiser un enfant - son origine bibliophilique lui demeure inconnue - dont on comprend peu à peu qu'il est son ancien lui-même mais dont la disparition fera stopper cette fantasmatique navigation pour finir par se transformer en écrivain «tout bêtement»...



La très brève nouvelle suivante, dédiée à Bernard Noël, est bien plus autobiographique, dans laquelle il s'essaie, sans être bien certain d'y parvenir, à définir ce qu'il est entre l'auteur, le narrateur ou le pornographe (n'oublions pas que Jacques Abeille écrit, sous le pseudonyme de Leo Barthes, des récits érotiques).



Quant aux quatre suivantes, intitulées l'une après l'autre «Mon dernier récit» (I, II, III et IV), elles font intervenir à plein cet imaginaire riche, complexe et subtil qui sont la marque de l'auteur. Le temps s'y étire sur d'autre modes que le notre, l'espace se diffracte, les lieux y perdent leurs portes, les êtres n'y sont pas exactement ceux que l'on croyait qu'ils sont et même eux semblent un instant s'être perdus, dans leur mémoire, dans leurs rêves, dans leur avenir.



Ici, c'est un homme qui réinvestit sa véritable et extra-terrestre identité après avoir retrouvé la jeune femme de ses amours adolescentes, là, c'est un professeur de dessin, blasé et proche de la retraite, qui va s'échapper au temps - celui de sa condamnation à mort pour insubordination dans un pays devenu dictature -, plus loin, c'est un écrivain reconnu dont le destin va se trouver transformé, régénéré, par la rencontre et les discours enflammés d'un jeune photographe. Enfin, c'est un autre prosateur accusé de plagiat - tandis que la chose est fausse, de bonne foi - mais dont l'accusation va lui faire percevoir des abîmes de perplexité et la vacuité de sa destinée d'auteur.



L'ultime, «Outre-mémoire», est une terrible et poétique évocation d'une vie, en son crépuscule, passée en compagnie des livres.



Petits diamants bruts lâchés à travers l'inépuisable forêt des livres, des œuvres, des bouquins, des elzévirs, des encyclopédies, des fascicules, etc, ces sept nouvelles - bien trop brèves, avouons-le - sont autant de moments précieux hors du temps et hors de notre univers (in)sensible. Elle laisseront peut-être au lecteur infatigable un goût de trop peu ainsi qu'une certaine nostalgie d'espaces trop restreints qu'on eût aimé voir grandir, se développer, prendre un envol plus ample. On achève ces petits voyages tel un Gulliver moderne et intranquille mais avec la satisfaction du lecteur comblé.
Commenter  J’apprécie          293
Les Mers perdues



DES MERS PAS PERDUES POUR TOUT LE MONDE !



Au milieu de l'hyper-production (romanesque ou bédéphile) contemporaine, de ses couvertures calibrées au cordeau, de son marketing impitoyable, de ses classements par genres, publics-cibles et thématiques précises, fastidieuses mais efficaces, le tout élevant au rang d'art de pitoyables objets industriels plus ou moins consommables et éphémères a contrario de ce qui, jadis, relevait de la création artistique et littéraire plus ou moins artisanale, plus ou moins pertinente et réussie mais jamais à ce point consommable ; au beau milieu de ce charivari insensé, consumériste en diable, existent encore, bien heureusement, de ces livres inclassables, improbables, gentiment fous et inaltérablement beaux.

Indéniablement, Les Mers perdues est de ces raretés-là.



Mais qu'en est-il un peu plus exactement de cet ouvrage ?



Né d'une collaboration entre deux maîtres dans leurs genres respectifs - l'écrivain français Jacques Abeille pour le long et beau texte, le dessinateur belge, et baron par la grâce de Sa Majesté Albert II (sic!), François Schuiten, ce très beau livre aux allures, quant à son format, de bande-dessinée destinée à un public plutôt adulte (on est dans les dimensions habituelles des albums du cycle "Les Cités obscures"), nous embarque pour un long et étrange voyage conté par le plumitif de cette aventure vers les rivages lointains d'une civilisation presque aussi mythique que morte.



C'est sur la proposition d'engagement d'un commanditaire aussi fortuné que mystérieux que notre narrateur va se lier aux autres membres de cette bizarre expédition, dont il ne sait d'abord rien du tout : un dessinateur débonnaire et enthousiaste, une jeune géologue, charmante et au caractère bien trempé, un guide prêt à tout, taciturne mais solide comme un roc, un homme fait pour diriger. Peu de temps après leur départ, nos voyageurs vont croiser les pas des légendaires hulains (Jacques Abeille nous en fait une description très complète dans son autre ouvrage "La grande danse de la réconciliation), peuplade qui n'est pas sans rappeler ces bushmen des déserts d'Afrique du Sud par leur petite taille, leur connaissance intime des déserts chauds et cette sorte de sagesse immanente et douce, cette grande humanité se payant plus souvent de gestes que de mots. Ceux qui se souviennent du film "Les Dieux sont tombés sur la tête" comprendront...



Ensemble, ce groupe hétéroclite va découvrir le continent des Mers perdues, relevant jusque-là du lieu légendaire, du lointain impossible car probablement inexistant. Il vont y découvrir une civilisation extrêmement avancée, technique, industrielle, atteinte de gigantisme, mais désormais parfaitement morte. Ils vont y croiser de fabuleuses et immenses statues de pierre que les hommes d'alors semblent avoir volontairement saccagées, défigurées, les perçant de meurtrières, les transformant de fait en pylônes électriques, les affublant de rambardes, les entourant d'escaliers vertigineux...



Peu à peu, ce voyage de recherche, cette supposée chasse au trésor - c'est en tout cas ce qu'en pense le guide - va se transformer en véritable quête initiatique, transformant nos arpenteurs jusqu'au plus profond d'eux-mêmes. Une fois n'est pas coutume, c'est le chemin qui importe et pas tellement le but.



Composé sous forme de récit épistolaire - dont le récipiendaire nous est aussi inconnu qu'il s'avère peu à peu inaccessible. A moins qu'il ne s'agisse de chacun de nous, lecteurs -, mais répondant avec bonheur aux codes du récit de voyage imaginaire - on n'est pas si loin de Jules Verne que cela, de ce point de vue -, le texte de Jacques Abeille saura séduire les lecteurs de cette prose impeccable, d'une élégance et d'une fluidité formelle jamais en faute, que l'on avait pu découvrir avec son fameux Les Jardins statuaires, qui est la pierre fondatrice de ce cycle impressionnant d'intelligence et de grâce répondant au nom de Cycle des Contrées. Les Mers perdues en sont tout à la fois l'un des soubresauts les plus récents, du point de vue de leur publication, tandis qu'il peut, paradoxalement, être compris comme une forme d'introduction, un "antépisode", selon nos amis du Québec, à toute l'oeuvre à suivre mais pourtant déjà écrite. Comme chacun des opus composant cette saga d'un monde imaginaire, fantasmagorique, ce somptueux album peut se lire totalement indépendamment des autres.



Fable humaniste se dépliant lentement au gré des pérégrinations de nos découvreurs de monde, les illustrations - superbes dessins pour partie au fusain, pour nombre au crayon et au pastel, d'une qualité graphique époustouflante, semblent au premier abord accompagner la voix unique du narrateur (on a parfois le sentiment d'entendre l'une de ces voix off de cinéma de quelque documentaire ethnographique ou de l'une de ces voix intérieures d'un personnage accompagnant la rédaction d'un courrier. C'est assez troublant). Peu à peu pourtant, dessins et texte s'accompagnent mutuellement de mieux en mieux, en un équilibre fragile mais respectueux. Peu à peu, sans jamais se dissocier, chacun donne de sa voix propre, se complétant avantageusement, donnant à raconter ce que l'autre technique ne peut expliquer. Pour peu que l'on apprécie le dessin souvent emprunt d'une certaine nostalgie immobile, que d'aucuns pourront juger froide et distante, d'une baroque précision toujours et d'un imaginaire incroyable de François Schuiten et pour autant que l'on aime cette écriture si bellement déliée, précise, classique jusqu'à l’exubérance de Jacques Abeille, alors on ne peut qu'être extasié par ce ROMAN GRAPHIQUE (pour cette fois, l'expression prend pleinement sa mesure, car l'ouvrage n'est en rien une bande-dessinée qui n'oserait ouvertement dire son nom, mais rappelle bien plus, dans sa composition, ces magnifiques ouvrages reliés, édités au XIXème et vers le début du XXème siècle), ce beau livre d'exception.



Or, cette beauté plastique n'est en rien gratuite et sert admirablement le propos, les intentions de nos deux créateurs : description et critique d'un monde industriel poussé jusqu'à ces franges les plus mortifères, sur-exploitation de l'espace environnant, jusqu'à leur disparition, des ressources permettant à cette civilisation de surgir, puis d'exploser, dans son aboutissement fou, démesuré et sacrifiant à sa propre destruction. Réflexion sourde autour d'une écologie maltraitée à l'excès, par idéologie, par atavisme, par aveuglement, par avidité, par crédulité... Mais aussi réflexion sur l'art, sur les rapports, les liens, les échanges possibles entre les diverses formes de créations. Discussion intime autour du temps, de l'expérience, du sens de l'existence -qu'elle soit individuelle ou collective -, de la mort des êtres, des amitiés profondes : celles entre les voyageurs eux-mêmes ainsi que celles, initiées par la jeune géologue, troublantes, qui vont s'accomplir avec les étranges hulains. Le regard à autrui, dans sa différence de race, de culture, y est subtilement et délicatement abordé (ainsi, les voyageurs partent-ils d'abord du principe que les hulains ne sont capables de comprendre que les ordres les plus simples, tandis qu'ils entendent absolument tout du langage des explorateurs mais préfèrent, avec grande finesse et respect, laisser ces derniers venir vers eux lorsque l'échange sera véritablement possible). Des questions se posant à tout scripteur, à tout écrivain, ou, au sens premier, à tout reporter sont aussi évoquées, sans alourdissement, tels le problème de la censure, celui du pouvoir des mots, de la puissance de l'écrit.



En moins de quatre-vingt dix pages, c'est une oeuvre complexe et complète que nos deux artistes nous donnent à découvrir, suscitant tour à tour émerveillement, songe, réflexion dans un échange pour ainsi dire parfait entre dessin et écriture. Un vif, un très vif merci aux éditions Attila -aujourd'hui au catalogue des éditions du Tripode- d'avoir initié ce livre d'un accomplissement rare, séduisant sans jamais être putassier, esthétiquement engageant, un bel objet par lequel les éditeurs permirent une bien étonnante rencontre, celle entre Jacques Abeille et François Schuiten, entre deux mondes intérieurs sinon identiques, du moins véritablement confraternels, fantastiques, envoûtants.



Laissons, pour conclure, le dernier mot au maître d'oeuvre de Brüsel et autres L'Archiviste, par ce bref entretien où l'on comprend que les dessins préexistaient au texte, mais que leur emploi y trouva une destinée autrement plus féconde : https://youtu.be/jMEjVp6_xEs
Commenter  J’apprécie          285
Un homme plein de misère

Deux très beaux romans de longueur inégale, "Les barbares" et "La barbarie", sont réunis dans ce gros Folio SF de huit cents pages. De "SF" ils n'ont que le nom donné par l'éditeur, vu qu'il n'y a pas d'éléments surnaturels (sauf les Jardins Statuaires) ou futuristes dans l'univers fictif que crée l'auteur. Le lecteur pour qui la SF se résume à Becky Chambers ou à "Seul sur Mars" évitera ce livre, qui le décevrait dans ses attentes et ses habitudes.



Des critiques négatives lues sur Amazon permettent de se faire une idée assez juste de la beauté de ces romans. L'auteur ne se contente pas de saupoudrer d'un riche lexique une syntaxe ou un récit parfois pauvres, à la manière de Stefan Platteau ou Jean-Philippe Jaworski : il joue de toutes les ressources de la syntaxe la plus littéraire, de tous les temps de notre langue, et de toute la palette de la langue descriptive. Le sens n'est jamais occulté ni difficile à cerner, mais il s'accorde à une grande jouissance de la langue et de la pensée. Les auteurs qui produisent aujourd'hui, nous ont habitués à des phrases sans verbe, ou au présent et au passé continu, à une syntaxe pauvre, donc à une pensée pauvre. Leur idéologie de ressentiment rend leurs oeuvres impropres au plaisir. La prose de Jacques Abeille est généreuse, exubérante, pleine de fruits et de parfums comme un jardin fertile. Aussi irrite-t-elle plus d'un lecteur ignorant qui, perdu dans une langue dont il ne soupçonnait pas les possibilités, ira accuser l'auteur d'emphase, de complaisance, de mépris même, puisque tel est le sort de l'écrit littéraire en nos temps à journalistes.



Ces deux romans se résument malaisément. On risque de tomber dans la banalité, qui attirera des lecteurs innocents et bien-pensants, que la prose de Jacques Abeille irritera. Disons pour faire bref qu'il faut imaginer une suite au "Rivage des Syrtes" ou au "Désert des Tartares" : le narrateur citoyen d'une cité civilisée envahie par les barbares se joint à eux et les suit dans leurs aventures, pour revenir chez lui à la fin. On sait depuis Tacite et Montaigne que les barbares ne sont pas ceux que l'on croit, etc ... Ce ne serait pas rendre justice à ces romans que de les rabattre sur des poncifs scolaires devenus "citoyens" aujourd'hui. Il faut dire seulement que leur lecture est en soi une aventure, un long voyage qui ne fait pas seulement parcourir des Contrées imaginaires, mais qui conduit aussi assez loin dans l'homme.
Commenter  J’apprécie          242
Histoire de la bergère

[POUR PUBLIC AVERTI]



POUR UN ÉLOGE DES AMOURS AGRICOLES.



Profitant d'une belle soirée de fin de mois d’août, un promeneur s'égare dans des chemins sentant bon la garrigue. Perdu dans ses pensées, notre marcheur ne s'aperçoit qu'il a longuement divagué qu'en buttant devant une grande grille en fer forgé défendant l'entrée d'un grand parc. Et tandis qu'il prenait appui sur cette grille pour admirer ce qui se trouve au-delà, notre rêveur va inopportunément la faire pivoter, l'invitant par là même à pénétrer dans cette étrange atmosphère. Alors qu'il arrivait à la lisière d'une large étendue d'herbe, il va assister à une des scènes les plus troublantes et obscènes à laquelle il lui a jamais été donné d'assister, une femme nue s'avançant dans le crépuscule à pas lent, suivie d'un homme armé d'un martinet et de son chien, un grand et bel épagneul à la robe feu. Il va être témoin d'une orgie sans nom qui va le laisser pantelant jusqu'à son retour à l'auberge où il a loué une chambre. Confiant son incroyable aventure à un étrange voyageur, ce dernier va l'inviter à se rendre au plus tôt chez lui et, bien installé au devant d'un bon feu de cheminée, notre narrateur va entendre conter cette étonnante, érotique - mais dramatique - Histoire de la bergère, où comment un vagabond volontaire, un commis de ferme trop attaché à sa liberté pour prendre femme et terre, va tomber amoureux d'une jeune femme de plus de dix ans sa cadette, en pleine découverte des plaisirs et aussi des turpitudes des sens et du corps.



Premier volet d'une trilogie intitulée «De la vie d'une chienne», précédemment publiée par les éditions Climats, l'Histoire de la bergère nous emmène aux frontières du conte - pour adultes -, du roman rural et rustique, mais aux violentes couleurs d'un érotisme assumé, parfois déviant (certaines scènes décrites sont clairement zoophiles), parfois proche d'une certaine folie , celle des sens autant que celle des êtres qui s'aiment ou se déchirent et si l’ouvrage est signé Léo Barthe, c'est bien la plume somptueuse, d'un faux classicisme invraisemblablement élégant - jusque dans les descriptions les plus crues - de Jacques Abeille que l'on peut attribuer ce texte étonnant, beau et cruel à la fois, où la Liberté, la véritable Liberté, celle qui impose une vie de mendigot mais qui vous délie de toute attache, quelle qu'elle puisse être, est décidément un bien qui se paie au prix fort.

On retrouvera, par ailleurs, ce style baroque et singulier de l'un de nos plus grands auteurs contemporain des littératures de l'Imaginaire, créateur, est-il nécessaire de le rappeler ? de l'univers magique et foisonnant du roman éponyme : Les Jardins statuaires.



Bien entendu, les textes signés Leo Barthe sont, quoi que parfaitement assumés et reconnus par leur auteur, des moments à part. Pas seulement parce qu'ils sont tous érotisant (voire à la frontière avec une certaine pornographie), mais parce qu'ils sont finalement bien plus ancrés dans un certain réalisme que ne le sont les romans magnifiques du "Cycle des contrés" (parmi lesquels se trouve d'ailleurs un titre signé Léo Barthe : Les Chroniques scandaleuses de Terrèbre) qui ont par ailleurs fait sa - trop - modeste notoriété.



Hommage à peine voilé à Histoire d'O, dont il singe en parti, mais avec talent, le procédé initial, ce texte peut tout aussi bien se voir affilié à la grande tradition littéraire licencieuse française, celle du XVIIIème principalement, avec pour fondateurs les Crébillon fils, Boyer Argens et autres œuvres libertines de Diderot à Restif de la Bretonne, mais, plus proche de nous, Pierre Louÿs n'est pas toujours très éloigné dans certaines des scènes explicites de ce petit livre à nul autre pareil. en revanche, les amateurs ou amatrices de certaines nuances franchement grisâtres en seront bien certainement pour leurs frais ici...



Quant à nous, nous attendons la suite avec une certaine impatience... strictement scientifiquement littéraire , il va sans dire.
Commenter  J’apprécie          242
Les Jardins statuaires

« Les Jardins statuaires » est le premier opus du Cycle des contrées de Jacques Abeille, oeuvre romanesque ambitieuse et inclassable débutée dans les années 70. Dans ce premier tome, qui peut se lire indépendamment de ses suites, nous suivons les pas d'un narrateur, mystérieux voyageur dont nous ignorons tout. Seules ses paroles, ses décisions et ses actes nous permettront de mieux connaître cet homme tout à la fois curieux du monde qui l'entoure, respectueux des différences d'autrui et épris de justice.



Le style de Jacques Abeille est parfaitement maîtrisé. Ses phrases sont belles et précisément ciselées, et même si sa plume peut paraître surannée voire un peu précieuse, elle s'adapte merveilleusement à ce monde imaginaire à l'époque incertaine mais reculée. Quelques références semées ici et là permettent de reconnaître notre monde où un soupçon de fantastique fait irruption. Notre voyageur arrive ainsi dans un étrange pays où la société est organisée en domaines clos et où les hommes, appelés jardiniers, entretiennent avec déférence des statues qui sortent de terre et poussent jusqu'à prendre forme. Rapidement, le narrateur se passionne pour ces statues et la société qui s'est construite autour de leur culture. Il est fasciné par les livres écrits pour transmettre la mémoire d'ancêtres dont les traits se sont retrouvés modelés dans la pierre. Il décide alors de documenter son exploration des domaines en écrivant un livre à son tour. Aidé d'un guide et du tenancier de l'hôtel où il réside au début de son périple, le voyageur va bientôt découvrir cette société dans ses moindres détails, l'étudier à la manière d'un ethnologue, entrevoir ses zones d'ombre et ses déficiences, notamment la dure condition imposée aux femmes ainsi que la menace barbare qui rôde au nord.



Récit surréaliste, conte philosophique, fable allégorique ou roman d'aventure, ce livre n'a de cesse de fondre les styles et de varier les rythmes. « L'oeuvre d'un fou », crut avoir écrit Jacques Abeille ? Non, plutôt celle d'un visionnaire…
Commenter  J’apprécie          230
Les Jardins statuaires

C'est livre est assez curieux, un voyageur parcourt ce monde inconnu, avec ses règles bien définies, où les hommes sont principalement appelés" jardiniers", qui en réalité cultivent des statues et non nos légumes de chez nous! Certes, cultiver des statues n'en est pas moins original, et lorsque pas à pas on découvre ce qu'elles peuvent vous faire subir, je préfère encore nos légumes. Notre voyageur parcourt et étudie ainsi les mœurs de cette étrange et ambigue contrée, où rien n'est ce qu'il parait. Il découvre que les femmes existent mais restent confinées à des tâches bien communes à l'histoire des femmes, dans les domaines au yeux des hommes. Pourtant ce roman n'a rien de misogyne je vous rassure, car le rôle des femmes est de loin plus enviable que celui des hommes. Enfin par pour toutes bien sûr!

Je ne veux pas réduire cette histoire à un récit linéaire, car ce serait manquer l'essence même de ce livre. Le style, l'apport poétique d'un rêve éveillé nous transporte avec douceur ou violence par moment, mais jamais ne nous laisse indifférent.

L'auteur, Jacques Abeille m'était totalement inconnu, et je remercie de me l'avoir fait connaître et apprécié une amie de lecture sur Babelio, Ichirin-No-Hana qui a d'ailleurs excellé dans sa critique.

Commenter  J’apprécie          214
Les Jardins statuaires

Vers le milieu du mois dernier, revenant d'une virée nocturne destinée à photographier la comète Neowise, nous passâmes à côté de la boîte à livres du quartier. Impossible de résister à l'envie d'y jeter un œil, sous la lumière tremblotante de mon téléphone. Comme d'habitude, beaucoup de vieilleries, quelques Harlequin hélas en mauvais état, de la blanche, une poignée de polars en vrac... Au milieu de tout ça, on repère assez facilement un Folio SF état neuf, surtout avec son titre intrigant et un résumé confirmant l'idée que l'on pouvait se faire du livre. Une balade, une comète, et un nouveau livre sur mes étagères : la définition même d'une soirée parfaite.

Dommage que le livre en question, derrière ses atours attractifs, vienne de décrocher la palme de ma pire lecture de l'année.



Il y a tellement de choses qui ne vont pas là-dedans qu'il vaut mieux commencer par aborder le positif, à savoir l'univers du livre, les fameux jardins statuaires. En soi, l'idée de statues qui poussent dans la terre comme le feraient des plantes – plutôt du chiendent en l'occurrence – est déjà pas mal perchée, mais rendez-vous compte qu'à partir de là, Jacques Abeille a inventé toute une civilisation, avec son histoire, ses traditions. Si vous en avez marre de lire un peu toujours la même chose et recherchez du dépaysement, là, vous en aurez, en pas qu'un peu.



A condition d'aimer les descriptions.



Parce que, premier couac, pendant toute la première moitié du livre – qui fait tout de même 571 pages, pas encore un pavé mais tout de même une belle brique –, il n'y a pas d'histoire. Le narrateur, voyageur anonyme, décrit simplement en long, en large et en travers ce qu'il découvre des jardins statuaires et des mœurs des jardiniers. Tout y passe, de la cultures des statues à l'organisation de la société et son sexisme à outrance, les rites de passage à l'âge adulte, la disposition des domaines... En tout franchise, s'il n'y avait pas l'originalité de l'univers, ce serait purement et simplement chiant, d'autant que ce n'est pas comme si le texte était fluide.



Imaginez un kouing-amann qu'on aurait fourré de N*tella, arrosé de sirop d'érable, le tout recouvert d'une généreuse couche de chantilly et saupoudré de brisures de cacahuètes. Eh bien, « Les jardins statuaires », c'en est l'équivalent littéraire. Comme si les littératures de l'imaginaire ne pouvaient se suffire à elles-mêmes et avaient besoin de venir brosser dans le sens du poil les amateurs de belles lettres, quitte à s'enliser dans la surenchère, se vautrer dans une débauche de métaphores, de circonvolutions, au point qu'il arrive régulièrement que l'on perde totalement le fil d'une phrase en cours de route. Les pages vous dégueulent encore et encore des litres de mots à la figure, vous noyant sous un vomi stylistique qui n'a d'autre but que de planquer sous un vernis recherché son absence totale de consistance. Une véritable démonstration de branlette intellectuelle, où l'on se pignole sur de jolies tournures et de pseudo-amorces de réflexions qui d'une part sont abandonnées sitôt lancées par le narrateur, d'autre part n'ont aucun fond, rappelant ainsi à tout bout de champ que la société servant de pilier à ces réflexions n'existe pas. Certes, ses travers sont ceux de l'être humain, dans une version exacerbée de ceux de notre propre civilisation, mais le contexte rend impossible toute comparaison.

Amateurs de belles plumes, tournez-vous plutôt vers les écrits d'Anthelme Hauchecorne, c'est tout autant voire davantage ciselé, mais pas pour ne rien dire.



Bref, il faut se farcir plus de 200 pages de descriptions outrageusement verbeuses avant que ne commence à s'esquisser une histoire. Autant dire que si je n'avais pas pour principe de ne jamais abandonner un livre, ne serait-ce que par respect pour l'auteur qui y a passé des centaines voire milliers d'heures (je peux donc bien lui en consacrer quelques dizaines afin de voir où il voulait en venir), je n'aurais clairement pas tenu le coup jusque-là.

Bah en fait, Les jardins statuaires, c'est un peu un Mad Max Fury Road où la philosophie de comptoir remplace l'action décérébrée, mais l'histoire est la même, à savoir celle d'un bref aller et retour au milieu de nulle part.



Bon, en vrai j'exagère, il se passe quand même deux-trois trucs, comme les rencontres du voyageur avec les femmes du livre.



Donc on a d'un côté un protagoniste qui veut bien admettre que d'accord, la société des jardiniers, – où la femme est au mieux la propriété d'un père puis d'un mari et passe sa vie entière cachée dans un labyrinthe, ou alors prostituée itinérante dans les hôtels – est quand même giga sexiste, que c'est pas tip-top et que s'il y avait du changement, ce ne serait pas si mal.

De l'autre, on a un auteur dont tous les personnages féminins se baladent à poil sans la moindre raison (tandis que les hommes, eux, possèdent de vrais vêtements) et sont présentés de la sorte :

« […] une grande fille point trop mal faite, et qui le laissait voir puisqu'elle ne portait pour tout vêtement qu'une manière de boléro dont sa poitrine généreuse écartait à chaque mouvement les pans, et une bande de tissu dont on ne pouvait deviner s'il s'agissait d'une ceinture fort large ou d'une jupe très courte qui laissait nu le croissant inférieur de ses fortes fesses. »

Ni cheveux, ni visage, ni yeux, ni nez : cette dame, que l'on reverra plus tard dans le texte, ne sera jamais plus que ses nichons et son postérieur. C'est encore pire pour les deux autres, qui se retrouveront dans le lit du voyageur sans davantage de justification qu'il n'en existe à leur nudité. Le seul personnage nommé de tout le bouquin, d'ailleurs, c'est celle vouée à devenir la compagne du héros. Alors je ne sais pas vous, mais voir une nana casser des pierres (seins nus) puis récupérer ladite nana la nuit même dans son lit, pour repartir finir son voyage le lendemain, ça n'est pas ce que j'appelle une histoire d'amour crédible. Oui, parce que c'est censé en être une. Et ce bien que le mec la trompe allègrement avec une (jolie) chasseresse (aux seins nus, forcément) quelques jours plus tard, sans que ça ne lui pose le moindre cas de conscience.



Autant dire que venir dénoncer le sexiste d'une société imaginaire à travers un texte où la femme en tant qu'individu n'existe que pour flatter l’œil du lectorat, c'est assez bancal, peu crédible et tout simplement contre-productif comme démarche.



Alors certes, il reste cette histoire de légende insaisissable, d'effondrement imminent de la société, ces domaines où la pierre, incontrôlable, engloutit tout sur son passage, mais entre la forme qui tape dans la surenchère, et le fond, aussi creux que le gouffre où l'on se débarrasse des statues malades, ça n'est vraiment pas assez pour sauver l'intérêt du truc.



En parlant de se débarrasser des malades pour éviter la contagion, j'ai oublié de mentionner le malaise engendré par la façon dont sont cultivées les statues, où l'on aplanit la moindre difformité avant, à terme, de se débarrasser de celles impossibles à conformer à « la norme ». Mais, à ce stade, on n'est plus à un détail gerbant près, n'est-ce pas ?
Commenter  J’apprécie          2015
Le veilleur du jour

J'adore parcourir le monde imaginaire de monsieur Jacques Abeille, mais alors, quelles lectures laborieuses nous réserve-t-il ! Et quelle pugnacité réclame-t-il de nous autres lecteurs pour enfin s'extirper fourbus, épuisés mais heureux d'une telle aventure !



Lire Abeille, c'est comme aller au combat. Il faut chaque fois se préparer, s'entrainer et ne pas croire à l'avance que l'issue sera facile. C'est une bataille dont l'issue reste toujours incertaine ; peut-être que vous n'en reviendrez pas… à moins ne vous n'en revinssiez pas. Mais chaque fois, le retour à la vie civile honore le lecteur-combattant du passage sous un arc de triomphe lumineux telle une porte ésotérique que les valeureux franchissent pour se décharger des énergies noires potentiellement funestes rapportées avec eux des campagnes.



Cette fois, il m'a fallu pas loin de 4 semaines pour venir à bout de cet étrange Veilleur... A bien des moments j'ai douté, gagné par une lassitude extrême, mais souvent aussi, aux pires moments d'hésitation, je me retrouvais comme attiré par un enchantement à vouloir parcourir encore et encore les rues et venelles de Terrèbre à la poursuite du voyage initiatique de Barthélémy Lécriveur ou m'intéresser à ses rencontres avec Zoé, le patron de l'auberge, Coralie, l'inspecteur de police Molavoine, le chancelier ou bien Barbarine…



Ici, c'est d'une échoppe vide et poussiéreuse que jaillissait l'intérêt, là d'une artère ensoleillée qu'une multitude empruntait, ou bien là encore d'un étrange édifice que l'éternité avait voilé de mystère. Aux plus sombres moments de ma lecture, englué dans de longues descriptions contemplatives de ce monde parallèle, alors que je croyais devoir rendre les armes, un soupçon d'intrigue comme placé là par un démiurge faquin qui guettait mon assoupissement venait réveiller mon intérêt et me replonger dans les eaux grasses et tumultueuses du Veilleur du Jour.



C'est tout un monde merveilleux et cruel que ce paradis littéraire qui s'offre à nous et nous ne le savons pas.
Commenter  J’apprécie          192
Les Jardins statuaires

Le narrateur est une sorte d'ethnologue des jardins statuaires, dans lesquels j'ai pénétré sans somation ni préambule. Ou du moins c'est ainsi que j'ai perçu cette immersion abrupte dans un univers absolument fantastique ; en compagnie d'un voyageur, épaulé de son guide jardinier, dont le but semble de recenser la variété, les us et coutumes, et cas particuliers du pays statuaire. Un pays comme vous n'en aviez jamais imaginé, domaines où des statues poussent de terre, d'abord semblables à de petits champignons blancs et informes, puis élaguées, poncées par des jardiniers avant de pouvoir les déterrer à maturation complète. Dans les plus classiques des cas, elles restent sous contrôle des hommes. Des hommes, des femmes dont la société est soumise à des règles très précises, codées et hiérarchisées, sous contrôle maximal, un peu comme la culture des statues.

.

Ainsi dans une première partie de livre, la découverte de « l'oeuvre d'un fou » (c'est J.Labeille qui le dit), un onirisme pur et abouti a combattu dans mon appréciation avec un élément plombant la rêverie, selon moi, que j'illustrerai par cette vision d'un ethnologue qui rédige un cas d'étude. Je me suis sentie tenue à distance du narrateur, pourtant souvent dans l'introspection, ce qui a fait barrière à l'émotion que j'aurais pu ressentir. Un récit à la langue très appliquée, avec usage soigné (à l'overdose) de l'imparfait du subjonctif, ou/et du plus-que-parfait que j'eusse souhaité moins présents (jusque dans les dialogues!!), pour un propos pour le moins sophistiqué, gonflé de longues métaphores vertigineuses.

.

Ce narrateur, n'a pas de prénom. Alors que je le croise dans les premières pages, déjà en route pour le premier domaine de statues, je suppose que je vais peu à peu découvrir qui il est, d'où il vient, pourquoi il voyage dans ce pays, et où le mènera sa quête. Mais je ne serais exaucée qu'à dose homéopathique, et donc bien peu attachée à lui et à ses péripéties, péripéties qui tardent à arriver d'ailleurs. Je me suis beaucoup plus intéressée à mon livre dans une seconde partie alors que de sa place d'observateur, de recenseur, il prend de plus en plus part à ces jardins, en devient un acteur, se mêle intimement à leur fonctionnement et à leur destin.

.

Ce pays des statues n'est pas définissable ni dans l'espace, ni dans le temps. Les cavaliers y ont des sabres, vous trouverez également des petites filles venant quêter auprès du gardien du gouffre des statues de métal forgé qui les protègent d'un destin bien glauque. Un univers un peu moyen-âgeux, avec des règles, des castes qui rappellent la fantasy plongée en friture surréaliste. N'étant pas fan de fantasy, cet aspect a ajouté de quoi me rebuter.

Par contre j'ai trouvé le final extraordinaire ; tous les codes de genre y volent en éclat pour mettre en lumière une véritable fable recelant un message universel, profondément humain, ainsi qu'un doute subtil sur la réalité de mondes élevés puis éteints dont nous n'aurions pas connaissance, un jour, quelque part, il y a fort longtemps, ou d'ici plusieurs siècles.

Un livre qui sans nul doute invite à la rêverie. Un peu au sommeil aussi parfois :P
Commenter  J’apprécie          1826
Le veilleur du jour

"Le veilleur du jour" précède, pour son action, "Un homme plein de misère", récit de l'invasion barbare de Terrèbre. Tout se déroule ici aux derniers temps de l'empire terrébrin, suivant le destin d'un personnage, Barthélémy Lécriveur, engagé comme "veilleur de jour" et chargé de la surveillance d'un étrange monument. Il n'est pas impossible que le véritable sujet soit ce monument secret, recouvert comme le Sphinx ou une ancienne pyramide par le tissu urbain. C'est peut-être lui le héros véritable de tout l'ouvrage. L'action est lente, à la mesure de l'exploration méthodique du monument par son gardien, salle par salle, secret après secret, pendant que la vie extérieure se déroule au-dehors. Le monument aimante de nouveaux personnages, de nouvelles intrigues : Coralie, Zoé, le Chancelier, le policier Molavoine, figures magnifiques, tandis que les intrigues sont un peu laissées dans l'ombre. L'auteur, dirait-on, ne leur accorde que peu d'intérêt. On pense beaucoup à Julien Gracq, lui aussi narrateur négligent, ou encore à Ernst Jünger, dont les romans symboliques, Héliopolis ou Eumeswil, ne se lisent pas ... comme des romans.



Malgré la splendeur de la langue et du style, celle des deux histoires d'amour, et toutes les richesses, ce roman se lit malaisément. Le mystère y est épais, sa résolution lente à venir, les descriptions immenses. La prose se déploie parfois pour elle-même à la façon d'un grand discours qui jouirait de sa propre éloquence : parfois, c'est un poème un peu gratuit, dont le grand style constamment élevé et tenu, sans pause ni variation d'intensité, finit par fatiguer. C'est un reproche que je fais à moi-même plus qu'au livre. Lecteur trop impatient, j'ai mal accepté le rythme de promenade et la hauteur de langage auxquels j'étais invité. Je sais que je suis passé à côté de mille choses, et il me faudra tout relire un jour pour mesurer la beauté de l'ensemble.
Commenter  J’apprécie          184
Les Jardins statuaires

La réédition des Jardins statuaires de Jacques Abeille, auteur injustement ignoré par les critiques, a permis la découverte d’une œuvre originale et ambitieuse.

Les Jardins statuaires font partie d’un vaste ensemble appelé Le Cycle des contrées dont le dernier volume Les Barbares a été publié en 2011. Dans ce roman, l’auteur imagine une région divisée en domaines dont l’économie repose entièrement sur la culture des statues qui occupe une flopée de jardiniers, de la plantation de la pierre initiale ressemblant à un œuf marmoréen jusqu’à la taille finale. L’astuce est de nous faire découvrir cet univers étrange à travers les yeux d’un voyageur dont la curiosité tenace n’aura de cesse qu’elle ne soit satisfaite. Invité par un jardiner rencontré dans l’auberge où il loge, il visite le domaine le plus proche. Notant par écrit toutes ses découvertes, il poursuit ensuite l’exploration de la région en visitant d’autres domaines, chacun ayant sa spécificité. Ses tribulations le mènent au-delà des domaines, à la rencontre des mystérieux cavaliers de la steppe si redoutés par les jardiniers.



Voulu comme métaphore de la création, les Jardins statuaires est bien plus que cela. L’auteur crée un univers totalement imaginaire avec ses lois, ses coutumes et son histoire. Dans une démarche d’ethnologue, il explore cette contrée, en montre les limites et les dangers et nous entraîne dans une suite d’aventures passionnantes où il mêle avec brio plusieurs genres différents. Ce pays imaginaire nous devient par la magie des mots étrangement familier.

Commenter  J’apprécie          171
Le cycle des Contrées, Tome 4 : Chroniques sc..

Quel formidable auteur que Jacques Abeille ! Son oeuvre romanesque et poétique importante est pourtant relativement méconnue. L'univers littéraire qu'il a engendré dans les années 70 est tout bonnement fascinant et il porte un nom ; il s'agit du Cycle des Contrées. On pourrait presque y trouver un parallèle avec le Cycle des Cités Obscures (éd. Casterman) de François Schuiten.

Ici, la langue française est magnifiée tout au long des différents tomes – Chroniques Scandaleuses de Terrèbre est le tome 4 - et il faut absolument rompre avec cette envie moderne de tout précipiter et de brûler les étapes car le plaisir vient en prenant son temps, en dégustant chaque nouveau chapitre, chaque nouvelle page ; cela invite même à relire parfois tout un paragraphe tant la beauté sourd d'entre les lignes ; sans parler du mystère et de la féérie...

L'auteur nous invite en alternance à progresser sur des intrigues sociales et politiques, à parcourir quelques aventures sans jamais s'éloigner de cet état contemplatif délicat et gourmand. Les personnages vont et viennent à l'envi et l'on prend plaisir à les retrouver – parfois, certains, pas tous - de tome en tome.

Ici, un antiquaire aux penchants scabreux, et sa femme pleine de mystères. Une vieille femme aux souvenirs intacts. Un pharmacien égaré. Un paralytique voyeur. Un prêtre. Un vieillard. Une servante. Et bien entendu la très chère Eponine Délimène.

J'ajoute une mention très spéciale adressée pour les dessins de François Schuiten (en 1ère et en 4ème de couverture) et à Pauline A. Berneron pour la carte des Contrées, indispensable support afin de circuler dans ce vaste monde sans se perdre…
Commenter  J’apprécie          160
Les Jardins statuaires

Ce long roman séduit par son caractère mystérieux, son horizon d'attente permanent, devant les secrets d'hommes jardiniers cultivant des statues dans une sorte de village monastère, puis à l'évocation de ce qui se trouve au-delà, les steppes et les jeunes en révolte. La beauté de l'évocation est surtout sensible au début, avant des rencontres et de longs dialogues au ton égal et au style soutenu, assez froid, que l'on peut avoir de la peine à suivre. L'intérêt pour le récit peut ainsi se perdre, et les pages sembler bien longues, un ensemble inégal donc, sans que ne soit affectée l'impression enchanteresse du début.

Commenter  J’apprécie          160




Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Jacques Abeille (666)Voir plus

Quiz Voir plus

Quiz Bacha Posh

Comment s'appelle le personnage principal?

Farouk
Farrukh
Farrouk

11 questions
100 lecteurs ont répondu
Thème : Bacha posh de Charlotte ErlihCréer un quiz sur cet auteur

{* *}