Citations de Jean-Claude Carrière (447)
Celui qui, pour amener l’autre à sa croyance, a sa théorie, à sa vision des choses, utilise force et douleur est nécessairement dans l'erreur.
Il n’est pas possible imposer une vérité par la souffrance, À plus forte raison, d’établir la vérité malgré elle. La raison du plus fort serait ainsi la pire.
Chère Mademoiselle,
Je vous remercie de votre lettre, qui m'a profondément touché, et qui est venue secouer la torpeur du vieil homme que je suis (mais que je n'ai pas toujours été).
La thèse à laquelle vous faites allusion, et qui est aujourd'hui introuvable, s'appelait exactement Considérations sur l'évolution du vocabulaire érotique en France. Je l'ai publiée il y a longtemps déjà et j'oserai dire qu'aucun travail ne l'a surpassée. Bien entendu, un certain nombre d'expressions nouvelles ont surgi depuis cette date, car une langue est chose vivante, mais dans la mesure du possible je me suis tenu au courant.
Aujourd’hui, le Saint Père m’a envoyé jusqu’à vous avec une mission précise : décider, avec votre aide, si ces indigènes sont des êtres humains achevés et véritables, des créatures de Dieu et nos frères dans la descendance d’Adam. Ou si au contraire, comme on l’a soutenu, ils sont des êtres d’une catégorie distincte, ou même les sujets de l’empire du Diable.
Le thème proposé à la controverse a été longuement traité. Une conclusion claire est apparue, le devoir de cette assemblée est accompli. Toute insistance, toute autre protestation serait inutile ; peut-être même dangereuse.
Les habitants des terres nouvelles, qu’on appelle les Indes, sont bien nés d’Adam et d’Eve, comme nous. Ils jouissent comme nous d’un esprit et d’une âme immortels et ils ont été rachetés par le sang du Christ. Ils sont par conséquent notre prochain.
Nous n’avons pas à fixer à Dieu une limite dans le temps. Car il échappe au temps, c’est même son premier privilège. Il n’opère pas selon nos critères et il sait toujours ce qu’il fait. Il accueille ceux qui le choisissent et il élimine les autres. Travaillons avec lui. Ouvrons les bras aux nouveaux chrétiens, si leurs sentiments sont sincères. Et pressons la disparition des autres en les laissant dans l’esclavage où Dieu les a mis.
La vérité s’avance toujours seule et fragile, toujours attaquée par mille ennemis. Le mensonge au contraire a beaucoup d’auxiliaires.
Je dis seulement qu’un temps viendra peut-être où des sociétés plus raffinées, plus civilisées que la nôtre, trouveront la Bible sanglante et cruelle. Diront-elles que les Juifs de ce temps-là étaient une basse variété de l’espèce humaine ?
Et une voix semble me répéter, tandis que je les regarde : Voici ce que tu as été, voici ce que tu pourrais être encore. Oui, je me reconnais en eux. Je les vois comme d’autres moi-mêmes.
- Dieu l’a voulu.
- Mais justement : pourquoi l’a-t-il voulu ? Pourquoi a-t-il collé les yeux de la plupart des hommes avec de la glu ? Pourquoi les a-t-il envenimés du goût de l’or et de la possession ? Pourquoi a-t-il donné à certains d’entre eux l’intelligence la plus fine pour défendre l’horreur totale ? Lui qui est l’éternel amour et la puissance sans limites, pourquoi nous a-t-il tirés vers le contraire de l’amour ? Pourquoi la haine et la violence sont-elles si fortes, si durables, si constamment établies dans nos cœurs ? Ladrada, mon vieux Ladrada, pourquoi ne sommes-nous pas comme les anges ?
- Mangez un peu, vous en aurez besoin, lui dit son ami.
Qu’ai-je dit ? Que n’ai-je pas dit que j’aurais dû dire ? Très souvent la dispute a pris l’allure d’une vraie bataille. De part et d’autre les généraux avaient préparé leurs plans, bien disposé leurs bataillons. Mais dans l’activité forcément confuse de la discussion, en saisissant brusquement au passage une initiative de l’adversaire, une de ses phrases, on peut se lancer dans une offensive nouvelle, mal préparée, qui mène à l’échec, au repli.
Tous les peuples sont attachés à leur passé. Car c’est notre passé qui nous a faits ce que nous sommes !
Leur a-t-on dit qu’il faut croire au mystère précisément parce qu’il est mystère ? Parce qu’il n’existe aucun moyen, pour l’esprit humain, de le pénétrer ? Et que par conséquent il est d’origine divine ? Leur a-t-on parlé longuement de ces questions très dures à pénétrer, qui sont pourtant au cœur de notre dogme ?
Les peuples ne se perfectionnent qu’en apparence, qu’en surface, et la nature humaine reste toujours la même. Croire qu’elle est destinée à s’améliorer est une illusion, toujours renaissante. Cette illusion permanente est elle-même un signe de permanence, de non-changement.
On assure qu’un bon roi peut changer son peuple. C’est vite dit. Mais la nature humaine, Eminence, et en ceci nous différons monsieur le professeur et moi, cette nature est essentiellement sociable. Par la vie commune elle peut s’éduquer et ainsi progresser vers la lumière, vers une vie meilleure dans ce monde, éternelle dans l’autre. Elle est pour ainsi dire en puissance de développement, ce qui nous distingue à jamais des bêtes. Si elle est bien enseignée, par des maîtres doux et patients, il n’est pas une nation au monde, si barbare et si inhumaine qu’elle apparaisse sur le moment, qui ne soit capable de s’ouvrir comme une fleur et de produire en abondance ce que j’appellerais des fruits d’humanité. Ces fruits sont les plus beaux dont on puisse rêver, très supérieurs à l’or et à l’argent. Ils s’appellent bonté, bon accord, charité, élan de l’esprit, amour du sublime.
Il sait aussi – pour en être lui-même, à certains moments, la victime - que la connaissance humaine navigue encore au hasard dans une brume, que la frontière de la réalité forme des lignes imprécises.
Toujours cette triste horreur de la guerre, qui doit déformer pour détruire.
Toute l’argumentation de Sepulveda s’articule autour de principes simples : les Indiens sont des grands pécheurs, fornicateurs et cannibales. Leur intelligence est grossière et leur sens artistique nul, ce qui les destine à la soumission, puisqu’ils sont des esclaves-nés. Ils se sacrifient et se massacrent les uns les autres, ce qui donne aux nations chrétiennes une forte raison d’intervenir, pour sauver des vies.
La question à laquelle ils doivent répondre dépasse de très loin toutes ces contingences. L’écho en retentira pendant des dizaines d’années ; pendant des siècles possiblement. Dieu ne peut pas les laisser se tromper.
Puisque vous êtes de bons chrétiens, tous les deux, vous devez donner confiance à l’Eglise. Car elle ne fait rien à la légère, vous devez le savoir, et quoi qu’elle décide elle a raison. Vous m’écoutez ? Elle a toujours raison. Dieu l’assiste. Elle ne peut pas se tromper.