Citations de Jean-Patrick Manchette (374)
Vers 13h30, Gerfaut se tapa des Francfort-frites dans une brasserie. Il faisait beau et clair mais on n'y voyait pas très loin à cause de la pollution atmosphérique. Les passantes étaient vêtues d'étoffes légères. Mais le reste, les voitures piétinant dans un nuage de gaz et de fip 514, les yeux cernés des gens qui se hâtaient, les tours de béton, le potin, la chair aqueuse et trafiquée des saucisses sous la dent de Gerfaut, tout cela, c'était de la merde.
Et il arrivait parfois ce qui arrive à présent : Georges Gerfaut est en train de rouler sur le boulevard périphérique extérieur. Il y est entré porte d'Ivry. Il est deux heures et demie ou peut-être trois heures un quart du matin. Une section du périphérique intérieur est fermée pour nettoyage et sur le reste du périphérique intérieur la circulation est quasi nulle. Sur le périphérique extérieur, il y a peut-être deux ou trois ou au maximum quatre véhicules par kilomètre. Quelques-uns sont des camions dont plusieurs sont extrêmement lents. Les autres véhicules sont des voitures particulières qui roulent toutes à grande vitesse, bien au-delà de la limite légale. Plusieurs conducteurs sont ivres. C'est le cas de Georges Gerfaut. Il a bu cinq verres de bourbon 4 Roses. D'autre part il a absorbé, voici environ trois heures de temps, deux comprimés d'un barbiturique puissant. L'ensemble n'a pas provoqué chez lui le sommeil, mais une euphorie tendue qui menace à chaque instant de se changer en colère ou bien en une espèce de mélancolie vaguement tchékovienne et principalement amère qui n'est pas un sentiment très valeureux ni intéressant. Georges Gerfaut roule à 145 km/h.
Combien de temps peut on vivre avec cinq briques et le souvenir de quelqu'un qu'on a vendu ? Réponse : ne tient pas en mémoire, comme disait un ordinateur de mes amis.
- Tu n'es pas maoïste, au moins ?
- Je ne suis pas complètement con.
Méchamment éduqué. Il avait dû faire le concours externe, celui où il faut la licence, pour devenir commissaire. Un oiseau rare. Personnellement, j’ai du mal à comprendre les gens qui ont eu des facilités pour leur éducation et qui se mettent flics.
"Je n’aime pas les flics, dit Luce. Je n’aime pas la société. Je ne m’aime pas. Est-ce que vous comprenez ? Non, vous ne comprenez pas. Discuter avec vous m’amuserait peut-être, mais je ne pense pas que vous sauriez discuter. Je ne pense pas que vous soyez intelligent, puisque vous êtes flic. Je pense que vous devriez crever. Je souhaite que Rhino vous tue."
Le gendarme Lambert ne répondit rien.
Wilhelm Reich écrit que, dans une vie d’homme, on peut faire le coït dans les quatre mille fois, en moyenne. La vie de Brisorgueil était déjà en partie écoulée, mais il devait bien lui rester douze centaines de parties de jambes en l’air à accomplir avant d’être décati du machin. Un bel avenir.
-Dans l'état présent du monde, n'est-ce pas, avec l'augmentation du capital constant par rapport au capital variable, toute une couche de pauvres doit chômer, et vivre des primes et d'ordures, et parfois d'allocations diverses. Avez-vous une idée de ce dont je parle ?
-Je ne suis pas sûre, dit Aimée.
-Moi non plus, dit le baron.
Anna Karina est une comédienne non sans gentillesse, non sans charme dans le genre mémère, mais sans le moindre talent d'actrice.
Vu à la télévision "La blonde ou la rousse" (George Sidney), d'une exécrable vulgarité, souligné par une V.F ordurière, qui met sans arrêt dans la bouche du héros le verbe foutre.
Sinatra devient ainsi un grossier personnage.
Rita Hayworth mal doublée, mal dirigée, mal filmée et mal maquillée, devient quelconque.
Kim Novak a l'air d'une motte de saindoux.
L'autre soir , Marguerite Duras passait à la télé, s'étant fait la gueule de Gide, et expliquait que son roman, "Détruire, dit-elle", avait été très facile à écrire sitôt qu'elle avait trouvé le personnage de Stein.
Cela m'a plongé dans une hilarité inexcusable.
La demi-seconde d’après, elle se pendait à mon cou. J’ai cru qu’elle me jouait son petit film américain perso et que j’allais avoir droit un gros bizou érotique... Mais non, j’ai pris son genou dans la région noble. Elle savait exactement où taper. Mes relations avec l’espace-temps se sont brusquement interrompues.
Les petits détectives privés, a dit Coccioli, il y en a de deux sortes. Les anciens flics et les repris de justice. Et des fois, c'est difficile de faire la différence. Si on juge par leurs façons.
- Tout ça manque de musique ! s’écria l’ivrogne au comptoir.
Aimée commanda une bière, Fellouque un Viandox. Le gros jeune homme alla s’activer derrière le comptoir. Il revint poser sur la table un demi de Slavia et une grosse tasse blanche marquée Viandox en bleu et pleine de Viandox.
Une fois, dans un contexte douteux, il a vécu une aventure mouvementée et saignante ; et ensuite tout ce qu'il a trouvé à faire, c'est rentrer au bercail. Et maintenant au bercail, il attend.
Elle se lance dans une grande harangue sur la nécessité que la culture soit vivante ou je ne sais quoi.
- Elle est morte ! je fais.
- Elle vit de la vie de ceux qui la font chaque jour renaître.
- C'est bien ce que je dis.
- Admets que tu te mettrais à écrire, dit Anne. Tu recrées tout ce qui t'entoure en le filtrant dans le prisme de ta subjectivité.
- Ça fait rien de vivant, ça, je dis, ça fait juste du pognon.
— Il faut vous en aller, monsieur ! a fait la responsable avec une pointe d’exaspération.
Elle était rose d’irritation. Elle était affreusement moche. Haymann s’est levé. Il a sorti un bouquin broché de la poche de son imper. Il l’a posé sur la table de chevet en le faisant claquer contre la tôle. C’était " Trois essais sur la théorie de la sexualité ".
— Ça manque de fesse, malgré son titre, a déclaré le journaliste. Mais j’ai pensé que ça vous endormirait.
Nous sommes rentrés pas trop tard et pas saouls, cela vaut d'être noté.
11 octobre 1969.
Gros boulot, d'où bu trois litres et demi de bière, d'où defonçares ad maximum le soir, gerbarès, titubarès, ignominie.
13 octobre 1969.
A deux heures du matin sur R.T.L., pendant que Gerfaut dormait d'un sommeil comateux, on annonça que la Taunus avait été identifiée, qu'elle avait été louée le jour même du drame par un certain Georges Gerfaut, un cadre parisien, qui avait disparu depuis. On se rappelait, dit-on qu'un gérant de station-service et un autre homme dont l'identité demeurait inconnue avaient été tués le soir du 2 juillet. Le présentateur avait une voix neutre et discrète, comme il a toujours, les nuits, sur R.T.L. Sur le même ton il parla du Proche-Orient, d'un attentat contre l’ambassade de Yougoslavie à Paris, d'une baignade tragique dans la Loire (deux enfants d'une colonie de vacances, et un prêtre qui les gardait et avait tenté de les sauver, avaient péri). Puis il y eut de la publicité pour un concert organisé par R.T.L. Puis il y eut l'indicatif de l'émission et on entendit du Leonard Cohen.
Sérieusement, petite Maman, tu voudrais d'un pays sans police ? [...] Tu voudrais que sur notre bien péniblement amassé se ruent niveleurs et partageux dans une orgie de destruction ? Je ne dis pas qu'il n'y a pas une majorité de bonne gens au bourg mais toutefois, rien que dans notre paisible communauté rurale, s'il n'était pas su qu'il y a une police et prête à tirer au besoin, j'en vois déjà qui n'hésiteraient pas, sans parler des romanichels.
La raison pour laquelle Georges file ainsi sur le périphérique avec des réflexes diminués et en écoutant cette musique-là, il faut la chercher surtout dans la place de Georges dans les rapports de production. Le fait que Georges a tué au moins deux hommes au cours de l'année n'entre pas en ligne de compte.
Ils m'ont refoutu un coup sur la tête. La petite lueur de conscience qui me restait s'est carapatée vers le bout du tunnel.