Citations de Jean Starobinski (119)
Assez fréquemment, les auteurs médiévaux rattachent la mélancolie humorale (et d'autres maladies) au péché original. Rien n'est plus certain pour Hildegarde de Bingen :
Au moment où Adam a désobéi à l'ordre divin, à cet instant même, la mélancolie s'est coagulée dans son sang, de même que la clarté s'abolit quand la lumière s'éteint, tandis que l'étoupe encore chaude produit une fumée malodorante. Ainsi advient-il pour Adam, car tandis que la lumière en lui s'éteignait, la mélancolie s'est coagulée dans son sang, dont s'élevèrent en lui la tristesse et le désespoir ; en effet, lors de la chute d'Adam, le diable a insufflé en lui la mélancolie, qui rend l'homme tiède et incrédule.
Dans le personnage d'Ajax, Sophocle fait intervenir successivement, au cours d'un seul jour mortel, les deux états contrastés de l'égarement absolu et de l'extrême lucidité, de la contrainte subie et de la libre décision de mourir.
« les libretti qu’il a écrits pour Mozart font partie de l’œuvre de Mozart et doivent être écoutés dans le chant qu’ils sont devenus. […] ils sont eux-mêmes le produit d’une interprétation : non seulement parce que Da Ponte a interprété de nombreux textes antécédents, mais surtout parce qu’il a su interpréter l’attente et le désir du compositeur ».
L'impossibilité du savoir autorise le poème (p.859)
Un terme chargé de sacré démonise son antonyme. Le mot civilisation, s'il ne désigne plus un fait soumis au jugement, mais une 'valeur' incontestable, entre dans l'arsenal verbal de la louange ou de l'accusation. Il n'est plus question d'évaluer les défauts ou les mérites de la civilisation. Elle devient elle-même le critère par excellence : on portera jugement au nom de la civilisation. Il faut prendre son parti, adopter sa cause. Elle devient motif d'exaltation, pour tous ceux qui répondent à son appel ; ou, inversement, elle fonde une condamnation : tout ce qui n'est pas la civilisation, tout ce qui lui résiste, tout ce qui la menace, fera figure de monstre et de mal absolu. Dans l'échauffement de l'éloquence, il devient loisible de réclamer le sacrifice suprême au nom de la civilisation. Ce qui veut dire que le service ou la défense de la civilisation pourront, le cas échéant, légitimer le recours à la violence. L'anticivilisé, le barbare doivent être mis hors d'état de nuire, s'ils ne peuvent être éduqués ou convertis.
Ce qu'il convient tout particulièrement de souligner, c'est que, grâce à ses valeurs associées, grâce à son alliance avec l'idée de perfectibilité et de progrès, le mot civilisation ne désignera pas seulement un processus complexe de raffinement des mœurs, d'organisation sociale, d'équipement technique, d'accroissement des connaissances, mais qu'il se chargera d'une aura sacrée, qui le rendra apte tantôt à renforcer les valeurs religieuses traditionnelles, tantôt, dans une perspective inverse, à les supplanter. La remarque qui s'impose (et que l'histoire du mot 'civilisation' nous aide à formuler), c'est qu'aussitôt qu'une notion prend une autorité 'sacrée', et qu'en conséquence elle exerce un pouvoir mobilisateur, elle ne tarde pas à susciter le conflit entre groupes politiques ou écoles de pensée rivaux, qui s'en prétendent les représentants et les défenseurs, revendiquant, à ce titre, le monopole de sa propagation.
Le sentiment du défaut de réalité est un des tourments de la conscience dépressive.
Le magazine littéraire (Décembre 2012)
Ce serait se tromper, déclare Binswanger, que de croire que le thème mélancolique « prend une place telle qu’il ne laisse plus d’autre espace pour quelque chose d’autre ». […] Le thème n’est pas permanent, il est même interchangeable, c’est « l’isolement du pouvoir de souffrir », à l’écart des possibilités existentielles du Dasein, qui est le phénomène prédominant.
Les travaux forcés posthumes représentent la face angoissante de l’idée du travail auquel, dans ses résolutions d’hygiène, Baudelaire s’incitait à recourir, en l’associant à la prière, pour contrecarrer le découragement, la misère, la hantise de l’impuissance et les mauvais sommeils. Quand le travail, qui aurait dû être un moyen de salut, devient lui-même un mauvais rêve, l’ironie est amère.
La réconciliation ne s’est pas opérée au prix de la suppression du terme négatif (la pensée), mais grâce à une sorte de négation de la négation, au cours de laquelle la pensée se dépasse et se délivre de sa propre malédiction. Ce mouvement est celui de l’ironie.
Nous pouvons affecter deux propositions. La première admet que les sentiments préexistent aux mots qui les dénomment. L’autre déclare que les sentiments n’existent pour notre conscience réfléchie qu’à partir du moment où ils ont reçu un nom.
Lorsque l’on fait état d’une « réaction dépressive d’inadaptation sociale », le nom conféré au phénomène cesse complètement de désigner, comme le faisait nostalgie, un lieu antérieur, un site privilégié : on n’envisage plus l’hypothèse d’une guérison par le rapatriement. Au contraire, l’on insiste sur le défaut d’accommodation de l’individu à la société nouvelle om il doit s’intégrer. La notion de nostalgie mettait l’accent sur le milieu originel (sur le Heim) ; la notion d’inadaptation met l’accent, impérativement, sur la nécessité de l’insertion dans le milieu actuel, et sur l’aptitude requise. A bien des égards, cette transformation du concept et de la terminologie est indicative d’un changement intervenu dans la géographie sociale.
D’une part, le passage à la verbalisation (à la conscience linguistique de soi) est l’amorce d’une réflexion et parfois d’une critique. D’autre part, sitôt le nom d’un sentiment mis en lumière –comme sait le faire la mode-, le mot par son efficacité propre contribue à fixer, à propager, à généraliser l’expérience affective dont il est l’indice. Le sentiment n’est pas le mot, mais il ne peut se disséminer qu’à travers les mots.
L’idée la plus répandue est que les langues anciennes sont dotées d’une énergie supérieure à celle des langues vernaculaires modernes. La citation est nécessaire pour consolider un propos, compenser une faiblesse. Elle n’est pas simplement un ajout, un « surpoids » (Montaigne), elle donne du lustre à la pensée, car « tout est dit » (La Bruyère) et il est difficile de penser autre chose que ce que les anciens ont déjà admirablement exprimé. Il serait tentant de voir dans cette conviction un sentiment d’infériorité mélancolique.
B. Ball en vient à incriminer nettement une forme particulière d’excitation, qui rend mieux compte des phénomènes dépressifs : « La dépression qui semble caractériser la lypémanie n’est bien souvent qu’une excitation retournée ; voilà pourquoi la sédation du système nerveux est l’une des indications les plus importantes à remplir. » Nous dirions aujourd’hui : une agressivité retournée.
Si donc les nerfs languissent et sont abattus, si les liquides sont épais et incapables de mouvements, si l’âme et le corps sont fortement affectés, il faut recourir à une Musique simple, sonore, agréable, cette Musique chatouille le nerf auditif et les autres nerfs sympathiques, qui étant frappés agréablement, aiguillonnent la lymphe spiritueuse, dissolvent et divisent les liquides, les rendent plus propres aux mouvements ; fortifient, réjouissent le cœur et rendent les sécrétions plus faciles ; de là viennent les idées douces et agréables, de là les membres sont plus dispos, l’esprit plus gai, et les fonctions animales se font mieux.
-Marquet, Nouvelle méthode facile et curieuse pour connoitre le pouls par les notes de la musique-
Il faut éloigner le malade de toute cause d’épouvante. On tâchera de le distraire par les contes et par les jeux qui lui plaisaient plus en état de santé. Ses ouvrages, s’il en a fait, seront vantés avec complaisance, et lui seront remis sous les yeux. On combattra ses tristes imaginations par de douces remontrances, en lui faisant sentir que dans les choses qui le tourmentent, il devrait trouver plutôt un sujet d’encouragement que d’inquiétude.
-Celse, De arte medica-
Camus meurt en témoin de l'absurde,alors que toute son oeuvre était devenue riposte à l'absurde.Le non-sens,c'était 'l'envers'du monde,la limite et la finitude affrontées.N'oublions ni ce fond obscur,ni la menace constante d'une adversité sans appel,Camus revendiquait les chances de 'l'endroit':la vie heureuse,dont le sens naît du refus instinctif de la défaite.Il vivait victorieusement.Mais la victoire tenait son éclat de ce que la mort n'était pas pour lui une position dépassée.Elle restait présente à l'arrière-plan:c'est à elle que tout s'opposait.[La Nouvelle Revue française,n'87,mars 1960]
-Mais il faut cultiver notre jardin- : le conseil de Candide n'est que la version sécularisée de celui que donnait Cassien. l'ennui (ou le spleen) ayant remplacé l'acedia, la médication reste la même. Swift, qui connaissait sa théologie, évoque cette thérapeutique dans les -Voyages de Gulliver- C'est un Houyhnhnm qui l'applique à un Yahoo :
Un Yahoo pouvait être parfois pris du caprice de se terrer dans un coin, de se coucher, de hurler, de gémir, et d'envoyer au diable quiconque tentait de l'approcher, bien qu'il fût jeune et gras, ne manquant ni de nourriture ni d'eau ; et les serviteurs ne pouvaient deviner pour quelle raison il souffrait. Le seul remède qu'ils eussent trouvé, c'était de le faire travailler dur, ce qui avait pour effet infaillible de lui rendre ses esprits. Sur ces paroles, je demeurai silencieux, par l'effet de ma partialité envers ma propre race. Mais je voyais clairement les vraies causes du spleen, qui s'attaque seulement aux oisifs, aux luxurieux et aux riches, que j'entreprendrais volontiers de traiter, si l'on pouvait les forcer à suivre pareil régime.
la transparence et l'obstacle