Citations de Jean-Patrick Manchette (373)
Une automobile résulte de toute l'histoire de la métallurgie et de beaucoup d'autres choses ; de même un roman résulte de l'histoire de la littérature et de beaucoup d'autres choses.
Lettre à Jacques Faule, 11 août 1980 reproduite dans Jean-Patrick Manchette et la raison d'écrire, pp. 45-46
Samedi 20 mars 1971
J'écris des polars pour le blé. Bon. Mai il y a d'autres façons de gagner du blé. Pourquoi les polars ? Cela me permet en même temps de manifester la violence latente dans notre société. L'histoire de gangsters ne m'intéresse pas mais l'histoire politique à un niveau ou un autre. Ce qui ne signifie pas que le livre de S.N., même politisé, est bon. Il est la représentation de la violence. La représentation est le substitut de l'acte, le livre de S.N. est un substitut, comme Brigitte Bardot.
Toutefois, il peut être aussi la publicité de comportements naturels. On peint une situation normale. À l'intérieur de cette situation, un personnage tue des curés. C'est la publicité d'un comportement sain.
Je refais comme les grands Américains, mais refaire les grands Américains, c’est faire autre chose qu’eux (…). Réutiliser une forme dépassée, c’est l’utiliser référentiellement, c’est l’honorer en la critiquant, en l’exagérant, en la déformant par tous les bouts.
[[ JP Manchette adresse un petit message plein... d'amour à François Brigneau, un écrivain d'extrême droite, éditorialiste de l'hebdomadaire "Minute " ]] =>
""Pour ce qui est de nos oiseaux (...)ils avaient heureusement des opinions d’extrême droite, et leur hésitation était de la variété la plus vulgaire et la plus réactionnaire, comme en témoignait la présence, au coin de leur table, de l’hebdomadaire Minute, qui est vulgaire et réactionnaire. Un moment, les tractations entre mes compagnons et le couple Blondeau ont semblé se trouver dans l’impasse. Mais alors j’ai précisément saisi l’organe petit et malpropre (il y avait du vin dessus) de Brigneau (c’est-à-dire Minute). J’ai affirmé que j’étais heureux de rencontrer un couple à qui l’organe de Brigneau donnait du plaisir. J’ai prétendu qu’il en était de même pour moi. En parlant, je brandissais le petit organe froissé de Brigneau pour donner plus de force à mes paroles. J’ai ainsi établi un climat de confiance. J’ai laissé entendre que la mission secrète dont mes compagnons et moi-même étions investis avait des connotations politiques dont on ne saurait que se réjouir lorsqu’on était homme à se réjouir du contenu de l’organe de Brigneau. Chauffard, entrant dans mon jeu, s’est mis à m’appeler « mon Colonel ». Finalement, lorsque j’ai reposé sur le coin de la table le petit organe triste, malpropre et froissé de Brigneau, et lorsque nous avons quitté la maison du couple Blondeau, j’avais dans ma poche deux petits porte-cartes en moleskine que m’avait remis M. Blondeau, (...)""
- On peut savoir pourquoi vous marchez dans une combine comme celle dont il est question ?
Cash eut une moue ironique.
- Je suis pour l’harmonie universelle, dit-elle, et pour la fin du pitoyable État civilisé. Sous mon apparence froide et apprêtée se cachent et bouillonnent les flammes de la haine la plus brûlante à l’égard du capitalisme technobureaucratique qu’a le con en forme d’urne et la gueule en forme de bite. Dois-je continuer ?
Épaulard la regardait, l’œil rond.
- T’esquinte pas, camarade, dit Buenaventura. C’est la grande incompréhensible, cette morue.
Le Roman Policier voit le mal dans l'homme, le polar dans la société.
- qu'est-ce qu'on fait? On l'embarque?
- Je crois qu'il va falloir. Rien d'officiel, hein?
- On va juste le garder un moment à la maison
- Avec les politiques, il faut se méfier. Il est foutu de porter plainte après.
- Après, mon petit, fais-moi confiance, il aura plus tellement la tête à ça...
J'ai rédigé une déposition. Je l'ai empaquetée avec le beretta. J'ai déposé le paquet à la consigne, et j'ai posté le ticket dans une enveloppe adressée à moi-même. S'adresser des lettres à soi-même est un symptôme courant chez les schizophrènes et les détectives privés.
"Je décrète que polar ne signifie aucunement roman policier. Polar signifie roman noir violent. Tandis que le roman policier à énigme de l'école anglaise voit le mal dans la nature humaine mauvaise, le polar voit le mal dans l'organisation sociale transitoire. Le polar cause d'un monde déséquilibré donc labile, appelé donc à tomber et à passer. Le polar est la littérature de la crise."
Jean Patrick Manchette
Si tu bois systématiquement quelque chose qui a un déjà un goût de vomi au départ, précisa Félix, tu n'es pas dépaysé quand tu dégueules à la fin.
- Pour une surprise, c'est une surprise, une bonne surprise ! clama-t-il et elle prit en main le calibre 16 et le tourna vers lui et avant même qu'il eût cessé de sourire elle lui vida les deux canons dans le buffet.
Ensuite il était étendu sur le dos contre la pente pleine de feuilles pourries. Il avait des trous plein le torse et sa veste kaki était remontée sous le menton à cause du choc et sa chemise à carreaux était à moitié sortie de son pantalon. La tête nue de Roucart était penchée et tournée sur un côté, sa joue reposait dans la boue, ses yeux et sa bouche étaient ouverts, sa casquette était par terre, retournée. De la salive miroitant dans sa bouche, l'homme eut une petite contraction de la paupière et puis mourut. Dans le lointain s'entendit le bruit bénin de tris coups de feu. La jeune femme s'en alla.
Il y a dans Paris noir une nouvelle de Pierre Siniac. Il y en a sept de plus dans L'unijambiste de la côte 284 (SN 1773), bientôt suivi de Reflets changeants sur mare de sang (SN). Un régal, les amateurs de Siniac le savent, et ils sont heureusement de plus en plus nombreux. Le succès a tardé pour cet auteur ; c'est une honte. Çà vous fait du pain sur la planche, si l’œuvre avait jusqu'ici échappé à votre attention, et de plus si vous êtes miro : treize autres Série noire, trois gros thrillers chez Lattès (L'Or des fous, Le Tourbillon, L'Orchestre d'acier), et puis Pas d'Ortolans pour la Cloducque aux Éditions Autres, et Luj Inferman' dans la jungle des villes chez Engrenage (sans parler de diverses oeuvres de jeunesse), excusez du peu !
Ils finirent leur tartare et leur vin. Il était neuf heures du soir. Ils allumèrent des cigarettes. Gerfaut demanda à Liétard s’il n’avait pas un peu de musique à mettre.
- Comme quoi ?
- Un petit bleu de la côte ouest, dit Gerfaut.
Kleine Frauen, dit Liétard, kleine Lieder, ach, man liebt une liebt sie wieder. Les petites femmes, expliqua-t-il, les petites chansons, on les aime encore et encore. Le petit bleu de la côte ouest, c’est toi. Désolé, mon pote. J’ai que du hard bop.
- Déjà au lycée, dit Gerfaut, nous n’étions pas d’accord.
Cette mécanique économique (et bêtement arithmétique) n’est qu’un aspect de la question, le plus plat. Si le polar n’est rentable qu’en édition bon marché, c’est qu’il est considéré généralement comme de la littérature bon marché, de la sous-littérature. Trente mille personnes, dans les années 50, achèteront des polars à 300 AF parce que – parmi les gens qui veulent bien mettre 900 AF dans un livre – il n’y en a pas trois mille pour juger qu’un simple petit polar mérite un tel débours, réservé à la culture (Camus, Sartre, Saint-Exupéry, etc.). On ne peut jamais séparer longtemps l’économie de l’idéologie (d’autant que c’en est une, mais passons). (Charlie Mensuel, janvier 1980)
Ici la lutte des classes n’est pas absente de la même façon que dans le roman policier à énigme ; simplement, ici les exploités ont été battus, sont contraints de subir le règne du Mal. Ce règne est le champ du roman noir, champ dans quoi et contre quoi s’organisent les actes du héros. Lorsque ce héros n’est pas lui-même un salaud luttant pour sa petite part de pouvoir et d’argent (comme dans les J.-H. Chase de la première période), lorsqu’il a (comme chez Hammett et Chandler) connaissance du Bien et du Mal, il est seulement la vertu d’un monde sans vertu. Il peut bien redresser quelques torts, il ne redressera pas le tort général de ce monde, et il le sait d’où son amertume.
Écoutez, mon petit. (Je tâchais d'avoir l'air paternel et de bon conseil.) S'il y a eu meurtre, ou suicide, ou je ne sais quoi, il faut appeler la police et puis c'est tout. On ne s'en va pas en courant chez un enquêteur privé. Pas dans la vie réelle. Et d'abord, dans la vie réelle, un enquêteur privé, ça s'occupe de divorces, de surveillance de magasins et, quand ça a davantage de standing que moi, d'espionnage industriel. Pas de mort violente.
- C'est idiot, c'est une histoire de fou, dit Béa.
Béa : Béatrice Gerfaut, née Changarnier, des origines catholiques et protestantes, bordelaises et alsaciennes, bourgeoises et bourgeoises; exerçant la profession d'attachée de presse free-lance après avoir enseigné les techniques audio-visuelles à l'université de Vincennes et tenu une épicerie diététique à Sèvres; une femme-jument superbe et horrible, la charpente élégante et grande, les yeux grands et verts, de longs cheveux noirs épais et sains, de gros seins durs et blancs, de larges épaules blanches, un grand ventre dur et blanc, de longues cuisses musclées. Présentement Béa se tenait au milieu du living, vêtue d'un pyjama d'intérieur en soir vert d'eau aux manches évasées s'arrêtant aux coudes, les pieds nus sur la moquette prune sous les pattes d'éléphant du pantalon, et comme elle se mettait à arpenter la pièce, les effluves de Jicky l'accompagnèrent discrètement.
- Pourquoi êtes-vous ici ? Par conviction ?[...]
- Non, dit Terrier avec embarras. Moi, c'est seulement pour l'argent.
- Ça m'intéresse, dit la journaliste d'un air intéressé. Vous et vos collègues, vous commencez toujours à dire que c'est seulement pour l'argent. Mais en grattant un peu, on découvre des choses. En fait, j'aimerais trouver quelqu'un qui est seulement ici pour l'argent. (Elle parlait un français impeccable.) Mais je n'y crois pas. Mais je voudrais. Je veux dire : risquer sa vie juste pour de l'argent, est-ce que c'est possible ?
[...] et les rayons de teck encastrés dans le mur et soutenant plusieurs centaines de volumes, c’est-à-dire presque tous les meilleurs écrits produits par l’humanité et aussi des merdes.
Mon oncle était à Drancy, a dit Haymann d'un ton assez calme. Sa mère est morte pendant qu'il était à Drancy. Il a demandé, Seigneur, c'est vraiment formidable, il a bel et bien demandé qu'on le laisse sortir pour aller à l'enterrement, il promettait sur l'honneur de revenir ensuite, écoutez bien, c'est pas là qu'il faut rire, c'est dans un moment. Tenez vous bien, les types l'ont autorisé à sortir. Tenez vous encore mieux, il a passé trois jours en liberté, et puis il est revenu, il est revenu, il est rentré à Drancy. Les types ont été sciés de le revoir vous savez. Et on l'a envoyé en Allemagne. Et on l'a passé au crématoire, le con. Je préfère les Juifs de la génération suivante, vous voyez. Ceux qui ont des armes automatiques et de l'aviation et des barbelés.